Stéphane Zagdanski, écrivain français, photographié dans son atelier à Paris en juillet 2015 par Mathieu Zazzo
Stéphane Zagdanski (©Matthieu Zazzo, L’Obs)

Romancier et essayiste, auteur d’une vingtaine d’ouvrages, Stéphane Zagdanski travaille en ce moment sur un projet très particulier. Son prochain roman, intitulé Rare, se situe à la croisée de la littérature et de l’art pictural : s’il s’agit bien du roman, c’est-à-dire d’un texte, il ne s’agit par contre rien moins que d’un livre. Rare est en effet constitué non point de pages mais d’œuvres composées à la main sur des supports aussi divers qu’inattendus. Zone Critique est allé à la rencontre de cet écrivain singulier qui rompt radicalement avec le milieu de l’édition. Nous vous proposons aujourd’hui la première partie de cet entretien.

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 Romain Debluë : Stéphane Zagdanski, vous travaillez en ce moment sur un texte qui n’est pas un livre. Ma première question sera donc : qu’est-ce qui, pour vous, distingue le texte du livre, et vous paraissait donc, dans ce dernier, superfétatoire en regard du texte lui-même ?

Stéphane Zagdanski : C’est un texte qui n’est pas un livre au sens où il ne sera pas commercialisé sous forme de livre ; il aura quand même une forme livresque. L’une des raisons pour lesquelles j’ai entrepris ce projet de Rare, ce qui me chagrinait dans l’expérience réitérée depuis la parution de mon premier livre en 1991, c’est que les livres me semblaient ne plus rien avoir avec ce que Mallarmé nomme « l’instrument spirituel ». C’est quelque chose qui m’a très tôt choqué, à savoir que lorsque l’on écrit, c’était une expérience – depuis que j’ai vingt ans, depuis que je m’adonne à l’écriture – qui me semblait profondément spirituelle ; et que j’accomplissais avec tout le sérieux possible. Or dès que j’ai eu l’expérience de mes premiers textes imprimés, en revue et surtout en livres, j’ai été confronté à la dégradation de cette spiritualité-là, par tout un procédé, technique principalement, par tout une série de gens qui, finalement, ne prennent pas la littérature et l’écriture aussi au sérieux que moi je la prenais et l’avais prise pendant que j’écrivais mon texte. À savoir, cela commence dans le domaine de la fabrication du livre, chez les éditeurs, avec les personnes qui vont prendre en mains votre manuscrit imprimé et qui vont le retaper dans leurs propres ordinateurs, puisque c’était avant l’invention de l’email. À partir de ce moment-là, non seulement votre texte ne vous appartient plus, mais il est dépouillé de sa gravité spirituelle. C’est ce que j’ai ressenti très vite, très tôt, dès mes premiers textes, dès L’Impureté de Dieu. J’étais très heureux, évidemment, j’étais fou de joie d’être publié. Mais j’ai senti ce fossé entre la gravité spirituelle du geste d’écriture, liée aussi à la solitude dans laquelle j’avais écrit ce texte, et ce que celui-ci devenait ensuite pour atterrir dans la vitrine d’un libraire.

La matérialité du livre

RD : Sur ce point, avant d’entrer plus avant dans le détail de votre projet, l’on pourrait peut-être vous faire cette objection qui serait de dire que, précisément, la puissance du texte serait de pouvoir être considéré indépendamment de tout support, et que par conséquent la dégradation du médium par lequel ce texte et donné au public n’a pas de prise sur le texte. Si, donc, vous changez de support et refusez le support du livre, cela voudrait dire qu’il y a pour vous entre le texte et son support une relation beaucoup plus forte que la réalisation matérielle d’un objet qui en fait est un être de pur signe. 

SZ : C’est vrai que pour atteindre les grands textes qui nous nourrissent, on fait comme tout le monde : on va dans une librairie, et on achète, par exemple, Les Fleurs du Mal,  ou la Recherche du temps perdu, et c’est un livre fabriqué de la même manière. Donc, évidemment, pendant 25 ans, j’ai vécu ce mode de « publication » de mes textes, c’est-à-dire le fait de les rendre « publics » par un moyen technique qui est l’impression sur du papier à grande échelle, fabriqués, imprimés, diffusés par un grand éditeur, c’est-à-dire un commerçant. Et cela ne m’a pas gêné pendant ces vingt-cinq années-là. Là je vous parle de ce que je ressentais intérieurement, de ce fossé entre la gravité spirituelle que j’y avais mise et le résultat à l’arrivée, du point de vue de l’objet même. Mais cela ne veut pas dire que le livre final, rétroactivement, venait entacher la gravité spirituelle de mon texte. Mon texte était là. Sauf que nous ne sommes plus à la même époque du monde. Aujourd’hui nous sommes en 2015 (mon projet date de 2013), et ce qui n’était au départ que des petits soucis de coquilles, ou de gens qui parlent mal, ou qui ne parlent pas bien, ou qui ne s’intéressent pas – je parle des journalistes de la critique littéraire, qui est catastrophique en France…Ce n’était que cela au départ, mais aujourd’hui c’est l’état du monde, de la planète, des cerveaux,  qui est catastrophique. Donc il y a une dévastation, un empoisonnement par le nihilisme contemporain de toutes les cervelles aujourd’hui, qui est encore plus grave, car elles sont encore plus atteintes, que lorsque j’ai débuté comme jeune écrivain en 1991. Ça ne pense plus. Ça ne pense pas loin. Ça n’a peut-être jamais beaucoup pensé, mais en tout cas j’ai vu ces choses s’effondrer devant moi.

Ça ne pense plus. Ça ne pense pas loin. Ça n’a peut-être jamais beaucoup pensé, mais en tout cas j’ai vu ces choses s’effondrer devant moi

Et j’ai décidé – c’est là qu’est née l’idée de Rare – de restituer sa rareté à mon écriture. Quand je dis « sa rareté », ce n’est pas un jugement de valeur sur ma qualité d’écrivain par rapport aux autres écrivains. C’est à propos de cette gravité spirituelle que j’ai mise dans mon écriture depuis mes premiers textes, et qui est ma manière de vivre. Ce n’est pas que j’avais peur que cela interagisse, ou que cela vienne souiller mes textes. Mes textes sont écrits, de toute façon, et une fois qu’ils sont écrits, ils sont là. Mais c’était un mode d’existence qui ne me convenait plus. Être écrivain, parmi tous les écrivains, publier régulièrement des livres chez les éditeurs, avec tout le petit cirque que cela suppose, cela ne m’amusait plus. Je dis cela alors que j’en ai beaucoup profité : j’ai publié un certain nombre de livres, j’ai fait tout ce que fait un écrivain, j’ai joui de tout de dont jouit un écrivain parisien classique. Les rencontres, les bonnes choses et les mauvaises choses. Donc, pour répondre à votre question, c’est toute cette série de réflexions qui m’a décidé à sauter le pas, car c’était vraiment un saut, pas seulement symbolique, dans un univers inconnu, pour tourner le dos à cette petite planète spectaculaire qu’est le monde de l’édition commerciale.

RD : Pour entrer dans le vif du projet, disons que chaque page du texte est une œuvre, et surtout chaque page est unique. C’est-à-dire que le support peut être identique, ou l’instrument utilisé pour écrire dessus, mais jamais les deux à la fois. Il y a toujours une unicité très forte de chaque page. Qu’est-ce qui, en faisant ce saut, vous a incité à vouloir obtenir cette unicité de chacune des œuvres dont est composé Rare ?

SZ : Il y a plusieurs choses. Disons tout d’abord que Rare est un roman autobiographique qui raconte les dix dernières années de ma vie : cela commence avec la rencontre de ma femme, mon mariage, la naissance de ma fille… C’est un roman autobiographique qui va arriver – je parle du texte lui-même – jusqu’à ma décision, dont nous sommes en train de parler, de faire autre chose que d’écrire des livres comme tous les écrivains. C’est une première chose. C’est pour cela que ça s’appelle Rare : c’est une décision qui, en soi, est unique et singulière. Personne ne l’a jamais fait avant moi, ni dans l’art contemporain ni en littérature. La deuxième chose est que cette rareté, j’entendais la diffracter sur chaque phrase, chaque mot, ou en tout cas chaque page, qui est l’unité que j’ai choisie. C’est une « page » entre guillemets. Ce n’est pas toujours du papier : il y a des vidéos, des photos. C’est principalement du papier ou une matière pour la calligraphie, mais pas toujours. Je joue parfois sur les matériaux : il y a de la pierre, etc. Donc l’idée est que la singularité de la démarche doit se diffracter, et être manifeste. Et en même temps qu’elle est manifeste, quelque chose de la spiritualité instrumentale de l’écriture, que Mallarmé applique au Livre, et qui pour moi est celle de l’instrument d’écriture, doit s’effacer, s’éclipser. C’est une dialectique entre ce que je manifeste, par exemple une page très colorée, avec de l’encre multicolore, très tape-à-l’œil, si j’ose dire, en prenant la chose littéralement ; et quelque chose qui s’éclipse en arrière-fond, qui est l’écriture elle-même, le sens du texte lui-même qui, lui, est invisible par définition. Ça c’est quelque chose que l’on pourrait retrouver dans le livre imprimé, sauf que entre deux livres imprimés, sur l’étal d’un libraire, vous pouvez avoir un chef-d’œuvre et une grosse merde ; or la manifestation est la même. Je voulais quand même tenter d’échapper à ça ! J’ai donc fait quelque chose qui n’est pas de la série, qui n’est pas reproductible – sauf s’il y a un jour un catalogue de Rare, du roman  –, et chaque page est une singularité individuelle qui manifeste et déploie sous la forme d’un seul objet d’art cette rareté que j’ai voulu restituer à mon écriture.

Chaque page est une singularité individuelle qui manifeste et déploie sous la forme d’un seul objet d’art cette rareté que j’ai voulu restituer à mon écriture

C’est une des principales raisons, cette idée de ne jamais reproduire deux fois la même « page », le texte continuant sans jamais s’arrêter. L’autre raison de cette singularité de chaque « page », de cette unicité de chaque « page », c’est mes sources spirituelles propres qui sont le judaïsme et la pensée juive. Et il y a dans le judaïsme, qui est comme vous le savez une religion du texte, ou du Livre comme on dit – mais ce n’est pas tellement le livre, puisque ce sont les rouleaux de la Torah – et du commentaire. L’un des commentaires magistraux de la Bible, dans la religion juive, c’est le Talmud, qui a cette particularité extraordinaire que, comme les notules et commentaires envahissent tout le texte, on ne peut pas avoir deux pages qui soient semblables. Cela a même été comparé par Marc-Alain Ouaknin aux canaux de Venise où a été imprimé pour la premier fois le Talmud. Il n’y a donc pas deux pages pareilles. D’une page à l’autre le commentaire est parfois beaucoup beaucoup plus long, ou plus court. C’est quelque chose de très cohérent. Du point de vue de la structure intellectuelle, le texte du Talmud est très figé, extraordinairement dogmatique, canonique, dans sa forme. Mais la forme typographique est mobile. Elle est labile : elle se modifie en permanence. C’est quelque chose qui m’a beaucoup marqué, et je trouvais géniale l’idée de pouvoir le refaire sur un texte contemporain. J’y suis parvenu avec Rare parce que j’ai pris cette décision que jamais deux pages ne seraient pareilles. Voilà en quoi Rare s’ancre et se réfère abstraitement.

Une mise en abyme de l’écriture

RD : Rare, c’est donc un texte autobiographique dans lequel vous racontez les coulisses de la rédaction de votre précédent roman, Chaos brûlant. Y a-t-il entre ce que vous racontez dans Rare, et ce changement de support, un rapport immédiat ?

SZ : Oui et non. Le roman Rare, encore en cours d’écriture à l’heure où nous parlons, va raconter les coulisses de Chaos brûlant, puisque cela se passe dans les années qui vont m’amener à l’écriture de mon présent projet. Donc je pars d’avant Chaos brûlant, dans Rare, et j’arrive, à la moitié du roman, à peu près, à ce qui m’a amené à écrire Chaos brûlant, paru aux éditions du Seuil en août 2012. La référence que l’on pourrait faire, c’est Bukowski, dans Hollywood où il raconte l’histoire du tournage de Barfly. Le livre du livre, le livre racontant le livre en train de se faire, c’est un classique. C’est un peu l’arrière-fond de Rare, en tous cas pour la partie qui raconte l’écriture de Chaos brûlant. Et après, la fin de Rare, que je n’ai pas encore écrite, sera ce qu’il s’est passé après Chaos brûlant, qui m’a fait prendre cette décision d’écrire Rare. La fin de Rare parlera de Rare lui-même. Le roman en vient à s’expliquer lui-même, et à se manifester lui-même comme étant ce qu’il est, à savoir une série d’œuvres d’art et non plus un livre imprimé. Tout cela sera écrit, avec une réflexion sur le livre imprimé, l’œuvre d’art, l’art contemporain par rapport au monde de la littérature, car ce que je suis en train de faire reste de la littérature, c’est de l’écriture. Tout cela sera à l’intérieur de Rare. À la fin, on arrivera au tableau parlant de lui-même à celui qui l’observe, qui le lit ­– collectionneur ou visiteur d’une galerie ou d’un musée… –, et qui lui parlera de ce qu’il est. Le texte du dernier tableau, d’une certaine manière, sera en train de dire : « tu me vois et tu ne me vois pas, tu me lis et tu ne me lis pas ». Tu me lis, parce que je suis en train de te dire quelque chose, et en même temps tu me vois en tant qu’autre chose. C’est quelque chose qui me tient beaucoup à cœur aussi, parce que c’est quelque chose à quoi je réfléchis depuis longtemps : l’idée d’un texte qui soit ce qu’il raconte. Et cela me turlupinait, je me disais : il faudrait trouver quelque chose qui soit de cet ordre-là. Pas pour accomplir un exploit, mais parce qu’il y a quelque chose, là, vraiment, où l’instrument spirituel joue à fond. Le rapport entre le contenant et le contenu, entre la langue même qui écrit quelque chose et ce qu’elle écrit. C’est rare ! Pour moi, c’est ça, vraiment, la définition d’un style. Ce n’est pas quelqu’un qui écrit mieux qu’un autre, il n’y a plus là de comparaison possible, il n’y a plus de rivalité. On est dans une expérience qui, spirituellement, est unique parce que le livre et la voix du livre sont une seule et même chose. Il y a aussi le Coup de dés de Mallarmé, qui parle d’un naufrage alors que les mots sont éparpillés sur la page comme s’ils étaient rescapés du naufrage.

RD : Pour préciser une question que je vous avais posée au début, j’ai envie de vous demander si, dans le livre imprimé, ce qui pour vous pose problème, ce ne serait pas précisément que le texte apparaît, j’allais dire « comme texte », c’est-à-dire que le texte est complètement noyé dans sa manifestation la plus matérielle. Alors que dans votre projet, le texte tend à disparaître derrière le support, mais apparaît dans cette disparition comme ce qu’il est vraiment, comme quelque chose qui n’est pas réduit à sa manifestation matérielle.

SZ : N’oubliez pas ce que l’on a dit depuis le début, c’est l’édition contemporaine qui est en cause. Mon écriture ne veut plus frayer avec cet univers-là. J’ai donc décidé qu’après tout, ce que j’écris me tient tellement à cœur au sens propre : c’est le produit de mes battements de cœur à la fois intellectuels, mentaux, psychologiques et cardiaques au sens propre, que l’idéal est d’offrir mon écriture à qui je veux. C’est pour cela que ça s’appelle Rare, aussi : chaque œuvre est unique. Ce texte Rare va quand même être imprimé, in fine, parce que lorsque j’aurai fini tous les tableaux, chaque tableau ira à une seule personne. Et si la personne ne me plait pas, je ne lui vends pas mon tableau : c’est moi qui décide. C’est très important pour moi : je ne trafique pas mon écriture. Elle est redevenue livre, mais un livre imprimé à l’ancienne, puisque c’est moi qui choisirai l’imprimeur, la qualité de l’encre, du papier… Donc ce n’est pas le livre en soi que je révoque. C’est le système spectaculaire qui s’est organisé autour de l’écriture et des écrivains, auquel je tourne le dos. À 52 ans je considère que j’ai le droit de faire d’autres choses. Mais il y aura quand même un « instrument spirituel » qui sera un livre offert à chaque acheteur d’une page de Rare. Ou à des gens à qui je décide de donner l’un des tableaux.

  • Lien vers le site de Stéphane Zagdanski
  • Chaos Brûlant, Stéphane Zagdanski, Le Seuil, 2012.

NB : La suite de l’entretien sera diffusée dans le courant de la semaine prochaine