"Et l'or de leurs corps", Paul Gauguin (1903)
“Et l’or de leurs corps”, Paul Gauguin (1903)

Vous avez jusqu’au 24 juillet pour aller voir l’exposition “MATAHOATA. Arts et société aux Îles Marquises” au Musée du Quai Branly. Zone Critique revient aujourd’hui sur une des civilisations les plus fantasmées du monde polynésien. Inspiratrices des mouvements primitivistes et cubistes en Europe, les Marquises sont bien vite victimes de leur succès et se voient envahir de colons qui tentent peu à peu de dominer ce peuple aux rituels et mœurs si particulières. Retour à la source.

Hourra ! Les gars ! C’est chose décidée : la semaine prochaine nous faisons route vers les Marquises ! Les Marquises ! Quelles étranges visions d’exotisme évoque ce seul nom ! Aimables houris, festins cannibales, bosquets de cocotiers, récifs de corail, chefs tatoués, et temples de bambous ; vals ensoleillés où pousse l’arbre à pain, pirogues sculptées dansant sur les brasillantes eaux bleues, farouches sous-bois gardés par d’effroyables idoles, rites païens et sacrifices humains !

Herman Melville, Taïpi, 1846

James Cook, Hermann Melville, Robert Louis Stevenson, Jack London, Paul Gauguin ou encore Jacques Brel… Tous ont embarqué à destination des Marquises. Tous ont peint à leurs contemporains un paradis édénique, peuplé d’hommes dénudés des contraintes modernes, paradis mis en danger par l’envahisseur occidental.

C’est l’explorateur en nous qui entreprend au musée du quai Branly son aller vers les mers du sud. Les murs arrondis de la Galerie Jardin se déploient en spirale, comme celle du temps qui guidera le voyage. Nous entrons à son extrémité, pour s’immerger dans la culture ancestrale de l’archipel. Puis les siècles se déroulent, au fil de sa confrontation avec l’ « autre ». On n’y découvre pas seulement l’histoire d’un peuple mais l’histoire de l’humanité toute entière, qui sera ici rappelée à son origine. Cet aller implique un retour sur soi, sur ce que l’humanité a de plus essentiel : la terre, le corps et l’esprit.

Retour à la terre

La légende de la création des Marquises est assimilée à l’édification d’un lieu de vie. Le dieu Oatea et sa femme Atanua n’avaient pas de maison ; ils décidèrent de la construire au cœur du Pacifique. Oatea fit pousser des racines de la terre les fondations de l’habitation, que constitue le groupe d’îles sud, puis le toit de la maison, le groupe nord de l’archipel. Enfin, pour donner vie à l’ensemble, Tahuata  – le soleil – et Mohotani – le chant de l’oiseau furent créés. Les marquisiens ayant le sens pratique , ils érigèrent  Ua Huka, la terre des Hommes, avec les débris de construction.

Les Marquises ont été arrachées des racines de l’univers pour servir d’habitation à l’Homme. Très éloignée de notre vision sacrée de la nature, la terre a ici un aspect pratique et apprivoisé. Elle n’est pas d’ailleurs soumise à la volonté d’un seul Dieu. Le mystérieux héros Tiki, considéré parfois comme le premier homme, aurait fui une île trop peuplée pour en ériger une nouvelle, afin d’accueillir de nouveaux habitants.

Stevenson écrivait que les mots les plus courants dans le langage polynésien étaient « maison » et « amour ». Ces mots résument à eux seuls la légende de la création et posent les bases de la philosophie marquisienne.

L’archipel des Marquises est la maison de l’Homme et la nature hostile est à sa portée. Les marquisiens n’ont donc aucune difficulté à utiliser dents de cachalots et peaux de requins dans leurs ornements et outils, et parcourent aisément les falaises escarpées de l’archipel. La confrontation avec l’extérieur de leur « maison » se trouve ainsi amoindrie. Dans ce microcosme, valeurs et tabous occidentaux n’ont pas leur place, et les Hommes se mêlent à la nature. Certains soirs, au son des tambours, les hommes imitent les bruits et mouvements du cochon tandis que les femmes déploient leurs bras pour danser le Haka Heva, la danse des oiseaux.

MATA HOATA Arts et société aux Îles Marquises au Musée du quai Branly
MATA HOATA Arts et société aux Îles Marquises au Musée du quai Branly

Retour au corps

J’ai été souvent frappé par la vigueur et la beauté de leurs corps… la grâce de leurs formes surpasse tout ce que j’ai vu jusqu’ici.

Herman Melville, Taïpi, 1846

Sur la Terre des Hommes, des corps se meuvent. Les yeux occidentaux de Melville voient en eux grâce et beauté ; London y perçoit décrépitude et maladie ; Gauguin peint L’or de leur corps; tous semblent oublier que la véritable fonction du corps, pour les marquisiens, n’est pas esthétique.

Le corps est une création naturelle, au même titre qu’un végétal. Sa dimension sacrée, il l’acquiert par modification divine. L’art du tatouage est en effet transmis par les dieux et sa réalisation est un véritable rituel. A l’aide d’un instrument tranchant et d’un marteau, le tatoueur inscrit des motifs indélébiles sur le corps du marquisien. Spirales, motifs géométriques, visages humains… Ces marques se superposent à chaque événement important de la vie du tatoué. Parfois, ils recouvrent totalement la peau et perdent toute valeur esthétique. Ces corps noircis par l’encre sont le miroir de l’âme, illustrée d‘expériences vécues et de réussites. C’est un habit symbolique, une seconde peau qui se substitue à un corps naturel et transcrit la force d’une personnalité.

Lors d’importantes cérémonies, les marquisiens sublimaient leurs tatouages. Ils s’enfermaient à l’ombre pendant de nombreuses semaines avant l’événement pour blanchir leur peau, puis leurs corps étaient enduits d’huile et de poudre de safran. La couleur jaune rehaussait alors les dessins de leur corps et participait à la célébration d’une identité collective.

A sa mort, le corps du marquisien est lustré puis exposé, avant d’être placé dans une boîte en forme d’oiseau pour son passage vers l‘au-delà. C’est une célébration de son parcours en tant qu’homme, avant qu’il ne redevienne objet naturel de l’île. Pendant la mise à mort, les corps ennemis ou les victimes de sacrifices reprennent leur statut initial de créatures naturelles interchangeables. Il est alors courant d’assister à de joyeuses scènes d’anthropophagie. Parfois, à l’image des danses rituelles, le corps humain se confond avec celui d’un animal. Il arrive que le sacrifié se voit transpercé au cou par un hameçon géant avant d’être pendu en offrande.

Une fois l’esprit transporté à Havaiki, lieu des ancêtres où se couche le soleil, le corps fait office de matériau. Cheveux, barbes et os deviennent ornements et talismans. Le pouvoir ancien du mana, l’esprit, est transféré à son nouveau porteur. Les os sont gravés et transformés en objets utilitaires ou en Ivi Poo, anneaux que l’on met dans ses cheveux pour rappeler une dette de sang. Les cheveux et barbes des vieillards sont intégrés à d’incroyables parures pour les cérémonies rituelles. Le souffle de vie éteint, le corps du marquisien devient vecteur de transmission d’un esprit.

Retour aux esprits

Selon les marquisiens, trois sens ont permis la création du monde : le son, le souffle et le regard.

Selon les marquisiens, trois sens ont permis la création du monde : le son, le souffle et le regard. Le regard c’est celui, moqueur, des tikis qui nous poursuit tout au long de l’exposition. Ces mystérieuses statues anthropomorphes sont caractérisées par d’immenses yeux, régissant  le monde des marquisiens ; Mata Hoata signifie « regard éclairé », symbole d’un pouvoir divin. Sur les Uù, massues marquisiennes, des yeux sont gravés à hauteur d’homme. Ceux-ci symbolisent le pouvoir de vie ou de mort ; ils sont le lien entre les racines de l’univers (le manche de la massue) et l’au-delà (la forme arrondie supérieure).

Alors même que les européens mettaient l’accent sur les mains, symboles de prière, les marquisiens encensaient la tête, le sacré. Dans l’art marquisien, sa représentation prédomine sur le reste du corps ; son nom est associé à celui du regard, le mata. Porteuse du mana (esprit), elle est représentée imposante et massive. Par rapport au reste du corps, qui semble en tension, le visage des tikis exprime le calme et la concentration. Les statues anthropomorphes marquisiennes provoquent par le pouvoir de leur regard ; on peut parfois percevoir le bout de leur langue pointer entre leurs lèvres, un signe supplémentaire de défi, à l’image des fesses rondes gravées sur les lances de combat.

Le motif humain est peu utilisé sous forme de tatouage, car il représente une terrible force qui effraie les marquisiens. Cette force terrifiante provient également de la crainte des ancêtres. Lors de certains rituels, les marquisiens « comptent les visages » : ils rendent hommage à leurs ancêtres, qui répondent également au nom de mata. Ces derniers, importantes figures du panthéon marquisien, régissent la vie quotidienne des habitants de l’archipel.

Quand les marquisiens découvrent les croyances occidentales, ils sont impressionnés. Quelle force a ce Dieu chrétien ! Sacrifier son propre fils ! Après de douloureuses années de prosélytisme violent, les missions chrétiennes françaises parviennent à leur objectif : ouvrir la « maison » des marquisiens au monde. L’importation du Christ, de l’alcool et de la syphilis ne seront pas sans conséquences sur la culture marquisienne.

C’est sur le banc des accusés que nous entrons au quai Branly. Une atmosphère inquiétante et hostile règne dans les premières salles de l’exposition. Loin des couleurs brûlantes peintes par Gauguin, le noir règne en maître. Les murs sont constellés de symboles étonnants ; des lampes en toile blanche déploient une faible lueur, le tout sous les regards moqueurs des tikis. Puis, la lumière se fait plus présente au fil de l’ouverture des marquisiens à la culture des colons. Voici  la « lumière » de l’occident. Dans nos esprits sélectifs, les îles Marquises demeurent un fantasme non élucidé, une civilisation figée … qui pourtant n’existe plus que partiellement depuis l’arrivée des colons sur l’archipel.

La vie s’en est allée de ce merveilleux jardin au climat si délicieux et si salubre !

Jack London, La croisière du « Snark », 1911

  • “MATAHOATA. Arts et société aux Îles Marquises”, Musée du Quai Branly, du 12 avril au 24 juillet 2016.