(Crédit photo : Franck Lussato)
(Crédit photo : Franck Lussato)

Toute cette semaine, Zone Critique vous propose de revenir sur l’oeuvre de l’écrivain américain Philip Roth, décédé il y a un an. De Portnoy et son complexe à La tache, en passant par Professeur de désir et Patorale Américaine, Philip Roth laisse une oeuvre romanesque ample, riche et variée. Considéré de son vivant comme l’un des écrivains américains majeurs du XXème siècle, Philip Roth a aussi suscité de violentes polémiques, notamment à ses débuts. Que reste-t-il, aujourd’hui de son oeuvre ? Nous vous proposons aujourd’hui, pour y répondre, un entretien avec le critique littéraire et romancier Steven Sampson : ancien étudiant de Harvard et Columbia, Steven Sampson a soutenu sa thèse sur Philip Roth à l’université Paris VII. Après avoir consacré deux essais à l’écrivain américain (Corpus Rothi I et II, chez Léo Scheer), il vient de faire paraître, aux éditions Pierre Guillaume de Roux, un premier roman, intitulé Moi, Philip Roth. Dans celui-ci, Jessie Y-, jeune doctorant, se sent de plus en plus “être” Philip Roth, tandis que sa compagne, Marie, suite à une mystérieuse intrusion dans son appartement, tombe enceinte…

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Cher Steven, Philip Roth semble occuper une place de premier rang dans votre vie : vous lui avez consacré votre thèse, votre premier roman, ainsi que deux essais. Pourriez-vous nous raconter votre première rencontre avec Philip Roth ? Quel est le premier livre que vous avez lu de lui, et quel effet vous a-t-il fait ?

Notre première rencontre a été virtuelle : à la fin des années 60, j’avais douze ans quand les adultes ont commencé à murmurer le nom d’un certain Philip Roth, auteur d’un roman scandaleux sur un adolescent ayant appris à se masturber dans les toilettes. Je me sentais particulièrement concerné par ce schéma, d’autant plus que j’en ignorais les détails. Portnoy et son complexe a ainsi rejoint mon panthéon d’œuvres interdites — celles évoquées en secret par de grandes personnes, tels les films Ce plaisir qu’on dit charnel ou Bob et Carole et Ted and Alice — que je mourais de connaître. Mais j’ai attendu la trentaine pour le lire, pour garder le plus longtemps possible ce souvenir mystérieux de l’enfance.

En le lisant, je n’ai pas eu le même choc provoqué par Hemingway ou Henry Miller ; ceux-là étaient de véritables romanciers, bâtisseurs d’univers étranges et lointains. Tandis que Roth m’ apparaissait comme un frère, auteur d’un journal intime proche de moi.

En ce qui concerne sa personne physique (Roth, pas Portnoy !), je l’ai rencontré en 2008, complètement par hasard. J’étais en vacances, sur l’Upper East Side de Manhattan, je me promenais sur Madison Avenue, accompagné par mon fils de dix ans. Tout d’un coup je l’ai remarqué sur le trottoir en face, en train de boiter, portant un sac en plastique, sans doute de l’épicerie. J’ai immédiatement rattrapé la main de mon garçon, sans explication, et on a traversé l’avenue à toute allure, filant entre les voitures. Me mettant devant le grand homme, avec une pensée pour Zuckerman délivré et Opération Shylock, je lui ai annoncé « Je sais que vous détestez qu’on vous interpelle comme ça, mais c’est plus fort que moi. J’ai vous ai consacré huit ans de ma vie : dans quelques mois je soutiendrai ma thèse de doctorat à Paris. » « Ah, vous vivez à Paris », m’a-t-il répondu. Mon fils était bouche bée, il venait de deviner l’identité de ce monsieur souriant. Roth était chaleureux et courtois, il m’a encouragé à le recontacter à travers son agent, Andrew Wiley.

Votre personnage principal, Jessie Y, est obsédé par Philip Roth, au point de s’identifier à lui : l’œuvre de Philip Roth porte-t-elle particulièrement à ce phénomène d'”indifférenciation” du lecteur à son livre, ou du doctorant à l’auteur qu’il étudie ?

Entre autres, Roth est remarquable pour sa franchise : il dévoile des secrets de famille. Lorsque son premier livre, le recueil Goodbye Columbus, est sorti en 1959, la communauté juive lui a fait un procès d’intention pour son supposé antisémitisme : on avait peur qu’il ne transmette au grand public une mauvaise image du peuple, le montrant comme vulgaire, sectaire, mesquin, adultère, égoïste, hypocrite et vénal, voire humain. C’est dire combien ses coreligionnaires se sont reconnus.

De même, avec Portnoy et son complexe, il a bien montré l’attachement quasiment incestueux entre la mère juive et son fils, la forte libido transgressive de celui-ci, portée sur les blondes « shikses » (terme yiddish péjoratif désignant des femmes non-juives) et le mépris que le Juif peut ressentir à l’endroit de l’Autre. Encore une fois, Roth a touché un point sensible. Et lorsqu’un texte révolutionnaire expose des sentiments refoulés ou non-avoués, c’est normal que le lecteur développe une forte identification à l’auteur, jusqu’à parfois se confondre avec lui.

Roth a exposé tout cela dans Zuckerman délivré, une mise en abyme de sa propre vie, où un auteur célèbre — Nathan Zuckerman, l’alter-égo de Philip Roth — ayant publié un roman scandaleux (clairement inspiré de Portnoy), souffre du fait que ses lecteurs le confondent avec Gil Carnovsky, le héros du roman éponyme, Carnovsky. Vers le début, il se fait repérer par quelqu’un dans les rues de Manhattan : « Hé, tu veux voir mes dessous, Gil ? ».

Donc Roth était fasciné par ce thème de l’indifférenciation, qu’on voie à l’œuvre de nouveau dans Opération Shylock, où il rencontre en Israël un dénommé «Philip Roth» qui s’est approprié son identité, imposture d’autant plus efficace du fait que le double ressemble physiquement à sa victime, et vient de la même ville.

Dans Moi, Philip Roth, j’avais envie d’explorer ce thème. Mon héros, Jessie Y-, écrit une thèse à la Sorbonne sur Roth. Tout doctorant ou biographe, ayant travaillé pendant des années sur son sujet, finit par se fondre en lui. Comment peut-on faire autrement ? Avec Roth, ce processus me semble encore plus inéluctable : il y a une dimension religieuse de son œuvre, surtout pour les Juifs agnostiques ( la grande majorité d’entre eux ! ), qui voient en ses romans un substitut aux textes sacrés. Mais le lecteur chrétien peut ressentir la même chose, comme on le voit dans Opération Shylock, où la compagne de son double proclame Philip Roth comme le nouveau Messie. En priant le Père, le Christ n’a-t-il pas dit « Qu’ils soient un en nous… » ?

Ce roman est-il en partie autobiographique ? Êtes-vous “devenu” Philip Roth pendant l’écriture de votre thèse ?

J’aurais voulu ! Je crois qu’il a eu plus de succès avec les femmes. C’est normal : il a été célèbre pendant soixante ans, alors que je cherche toujours à le devenir. C’est l’une des raisons pour laquelle j’ai publié Moi, Philip Roth : après trois essais chez Léo Scheer, totalement inutiles sur le plan séduction, il me fallait un livre capable d’allumer une petite lueur dans les yeux de mon interlocutrice, à une époque où l’on ne s’intéresse qu’aux séries télé.

Disons que la thèse écrite par Jessie Y- est une parodie de la mienne, anti-intellectuelle et purement “charnelle.” Alors que ma bibliographie faisait une vingtaine de pages, elle n’existe pas dans la thèse de Jessie. Son seul argument, c’est qu’il incarne en son corps l’esprit de Roth. D’ailleurs, à partir du moment où sa fiancée Marie tombe enceinte, il considère le bébé comme étant l’unique sujet. J’ai beau être fou et mythomane, je n’aurais jamais osé proposer cet argument à mon jury de soutenance : on m’aurait crucifié !

Vous introduisez des conversations en sms dans votre roman : pensez-vous que Roth aurait eu cette audace ?

Absolument ! Dans Le Théâtre de Sabbath, il y a des pages entières consacrées aux transcriptions des enregistrements des conversations téléphoniques scabreuses que le héros, Mickey Sabbath, a eues avec une jeune étudiante. Sabbath a voulu léguer les trente-trois bandes magnétiques à la Library of Congress.

Vous jouez sans cesse sur le français et l’américain dans votre récit, traduisant des expressions de l’une à l’autre langue (ce qui le rend par ailleurs assez savoureux) : pensez-vous que la lecture des oeuvres de Roth en français soit une grande perte au regard de la langue originale ?

Oui et non. Roth avait un inconscient yiddish et français. Les jeux de mots franco-américains sont nombreux dans ses romans, notamment dans Quand elle était gentille et La Tache. Hélas, cela se perd en traduction, donc paradoxalement le lecteur francophone n’y a pas accès.

Par rapport au yiddish, langue germanique, sa musique passe mieux en américain. En plus, aux États-Unis on a une plus grande familiarité avec le yiddish, dont des dizaines de mots sont passés dans la langue courante.

Cette « perte » est moins importante dans les grandes fresques historiques, que Roth a commencé à publier à la fin des années 90. Dans ces romans-là, le style et le langage comptent moins.

Jessie Y- est obsédé par La leçon d’anatomie : pourriez-vous nous expliquer pourquoi ce roman peut être considéré comme l’un des plus importants de son auteur ?

La leçon d’anatomie est le troisième volume de la première trilogie Zuckerman, reliée en France en 1987 sous le titre Zuckerman enchaîné. C’est ici que Roth perfectionne son style, qu’il trouve sa véritable voix, une tonalité sèche, acerbe et ironique.

Mais l’obsession de Jessie ne tient pas à cela. D’une certaine manière, il ne fait que réagir aux contingences, ayant enfin saisi l’importance de La leçon d’anatomie — après cinq années de travail perdues — : suite à une intrusion dans son appartement, un cambrioleur laisse un Post-it indiquant les grandes lignes de sa thèse. Jessie est-il un opportuniste ou plutôt quelqu’un éclairé par une révélation ?

Alors pourquoi lui a-t-on conseillé de se focaliser sur La leçon d’anatomie ? D’abord le titre de ce roman, qui cristallise tout l’élan de l’œuvre de Roth. Zuckerman n’a-t-il pas annoncé quelque part qu’il aurait voulu écrire une fiction intitulée «L’histoire d’un corps mâle» ?

Quand Marie tombe enceinte, et Jessie s’interroge sur l’identité du père, il voit dans sa grossesse une nouvelle leçon d’anatomie, cette fois à travers le corps d’une femme. On peut alors considérer Moi, Philip Roth, c’est-à-dire la vie de Jessie, comme le pendant de La leçon d’anatomie.

De même, votre personnage Jessie-Y désigne Professeur de désir comme son “roman préféré” (p.25) : êtes-vous d’accord avec votre personnage, et pourquoi ? À l’inverse, celui-ci semble dédaigner les grandes fresques romanesques qui ont popularisé l’oeuvre de Roth en France, à commencer par Pastorale Américaine. Est-ce aussi votre cas, et si oui, pourriez-vous nous expliquer pourquoi ?

Jessie, comme tout fils par rapport au père, est jaloux. En exprimant son mépris pour les œuvres « mineures » de Roth — tout sauf La leçon d’anatomie —, va-t-il un peu loin ? Ce serait méchant de ma part de le critiquer : d’abord parce que je l’aime, et puis je compatis, étant donné qu’il traversait une période difficile pendant l’année scolaire 2012-2013, faisant face à l’échéance de sa thèse ainsi que la grossesse surprise de sa compagne. Il était troublé, et sans doute a-t-il cherché à se venger sur Roth.

Mais, malgré sa jalousie, il avait de bonnes intuitions. Professeur de désir est en effet l’un des romans les plus importants de Roth, pour son langage limpide et drôle, et pour sa mise en abyme. Enfin, c’est l’un de ses seuls textes situés en partie à Prague, ville de Kafka, ville phare pour Philip Roth.

N’oubliez-pas que Jessie a pourtant abandonné Professeur de désir après l’intrusion mystérieuse du 9 septembre.

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Portez-vous le même regard sur un roman comme La tache que sur Pastorale Américaine  ?

Oui, je crois qu’il est surestimé. Je vous conseille un chapitre qui y est consacré, intitulé « Le Roux et Le Noir », dans mon essai Corpus Rothi II.

Votre roman introduit le thème de la disparition progressive de la frontière entre la vie et l’écriture : la thèse de Jessie, “Philip Roth et moi”, retrace à la fois l’existence même de Jessie, telle qu’il vient de la vivre, et compose les chapitres du livre que nous lisons. Avez-vous cherché, par là, à dire quelque chose sur Philip Roth ? Cette absence de frontière entre la vie et l’écriture est-elle au coeur de son oeuvre ?

Excellente question ! En effet, je crois que c’est l’enjeu central dans cette œuvre. Dans la vraie thèse que j’ai écrite à Paris VII, j’avais inventé l’expression «Roman à clé autobiographique». Roth fait croire que son univers fictif est directement inspiré de sa vie, ensuite, lorsque les critiques remarquent tous les parallèles, il s’offusque, en prétendant qu’ils n’ont rien compris à la littérature. C’est un jeu hystérique et drôle qui frôle la mauvaise foi.

À travers le thème de cette frontière poreuse, d’autres questions se posent. Roth est obsédé par la question de l’identité : que veut dire être juif, être américain, être homme, être hétérosexuel, être anglophone, être romancier ? Comme tout écrivain juif américain, il est doublement habité par la Bible : l’Ancien Testament légué par ses ancêtres, auquel s’ajoute ce « testament » plus récent pour former le socle de la langue et culture américaines. Écrire aux États-Unis, c’est travailler dans le sillage de la King James Bible, comme j’ai essayé de montrer dans mes deux essais Corpus Rothi (I et II). Et le christianisme, c’est un langage où l’écriture s’incarne dans le corps d’un prophète : le Verbe.

Il me semble que l’ironiste est celui qui s’applique à défroisser le langage de la vie, le rendant d’apparence lisse, et donc plus intense. Mes romans préférés de Roth sont en général les plus courts, les plus minimalistes.

Votre roman est teinté d’une ironie et d’une causticité qui rappelle celle de Roth. Roth est-il un grand ironiste de votre point de vue ?

De langue maternelle américaine, j’ai un regard extérieur sur le français. Donc lorsque je vois le mot « ironie », je songe à « iron », qui signifie « fer » ou « fer à repasser » en Amérique. Il me semble que l’ironiste est celui qui s’applique à défroisser le langage de la vie, le rendant d’apparence lisse, et donc plus intense. Mes romans préférés de Roth sont en général les plus courts, les plus minimalistes.

Quel est selon vous le roman le plus drôle de Philip Roth ?

Portnoy et son complexe, sans doute. Mais dans un autre registre, la première trilogie Zuckerman (L’écrivain des ombres, Zuckerman délivré, La leçon d’anatomie et, en épilogue, L’orgie de Prague), l’est autant. Cette dernière est remarquable pour son humour pince-sans-rire et son côté très sec. C’est pour cette raison, entre autres, que j’ai choisi le troisième roman de cette trilogie comme seule référence pour Moi, Philip Roth. Il traite le corps, rien que le corps.

Bibliographie de Steven Sampson

  • Corpus Rothi. Une lecture de Philip Roth, éditions Léo Scheer, coll. « Variations », 2011
  • Côte Est-Côte Ouest. Le roman américain du XXIe siècle, de Bret Easton Ellis à Jonathan Franzen, éditions Léo Scheer, coll. « Variations », 2011
  • Corpus Rothi II. Le Philip Roth tardif, de Pastorale américaine à Némésis, éditions Léo Scheer, coll. « Variations », 2012
  • Moi, Philip Roth, Éditions Pierre-Guillaume de Roux, 2018

Entretien réalisé par Sébastien Reynaud