© Simon Gosselin
© Simon Gosselin

La Comédie-Française nous propose ici une formule inusitée : deux petites pièces en un acte plutôt méconnues de Tchekhov, rassemblées dans une même mise en scène sous le regard de Maëlle Poésy – le tout dans l’intimité du Studio-Théâtre.

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Et il fallait ce cadre si particulier du Studio, avec sa petite scène ici considérablement réduite par un décor volontairement encombrant, pour approcher au plus près ces « moments suspendus » que nous offrent ces deux courtes pièces. Loin de la distance toute respectueuse que nous impose traditionnellement le cadre du Français, ici l’on plonge directement dans le creuset à la fois tragique et comique du jeune Tchekhov, chez qui l’on voit déjà poindre les motifs de ses grandes pièces futures : conscience d’une vie gâchée, grotesque et mélancolie, mais aussi le lyrisme de l’instant.

Le jeu et la vie

Cet instant, saisi par le dynamisme de la forme courte, consiste dans chaque pièce en celui d’une suspension du temps. Dans la première, le Chant du cygne, très émouvante mise en abyme du métier théâtral et réflexion sur l’approche de la vieillesse, un vieux comédien s’est endormi dans sa loge et débarque sur le plateau, encore un peu ivre. Mais le théâtre est vide, tout le monde est parti : public, comédiens, techniciens, l’espace est rendu à son mystère nocturne qui effraie le vieil homme, et lui fait croire à une légion de fantômes venus le hanter – ce dont s’amuse un jeune souffleur, resté là en dernier, et qui joue à lui faire peur.

Et en effet, qui n’a pas rêvé de pouvoir retourner la nuit dans ces lieux de nulle part, prêts à épouser toutes les imaginations et si étranges quand ils sont désertés de leurs habitants, si étranges que l’on croirait presque y entendre l’écho des grandes tirades ?… Face au jeune homme, le vieux comédien nostalgique se prête alors lui aussi au jeu, déclamant tour à tour les grands « morceaux de bravoure » du théâtre classique : Lear sous l’orage, Hamlet, Le Cid… Et on sourit des moyens de fortune qu’emploie le souffleur pour faire croire encore une fois à l’illusion, une lampe-torche, des bruits d’éclair, un duvet en guise de cape royale. C’est cette beauté du comédien sans public, dans un espace théâtral débarrassé de sa fonction première puisque le décor de la pièce précédente est resté en place et que les objets peuvent changer de rôle, que la mise en scène de Maëlle Poésy fait ressortir en toute finesse et avec une immense intelligence : où se situe en effet la frontière entre le jeu et la vie, chez cet homme qui a consacré toute son existence au théâtre ? Où se situe la vie réelle lorsque personne ne nous attend chez soi, et qu’on n’existe que pour un public qui nous aura oublié le lendemain ? Le vieux Vassia le dit bien : « ce soir, seize rappels, des couronnes de fleurs, et pourtant, personne n’est venu réveiller le vieil ivrogne dans sa loge… ». Pourquoi ne pas habiter le théâtre, indéfiniment dans la peau d’un autre ? Et pourtant quel sens donner à sa vie lorsque cet autre que l’on incarne n’est qu’un bouffon ? Il semble en effet que ce soit la spécialité de Vassia : distraire la galerie, et simplement disparaître.

Mise en abyme

Mais l’intelligence de ce spectacle réside surtout dans le choix de rapprocher ce Chant du Cygne d’une autre pièce en un acte de Tchekhov, L’Ours, traditionnellement plutôt liée à Une demande en mariage, autre histoire d’amour sur fond de dispute entre propriétaires terriens. Car le décor que nous voyions inanimé et privé de sens dans le Chant du Cygne prend soudain vie : cette découpe de cuisine très réaliste, qui fait penser aux conventions d’un théâtre bourgeois, devient le décor de la pièce à venir, dans laquelle figure effectivement le vieux Vassia dans le rôle du domestique bouffon.

Et ce passage de l’une à l’autre pièce suffit à ôter à ce décor peut-être trop attendu sa rigidité de convention et son traditionalisme : il nous est d’emblée donné comme un lieu de fiction, où d’autres rêves peuvent prendre corps – celui d’un Lear mélancolique, ou d’un Cid emporté, caricaturaux eux aussi, mais si touchants dans la bouche de Vassia avide de mâcher ces grands mots sublimes qu’il n’a jamais pu jouer lui-même. Il est une illusion, une construction dont nous avons déjà vu les ficelles ; et malgré le fond résolument comique de la seconde pièce, l’ensemble ne s’enfonce pas dans un ton de vaudeville franc et assumé, mais conserve alors cet arrière-goût mélancolique amené par le Chant du Cygne. L’espace théâtral garde sa mémoire. Et des échos se tissent entre les deux pièces au-delà de leur simple joint scénographique : dans L’Ours, il est question d’une veuve qui a juré de pleurer son mari pour tout le reste de la vie ; et la mise en scène insiste clairement sur cette représentation d’elle-même que cette femme encore jeune a créée autour d’elle : les portraits de son mari, la musique incessante, les mouchoirs, les bougies entourent ce faux sanctuaire et fabriquent un artifice de veuve parfaite qui sent clairement le chiqué.

Cela fait déjà un an qu’elle pleure sans discontinuer un homme dont on comprend assez rapidement qu’il l’a allégrement trompée, qu’il la laissait souvent seule, autrement dit qu’elle pourrait assez rapidement se détacher de cette mémoire synonyme d’humiliations passées. Dans une sorte d’orgueil étrange, elle a pourtant fermement décidé de s’enterrer vivante afin de se prouver qu’elle a été capable d’amour pur et fidèle jusqu’au bout ; mais dans cet autre moment suspendu où l’on contemple, comme Vassia, la perspective de la mort prochaine, la sonnette retentit violemment – et l’Homme déboule dans son existence avec force et fracas. Dès lors, la vie peut reprendre.

La mélancolie joyeuse

Et chez Maëlle Poésy, la vie sonne, elle transpire, elle éclate ! L’immobilité de cette cuisine si caricaturalement « réaliste » est enfin mise en pièces par l’énergie communicative de deux formidables acteurs, Benjamin Lavernhe et Julie Sicard, dans une montée en puissance digne des meilleurs Feydeau, tout en conservant la légère ironie et la tendresse propres à Tchekhov, même dans ces pièces de jeunesse que l’auteur lui-même considérait pourtant comme des « plaisanteries ». Il qualifie ainsi L’Ours de « petit vaudeville bien creux, bien franchouillard » et se targue même d’avoir écrit Le Chant du cygne en « une heure cinq minutes ». A ses yeux, c’est « le plus petit drame du monde » ; et pourtant, comme toujours, ou plutôt déjà, devrait-on dire, chez ce futur immense dramaturge des petites choses que fut Tchekhov, l’on retrouve ce tragique du quotidien qui donne même aux petites situations cette poésie et ce lyrisme au coeur même de situations médiocres.

C’est dans leur faiblesse que les personnages de Tchekhov sont grands, aussi bien dans le pathétique de Vassia que dans le comique de la jeune veuve et de son intrus râleur

C’est dans leur faiblesse que les personnages de Tchekhov sont grands, aussi bien dans le pathétique de Vassia que dans le comique de la jeune veuve et de son intrus râleur ; et le bonheur de pouvoir assister de si près à l’intimité de ces petits drames et de ces joyeux recommencements donne à ces pièces « sans prétention » une grâce inattendue. Car le cycle pourrait reprendre : l’espace de la tension amoureuse et de la renaissance pourrait, une fois le rideau tiré, redevenir le théâtre des fantômes de Vassia relégué dans son rôle de domestique bouffon, et ouvrir vers d’autres mémoires. Mais nous en restons là, à méditer sur la persistance des rêves déçus, et tout emplis de l’énergie libératrice d’un « ours » bien trop sympathique.

Le Chant du Cygne et L’Ours d’Anton Tchekhov, texte français de Georges Perros et Génia Cannac, adaptation de Maëlle Poésy et Kevin Keiss, mise en scène de Maëlle Poésy, au Studio-Théâtre de la Comédie-Française jusqu’au dimanche 28 février.