Tristan Garcia
Tristan Garcia (crédit photo : Jean-Baptiste Millot, Gallimard)

En ce premier jour du mois de décembre, Zone Critique vous propose un nouvel article en provenance de son partenaire le magazine La Cause Littéraire. Retour aujourd’hui sur Faber Le destructeur par Tristan Garcia. 

28 août 2013
22 août 2013

Adultes, nous conservons tous en mémoire une amitié nouée dans la cour de récréation de l’école primaire, ou l’image d’un camarade au caractère fort, petite idole de la classe, modèle pour les autres.

Medhi Faber est arrivé en cours d’année de CE2 à l’école de Foudre-Tonnerre de Mornay. Garçon à la politesse exagérée, ayant « la contenance narquoise d’un adolescent », il se lie d’amitié avec Madeleine (Maddie) et Basile pour qui il met fin à des années de brimades. Rétrospectivement, les deux amis diront de lui : « il s’est fait tout seul ; et quand il nous a rencontrés, il était déjà fini ».

Medhi veut qu’on l’appelle simplement Faber, à la mémoire de ses parents morts trop tôt. Depuis, il vit chez les Gardon, couple paisible qui l’aime beaucoup.

Très vite, l’amitié entre les trois enfants devient fusionnelle. Basile et Madeleine lui apportent « une forme de paix », rapportant même qu’« il avait besoin de nous comme un animal pour se nourrir, pour grandir, pour comprendre ce qu’il était ».

En grandissant parmi les « gens de bien » qu’ils considèrent comme inutiles, Medhi exploite sa personnalité singulière, et ses deux compagnons se révèlent complètement dépendant affectivement de lui. Dès lors, on peut se demander où commence la manipulation et où se termine la force de caractère, car « il y avait quelque chose de naturel dans sa manière d’être à part ». Cependant, leur façon d’appréhender Faber s’est transformée lors de la nuit passée sur le toit du collège, façon pour eux de faire un dernier adieu au lieu de leur adolescence. A cet endroit, Faber dévoila une facette de sa personnalité à faire froid dans le dos…

« Il n’y a pas de Mal, il y a seulement de l’humiliation (…) Il n’y a pas de justice. Il y a seulement des châtiments ».

Fort de cette réflexion, Faber grandit et se fait un nom à Mornay. On le craint, on le respecte, même lui ne sait pas qui il est vraiment.

Dans ce roman, Mornay incarne un véritable personnage ; c’est la ville provinciale qu’on déteste et qu’on ne quitte pas, « une prison artificielle », « morne et massive », porteuse de l’Histoire avec un grand H, et dirigée depuis des années par Hersent, figure tutélaire de la mairie. Même le professeur d’histoire du lycée n’arrive pas à venir à bout de sa monographie de la localité. Traversée par le fleuve Hombre, elle devient l’antichambre des Enfers. Même ses rues et ses bâtiments portent des noms étranges. Elle influence, elle projette ses ombres étranges sur les personnages, elle édifie aussi.

« Mornay, vue du ciel, ressemble à une goutte d’eau, une larme. C’est la rivière de l’Hombre qui pleure sur la joue des plaines céréalières de la vieille France ».

La force de ce roman ne vient pas tant du fait de l’influence de l’un des protagonistes sur les deux autres, mais de leur incapacité, devenus adultes, à se détacher de l’emprise de celui qu’ils n’ont pas vu depuis des années. Basile et Madeleine sont restés à Mornay, pas Faber. Il vit en ermite dans le sud de la France, dans le dénuement le plus complet : « Le diable de naguère n’était plus qu’une épave misérable, échouée dans le monde d’aujourd’hui ».

Madeleine le ramène en ville ; Basile et elle ont besoin de démystifier le mythe, persuadés qu’il est le responsable de leur petite vie ratée, de leurs désenchantements successifs, ils se réfugient derrière un projet fou et vain de vengeance : « il me semblait pouvoir enfin le considérer comme un être humain, avec ses défauts et ses qualités ».

Superbement construit, le roman alterne entre présent et passé. Alternativement, les narrateurs changent.

Or, ramener Faber à Mornay, c’est aussi raviver les vieilles rancœurs, ramener le diable chez lui, revoir le reflet doré dans ses yeux sombres…

Superbement construit, le roman alterne entre présent et passé. Alternativement, les narrateurs changent. Madeleine, Basile, Faber, et enfin Tristan, un élève de Basile, prennent la parole et racontent, ou plutôt se racontent, permettant ainsi au lecteur de dévoiler leurs failles, leur « somme d’espérances frustrées », leur « amour qui ne parvenait plus à s’exprimer ».

Faber est charismatique. Il le sait. « Son orgueil était à l’image de son intelligence, infini sans être aveugle ». A vouloir être le maître, il est devenu non pas une incarnation du « Mal en général, mais la déchéance et la destruction, des autres et de soi-même ».L’intelligence et la perversion du personnage sont mis en évidence par des épisodes passés relatés par ses amis. Sa capacité, par exemple, à humilier les gens tel un François Verita, ancien déporté et homme de bien, fait froid dans le dos. Mais lorsque Faber s’exprime, le ton change, on sent la personnalité hors du commun à travers ses mots.

Tristan Garcia a pensé son roman. Le récit, le lieu de l’action, l’épaisseur des personnages, l’épilogue constituent une somme incroyablement riche. Rien n’est laissé au hasard. Ce qu’on pourrait considérer comme digressions se révèle être des éléments supplémentaires à la compréhension d’ensemble. Faberest un livre qu’on sirote. On y plonge avec la sensation, dès les premières pages, de lire un roman « hors-norme », à la fois linéaire et tentaculaire. Dès le début, le ton donné accroche le lecteur.

« Le voir misérable à ce point ne me guérirait pas : rentrée chez moi je souffrirais encore pour lui et je ne cesserais pas de lui en vouloir d’avoir pourri du dedans toute ma vie. Je comprendrais qu’il faisait en sorte que je le haïsse à seule fin de me libérer de son emprise ».

Faber est finalement l’histoire d’une emprise indéfectible à travers les années et malgré l’absence, ainsi que l’histoire d’un être à la personnalité étrange, à la fois lui-même et un autre.

Virginie Neufville