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Qu’on se souvienne de ce joyeux Forest Gump des années 60 à qui son amie Jenny criait « Cours Forest, couuurs ! »… En déliant ses jambes de manière acharnée, avait-il conscience ne serait-ce qu’une seconde que ce simple geste de pouvoir mettre un pied devant l’autre allait devenir un véritable champ de bataille ? Avec son prodigieux documentaire Free To Run, Pierre Morath nous dévoile les dessous de cet acte désormais démocratisé mais pour lequel il a fallu tant se battre. Ceux qu’on appelait les « fous », à qui l’on refusait le statut d’athlète, ou ces femmes dont on disait qu’elles allaient perdre leur utérus si elles osaient courir, ont du surmonter bien des obstacles pour parvenir à filer dans le vent sans complexe. Des sixties jusqu’à aujourd’hui, le réalisateur, qui a lui aussi baigné dans le monde de la course, retrace l’histoire d’une épopée à perdre haleine, celle de la course à pied dont on ignore souvent les combats menés. Entretien avec un cinéaste aussi bien passionné que clairvoyant.

Free To Run, en salles le 13 avril 2016
Free To Run, en salles le 13 avril 2016

Zone Critique : Historien du sport de formation, dans quelle mesure considérez-vous que la course à pied est liée aux mouvements contestataires des années 60 ?

Pierre Morath : Un des éléments qui m’a beaucoup intéressé, qui m’intéresse en général dans ma manière de traiter le sport en tant que cinéaste, c’est le côté miroir, de constater à quel point le sport dans plusieurs de ses aspects peut être un miroir agrandissant de la société. Ces quarante dernières années, la course à pied a été un véritable miroir de l’évolution de la révolution de mai 68 et de ses conséquences. Il est clair que mai 68 et les mouvements sociaux post années 60, la place des femmes, le MLF, la lutte pour la contraception, pour l’indépendance et l’autonomie sont au cœur de cette révolution et se retranscrivent dans la course à pied, à travers l’histoire de Kathrine Switzer par exemple. Il est aberrant de voir qu’il y a quarante ans les femmes n’avaient pas le droit de courir sur des distances libres. C’est pourtant tellement simple, tellement basique. Et c’était il n’y a pas si longtemps que cela…

ZC : Estimez-vous par conséquent que votre film est avant tout politique ?

PM : Oui, je l’ai conçu comme ça et c’est un de ses enjeux. C’est un film qui veut, à travers le sport, parler d’autre chose. Il est clair que ce que dit la fin du film est à la fois une introspection et un message personnel que je fais passer, mais un côté politique et militant du film demeure. Je pense que ce n’est pas parce que tous ces combats ont été gagnés, que tous les droits ont été acquis en termes de course à pied (qui sont des acquis que personne ne pense à remettre en question chez nous) qu’il faut s’arrêter de penser. On reste téléguidés par des pouvoirs qui nous dépassent. Avec la course à pied, on est aussi au cœur de ça. On nous dit d’acheter tous les gadgets possibles : « ca va vous faire rêver », « ca va vous faire grandir », « ca va vous faire vous sentir bien dans votre corps », mais c’est faux ! Tu peux mettre la pire des baskets, tu peux même aller courir pieds nus ou à poil dans la nature, tant que tu te dépasses… Donc c’est pour ça, il y a une récupération qui fait qu’on ne doit pas s’arrêter de penser !

ZC : La course est-elle toujours un acte révolutionnaire, et si ce n’est pas le cas, comment lui redonner une dimension émancipatrice ?

PM : Je pense qu’on est passé d’un acte révolutionnaire collectif, à travers quelques leaders comme Lebow ou Tamini qui ont pris l’étendard et qui ont fait en sorte que les femmes ou les jeunes puissent courir, à une forme de révolution beaucoup plus intime. La question que l’on doit aujourd’hui se poser est : quelles valeurs met-on dans cet acte aussi simple que courir ? Il ne s’agit pas simplement de sortir et d’aller courir, il ne s’agit pas que de cela, car on porte aussi des valeurs en tant qu’individu à travers ce geste, en faisant le choix de consommer un peu plus éthiquement, de ne pas rentrer dans ce flux de surconsommation de course à pied. Oui, il y a une forme de militantisme qui est moins politique et peut-être plus personnel.

ZC : A la fin de Free To Run, il est recommandé : « Arrête de regarder ta montre ! Regarde plutôt le ciel ! Regarde les étoiles ! »… L’acte de courir peut-il encore être envisagé sous une forme mystique dans ce cas ?

PM : Oui, je pense que c’est ça qui rend la course assez magique c’est qu’il y a une connexion particulière quand on court, quand on est dans l’effort, quand la durée s’accumule. Une connexion particulière, des choses qu’on ressent en soi,… (à l’entente d’une musique qui passe dans le café) Ca c’est un de mes groupes préférés ! C’est Midlake ! J’ai failli mettre cette chanson dans le film !

ZC : A ce propos, la musique accompagne la tonalité épique du film, on a envie d’aller courir après l’avoir vu, de chausser ses baskets ! On a envie de faire comme Kathrine Switzer et tous ces modèles que vous nous montrez. Etait-ce l’un de vos objectifs de vouloir transmettre aux gens l’envie de courir ?

PM : Oui tout à fait ! Pour la bande son, il y a trois axes. Quelques chansons ont été achetées, mais ca coûte très cher, et j’aurais aimé en mettre plus… Il y a aussi un chanteur pop, qui s’appelle Polar qui est franco-suisse et qui fait beaucoup de travail folk. Il a composé des chansons pour le film. J’ai aussi mon compositeur habituel qui travaille beaucoup plus sur les nappes, les atmosphères, et parfois les instrumentations un peu plus grandiloquentes, un peu à la Hans Zimmer, toutes proportions gardées. Je pense qu’il faut être ensuite assez fin au niveau du mix, entre la musique, le son d’ambiance,… C’est un des éléments qui était effectivement clé pour essayer de susciter des émotions sans qu’elles soient trop artificielles.

ZC : Les scènes que vous avez sélectionnés, et qui vont dans le sens de votre musique, sont d’ailleurs très fortes émotionnellement, par exemple quand Kathrine Switzer se fait arrêter dans sa course ou quand Fred Lebow termine le marathon de New York alors qu’il est atteint d’une tumeur. Votre but était-il de donner une dimension épique à ce film ?

PM : Bien sûr ! Il y a un côté épopée, saga, avec un aspect chorale où les personnages se croisent et où chacun incarne un thème en particulier : la lutte des femmes pour Kathrine Switzer, la libération du corps pour Spiridon, le symbole de l’épreuve qui part de rien et qui devient un truc ingérable, avec Lebow et le marathon de New-York, et puis le combat des athlètes eux-mêmes, en particulier des champions avec Prefontaine. C’est aussi pour cette raison que le film a eu de la peine à être financé, parce qu’en France le documentaire par essence doit être une forme pure, d’immersion avec très peu d’effets… Or, Free To Run est clairement un documentaire qui s’assume comme tel à l’américaine. Pour moi, ce n’est pas parce qu’on fait un documentaire « à l’américaine », avec du talking guess, et qu’on utilise l’archive, qu’on ne peut pas aller au fond d’un sujet et que l’émotion est forcément artificielle, bien au contraire. Et Free To Run a l’air d’être très bien reçu, même ici en France, les projections de presse ont été assez unanimes.

Le réalisateur Pierre Morath © Aurélia Lebas
Le réalisateur Pierre Morath © Aurélia Lebas

ZC : Quelles ont été vos sources d’inspiration cinématographiques pour réaliser ce documentaire ?

PM : En fait, j’avais un grand modèle de film. Je me suis dit que j’aimerais faire sur la révolution de la course à pied un film qui a suscité autant d’émotions que le documentaire Inside Deep Throat. Ca a été le premier film porno qui est sorti du circuit classique aux Etats-Unis. A l’époque on était dans une Amérique très pudibonde et ce film, qui a été fait avec des bouts de ficelles (60 000 dollars je crois) a été un symbole de la bagarre d’influence entre les libéraux et les conservateurs. Ce film a rapporté des millions de dollars, a été récupéré par la mafia, l’acteur principal a été en prison sous Nixon… Et on voit, un peu comme dans Free To Run, ces gens qui sont aujourd’hui vieux et qui étaient les acteurs de cette histoire, qui ont des étincelles dans les yeux, parce que finalement l’industrie du porno est ensuite devenue une grosse machine, avec des cassettes vidéos, alors qu’eux faisaient leur film dans une grange…

ZC : Comment avez-vous procédé quant au choix des archives ? Vous avez dû vous retrouver face à une masse énorme de documents à sélectionner…

PM : Au morceau, c’est environ 500 000 euros d’archives dans le film en termes de coût ! Pour celles du domaine olympique, comme celle de Joan Benoît qui rentre dans le stade en 1984 et qui gagne le premier marathon olympique féminin, ca se négocie à 25 000 dollars la minute pour des droits monde. C’est colossal. Et en amont, avant même d’acheter les droits, il y a toute la recherche. J’ai travaillé avec deux archivistes : une qui se concentrait sur les Etats-Unis et une autre qui s’occupait du reste du monde. Ca a pris du temps de tout trier… J’ai visionné 6000 heures d’archives pour avoir au final environ 1h15 de sélection ! Mais c’est comme ca qu’on a trouvé des perles… La vidéo où le copain de Kathrine Switzer la défend au marathon de Boston, ca c’est notre archiviste qui l’a découverte ! Avant, il n’y avait que des photos sur cet événement. D’ailleurs Free To Run vient d’être nominé aux plus grands Awards pour les archives à Londres. Sur neuf catégories, nous avons été nominés dans trois : meilleures archives pour un film de cinéma, meilleures archives pour un film de sport et meilleurs archivistes. Ce travail sur Free To Run commence vraiment à être reconnu et je pense que le côté émotionnel est aussi accentué par la force nostalgique des archives.

Kathrine Switzer au marathon de Boston en 1967

ZC : La course est-elle encore un sport marginalisé d’après vous ?

PM : Chez nous non, c’est même presque le contraire, ce qui est assez intéressant. Je me souviens de quelqu’un qui a dit : « A quarante ans on était montré du doigt quand on courait, aujourd’hui on est presque montré du doigt quand on ne court pas. ». On constate un retour de l’hygiénisme, du fait qu’on doit être beau, fin, avoir bonne mine,…

ZC : N’y a-t-il pas désormais une dimension élitaire dans la pratique de la course à pied ?

PM : Ce qui reste surtout élitaire c’est la consommation de la course à pied, c’est-à-dire le matériel, et les grands évènements comme le marathon. Le reste est en train de se démocratiser complètement, et à plusieurs niveaux ! Les femmes deviennent plus importantes que les hommes pour la participation. Pour ce qui concerne la classe d’âge, je peux vous dire qu’il y a sept ou huit ans, voir des ados de seize ans qui courent entre copines dans les parcs, c’était de la science-fiction ! C’était le dernier sport qu’on allait faire entre copines ! Maintenant ca fait presque partie d’un système de valeurs, c’est tendance de faire de la course à pied. Et puis il y a le dernier aspect. Initialement le développement des loisirs dans la société occidentale et en particulier de la course à pied est lié à la sédentarisation professionnelle. On est passé, surtout depuis les années 60, d’une majorité de gens qui travaillaient dans des jobs primaires ou secondaires, donc physiques, à une majorité de gens qui travaillent dans les bureaux, qui ont besoin de se défouler tant psychologiquement que physiquement. Les gens qui travaillent dans les bureaux restent ceux qui ont le plus grand pouvoir d’achat. Mais aujourd’hui, on a beaucoup de gens qui ont des métiers physiques qui se mettent à courir. Dans les pays en voie de développement (j’ai beaucoup voyagé en Afrique), c’est impressionnant de voir le week-end des gens qui vont courir pour eux, pour leur santé alors même que toute la semaine ils sont dans un mode de survie. Jamais, il y a quelques années, dans une grande ville africaine comme Dakar, on aurait vu des gens courir pour leur plaisir ! On jouait au foot mais on ne courait pas. Il y a donc une véritable démocratisation de la course à pied, et pas forcément compétitive.

Nike à ses débuts

ZC : Envisageriez-vous de refaire un film sur la course à pied d’un point de vue autre qu’occidental ?

PM : Dans Free To Run, il me semble avoir dit sur la course ce que j’avais envie de dire. Mais il serait très intéressant de voir comment la course à pied, des femmes en particulier, se développe ces prochaines années dans les pays musulmans. A travers l’agent libérateur qu’a été la course pour la femme (qui a des problèmes de couple, qui se sent cantonnée dans son rôle de mère au foyer…), de nouvelles perspectives se sont ouvertes. Grâce à cette petite chose qu’elles ont commencée à faire juste pour elles, elles se sont libérées véritablement. J’imagine que ce modèle là peut exister dans des pays où les femmes sont encore réduites à un rôle très subalterne. La course à pied est un sport unique pour ça, par sa simplicité qui fait qu’elle est accessible à beaucoup de monde potentiellement.

ZC : Si vous aviez en face de vous tous les coureurs de la terre, ou potentiels coureurs qui se méconnaissent encore, et que vous pourriez leur donner un seul et unique conseil concernant leur rapport à la course, quel serait-il ?

PM : Avec Free To Run, j’ai essayé d’ouvrir un champ des possibles en disant : « Il faut que vous trouviez quelles sont les valeurs que vous mettez dans ce geste, en apparence si naturel. Car je vous ai montré pendant 1h15 qu’il en comportait beaucoup. Et aujourd’hui, vous tous, en tant que coureur ou non, qui êtes venus voir le film et qui l’avez aimé peut-être, qui avez été émus par lui, quelles valeurs y mettez vous ? Le sommet pour vous est-ce d’aller courir une fois à New-York, ou est-ce d’être capable, peut-être, de balancer votre montre et puis de courir en étant en connexion avec le ciel et les étoiles ? » Voilà. Il n’y a pas de solution, pas de bonne ou de mauvaise réponse, mais ne pas s’arrêter de penser c’est avoir un retour sur les valeurs qu’on met dans ce geste. Le combat à mener est finalement un combat vers la pureté, vers l’essence de la course, qui est un combat très personnel.

Propos recueillis par Aurélia Lebas