Fabrice-Luchini_Poesie
Attendu depuis des années, le premier livre de Fabrice Luchini, intitulé Comédie Française a été enfin publié au début de l’année 2016 aux éditions Flammarion : livre-confession, où l’un des autodidactes les plus exigeants de la langue et de la littérature classique a désormais écrit, noir sur blanc, ses passions, ses lectures, ses souvenirs, ses indignations, ses folies. À partir de ce premier livre se dévoile définitivement entre nos mains, page après page, la vérité réaffirmée de la personnalité la plus désinvolte, la plus musicale et la plus obsessionnelle du théâtre français.

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Ça a débuté comme ça… Le sous-titre du livre de Fabrice Luchini annonce la couleur : tout y est dit, écrit, retranscrit depuis que le gamin errant qu’il était à la Goutte-d’Or restait encore étranger à la littérature. Sa première rencontre avec une langue vivante et éprouvée a commencé en assistant au spectacle des loubards des années 60 dans son quartier qui vociféraient à chaque coin de rue. Mais rien qu’à les entendre dire rituellement un « On s’arrache » retentissant à ses oreilles polyphoniquement, tous les jours le jeune Robert Luchini inhalait déjà un avant-goût de la puissance évocatoire de toute langue. Notre Luchini-présent se remémore cette sentence, assénée à sa présence détachée de la vie des groupes d’adolescents qui déambulaient devant lui, comme une figuration iconoclaste de ce qu’il apprendra plus tard chez Paul Valéry, – à savoir que la langue parlée n’est jamais que la déstructuration, plus ou moins réussie et plus ou moins reconnaissante, des vers déclamés ou lus, en tout cas retransmis (à la manière de chacun) des poètes, qui marquent de leur sceau la langue dans laquelle ils s’expriment, jusqu’à ce que le dernier mot formulé à travers des lèvres animées soit clairement et funèbrement dit. Plus qu’un hommage à la littérature, le premier livre autobiographique de Fabrice Luchini est l’illustration que la seule patrie où nous nous inscrivons et existons est celle d’un langage commun, partagé et entendu.

La révélation du Voyage

Un jour, l’un des lascars old school de son quartier lui donne Voyage au bout de la nuit de Céline. Ensuite, et on le sait jusqu’à aujourd’hui, c’est une révélation pour le jeune Luchini qui débutait son apprentissage d’une vie reconnue, personnelle et fidèle à ce qu’il a connu de plus vrai et de plus beau à ses yeux. Avec les mots de Céline, Luchini a su conférer du sens à ce qu’il ne vivait encore que confusément, les yeux bandés par un monde qui lui était déjà infernal, déjà désorganisé en germe et pour des décennies encore (presque inutilement écoulées depuis), et enfin déjà instaurant une fureur et une vulgarité inlassables qui le révulsaient : le regard de Céline, sur la misère, la guerre, les autres peuples ou encore sur sa propre mère, a rehaussé grâce à une lumière qui répand sa force révélatrice, pendant ses lectures, ce que Luchini encore à peine au seuil de l’âge adulte a vécu durant son enfance uniquement de façon ineffable mais avec une implacable intensité. L’écriture de Céline a été pour Luchini sa voie d’accès à la véritable vie vécue, sa porte ouverte sur le monde de la littérature qui, aveugle de tout l’a rendu voyant des choses et des êtres qui viennent à chaque instant autour de lui et sans qu’alors personne ne puisse jamais s’y soustraire. Évidemment, et on le sait encore aujourd’hui, sont venus se joindre à son attelage vital, Rimbaud, Barthes, La Fontaine, Baudelaire, Molière, Nietzsche, Flaubert, Cioran, Philippe Muray, entre autres. Comble de l’humilité, Luchini dédie des pages entières dans son premier livre aux extraits des pièces de théâtres, articles et autres textes qui l’accompagnent avec lui.

Et puis, il y eut aussi, peut-être même essentiellement, les tuteurs culturels qui l’ont éduqués, ses protecteurs de la première heure qu’il n’a jamais oubliés, ses pères fondateurs qui l’accompagnent, aussi bien dans l’ombre qu’en pleine lumière : l’apprentissage du travail chez Jean-Laurent Cochet, les fulgurances métaphysiques de Louis Jouvet, la présence paradoxalement formatrice et spectrale d’Eric Rohmer l’ont marquées à fleur de peau. À travers un ton, où la bienveillance de son auteur veut comme vous inviter à avoir une conversation avec lui, Luchini témoigne dans son livre ce qu’il a retenu de ses maîtres, l’empreinte qu’ils ont imprimée en lui, ainsi que les énigmes à résoudre qui lui ont été léguées, au titre d’un testament dont les termes varient sans cesse ; mais, ce dont l’héritage en substance contient d’inestimable se doit d’être sans aucune mesure perpétué.

Enfin, malgré l’allure éparse de ses pages écrites où se révèle au fur et à mesure une véritable cohérence intérieure, on retrouve derrière le parcours artistique les moments de vie qui ont fait Luchini tel qu’il est aujourd’hui, depuis ses premiers emplois autres que théâtraux jusqu’à ses premières expériences sexuelles, où se rencontrent aussi bien les gays 70’s que des intellectuels austères. Mêlant les genres du livre-confession, de la conférence désinvolte, et du journal intime rendu public, Luchini parvient à transmettre par écrit ce qu’il a toujours revendiqué oralement, au cours de ses spectacles et également parfois dans ses interviews, tantôt adroitement et tantôt maladroitement : le microcosme excentrique des comédiens, la faune extravagante du cinéma, les rendez-vous parisiens extatiques, et l’univers littéraire extasié.

Mêlant les genres du livre-confession, de la conférence désinvolte, et du journal intime rendu public, Luchini parvient à transmettre par écrit ce qu’il a toujours revendiqué oralement

Comédie humaine

Au milieu de cette comédie humaine dont Luchini sait qu’elle ne peut exister qu’universellement, son premier livre porte en filigrane ce message qui est la réponse adéquate à ses détracteurs lui reprochant de jouer son propre rôle en public : ôtez le masque d’une personne qui voue sa vie à son art ou à une autre passion qui le tient en haleine, à tout ce qui l’éloigne de la mort, et vous n’y verrez jamais que le même visage, les mêmes expressions, les mêmes yeux qui s’acharnent à rester ouverts malgré les vents contraires qui viennent expulser leur violence sur eux ; finalement, il n’y a jamais que les faiseurs, les hypocrites à tout crin, qui derrière le masque dévoilent des faces immondes, hideuses à chaque coin qui demeure encore vulnérable, une débandade de traits spasmodiques sur lesquels on ne reconnaît plus rien sinon la mort en marche telle une gangrène non-mesurée.

Avec son premier livre, Luchini fait du Luchini et c’est encore heureux, c’est là où on l’attendait et c’est même ce qu’il sait faire de mieux. Si vous désirez avoir une représentation visuelle de sa sincérité, lisez-le et vous y découvrirez un acteur qui avant de passer dans le champ de la caméra pour faire son métier répète, inlassablement, dans sa loge les phrases qui ont tracées les grandes lignes de sa vie consacrée à la meilleure façon possible, à sa mesure, d’exprimer avec la plus grande sincérité, de prononcer aussi justement que cela puisse être, de rendre vivantes des phrases écrites.

  • Comédie Française, Fabrice Luchini, Flammarion, 19 euros, 2016