Michel Déon

Michel Déon, romancier fécond, est le dernier des Hussards et certainement, à la suite des Pierre Loti, Henry de Monfreid, Saint-John Perse et tant d’autres, l’un des derniers écrivains voyageurs du XXème siècle. S’il peut partager ce titre avec l’autre vétéran Jean Raspail (dont Déon est un fervent défenseur), et le jeune Sylvain Tesson qui a pris la relève, Déon reste l’éternel nomade. Henri Béraud se qualifiait de « flâneur salarié » ; Michel Déon, lui, est l’homme qui se sera beaucoup promené.

Écrivain établi et honoré ; académicien ; hussard à la vie tranquille, rangée et sans scandales, n’ayant pas connu le destin tragique ou le parcours parsemé d’aspérités et de whisky de ses camarades Nimier, Blondin ou Laurent ; auteur célébré pour Les Poneys sauvages et Un Taxi mauve que l’on n’étudie pas en faculté de lettres ; de tendance monarchiste maurrassienne ; héritier des « infréquentables » Chardonne et Morand ; proche d’André Fraigneau et de Kléber Haedens (dont l’idée de baptiser de son nom un collège de la Garenne-Colombes a suscité en 2009 une vague d’indignations effarouchées et psychonévrotiques) ; artiste non-engagé et le revendiquant, en un temps où il était mal vu de ne pas l’être ; pointant, à une époque où cela n’était pas encore tolérable de le dire, la responsabilité soviétique dans le massacre de Katyn, ce qui lui coûta le Goncourt pour Les Poneys sauvages et lui valut d’être affublé de l’inévitable qualificatif excommuniant de « réactionnaire » ; rebelle à contre-courant, défenseur de l’Algérie française et pourfendeur du pouvoir gaulliste dans un pamphlet swiftien ; critique du tourisme, de l’humanitarisme et de l’idéologie des droits de l’Homme, qu’il qualifia dans un entretien de « maux du siècle ». Et j’en passe. 

Tout cela devrait valoir à Michel Déon et à son œuvre, au mieux un rayon dans la bibliothèque familiale poussiéreuse de grand-père, au pire une place au purgatoire littéraire, où on l’imagine volontiers siroter un verre d’ouzo en compagnie de Michel Mohrt et Félicien Marceau. Et pourtant… Homme à multiples facettes, il a été tour à tour ou simultanément journaliste, romancier, essayiste, diariste, nouvelliste, satiriste, conteur, écrivain voyageur mais aussi grand témoin de la vie littéraire et culturelle du XXème siècle et, alors qu’il voisine le cap symbolique des cent ans, un découvreur inlassable de talents en même temps qu’un soutien sans failles des nouvelles générations. Emmanuel Carrère s’en souvient, Michel Houellebecq un peu moins. Michel Déon, bien qu’ayant passé l’essentiel de sa vie à l’étranger et notamment en Grèce et en Irlande, est un auteur classique, dans le bon sens du terme, au style ciselé par l’amour de la langue de Stendhal, au charme si français qui transforme par la magie des mots et de la langue l’acte amoureux, purement charnel, en poésie.

L’idée du bonheur chez Déon

Michel Déon, Les gens de la nuit, 1958
Les gens de la nuit, 1958

Michel Déon a été très rapidement qualifié de « romancier du bonheur ». Si le bonheur est la quête perpétuelle de ses personnages le plus souvent torturés, mélancoliques, insatisfaits, décalés et le but ultime de toute son œuvre, qui ne doit pas être lue comme une littérature niaise se complaisant dans la mièvrerie des sentiments bas de gamme. Le bonheur, tel un idéal baudelairien, est inatteignable dans l’œuvre déonienne ou, si par chance il se laisse effleurer, n’accorde à l’heureux bénéficiaire qu’un instant éphémère. Qu’est-ce que le bonheur chez Michel Déon ? Une idée qui peut se matérialiser de diverses façons : la contemplation, après l’amour, de la verte campagne irlandaise, terrain de jeu des poneys sauvages gambadant dans la pleine liberté de leurs mouvements ; le corps nu d’une femme si désirée et qui s’offre enfin, à la nuit tombée, sur une plage de Positano alors que les pêcheurs de thons gagnent le large à la lueur des lampari ; perdre son regard dans l’immensité du golfe d’Aden, depuis la fenêtre de la chambre d’un hôtel miteux de la capitale yéménite endormie sous le soleil de midi, si propice à la rêverie et au désir d’évasion ; la solitude d’une île grecque, préservée du tourisme et de la civilisation envahissante, repaire des marginaux rebelles soucieux de se refaire une vie à l’abri des sicaires soviétiques…

Éléments biographiques et prémices de l’art du voyage 

Cette quête du bonheur aux quatre coins du monde se retrouve dans le parcours de Michel Déon. Né le 4 août 1919 à Paris, au lendemain de la Grande Guerre, d’une famille de fonctionnaires bourgeois, il passe son enfance dans le 16ème arrondissement puis à Monaco, sa première expatriation. Cette enfance insoucieuse et choyée se déroule sous les ors de la principauté, au milieu d’ambassadeurs, d’artistes, de politiciens et de criminels, une enfance qu’il décrira dans son très émouvant récit La Chambre de ton père. Cette autobiographie déguisée emmène le lecteur de l’avenue Mozart à Monaco, principauté d’opérette où viennent se terrer des escrocs préparant de mauvais coups, s’enterrer de vieilles gloires ou s’exiler les Russes blancs chassés par les bolcheviks. Ce sont les années 20 et 30, les débuts de Mlle Chanel, la fin du marchand d’armes Basil Zaharoff, la jet-set se prélassant dans la piscine du Monte Carlo Beach ou les boîtes de nuit russes, l’assassinat du président Doumer, la vie facile mais aussi précaire. Le père de Déon, qui lui donne le goût des voyages et de la littérature, meurt en effet en 1933. C’est désormais le retour à Paris, la scolarité à Janson-de-Sailly qui l’inspirera pour Un Déjeuner de soleil puis les premiers voyages : Londres et l’Angleterre, dont il tirera son premier roman Adieux à Sheila en 1944 puis, bien plus tard, Les Poneys sauvages, en 1970 le retour dans le sud de la France : Nice, le Cap-Ferrat, la Provence, autant de paysages qu’il réutilisera dans ses romans Un Déjeuner de soleil ou, de manière plus appuyée, dans Un Jeune homme vert. Puis c’est la déclaration de guerre en 1939, la mobilisation qui suit dans la foulée, l’humiliante défaite d’une armée conduite « de manière honteuse » par un état-major incapable, comme Déon le dira lui-même plus tard et un premier travail de journaliste à l’Action française. Benjamin de la rédaction, il y écrira des articles de 1942 à 1944, sous le regard du patriarche Maurras, qu’il n’a jamais cessé de respecter malgré leur divergence sur l’antisémitisme, et à qui il servira épisodiquement de chauffeur.

Cette quête du bonheur aux quatre coins du monde se retrouve dans le parcours de Michel Déon.

La poétique déonienne du voyage

C’est grâce à son activité de journaliste (qu’il poursuit jusqu’aux années 50) qu’il sera conduit à parcourir le monde et à fréquenter les milieux artistiques et de la presse. Il collabore avec diverses revues, certaines éphémères (Radio 44Mondes nouveauxLe Pays de France…), d’autres moins (Paris-MatchMarie-Claire…). Il y publie de nombreuses nouvelles et fait la connaissance, dans la décennie 45 – 55, des personnalités qui formeront son entourage, qu’il s’agisse d’inspirateurs, de maîtres, de muses, d’amis : citons Paul Morand, Kléber Haedens, Antoine Blondin, André Fraigneau, Roland Laudenbach, Pierre Boutang, Jacques Chardonne, Jean Cocteau, Gloria Vejarano, qui lui inspirera l’Olivia de Je ne veux jamais l’oublier, la G. de Tout l’amour du monde et de Mes Arches de Noé

D’autres rencontres, plus épisodiques, se font avec Salvador Dali, dont il adapte en français La Vie secrète de Salvador Dali ; Saul Bellow, dont il traduit le roman Dangling Man ; Coco Chanel, qu’il suivra pendant un an afin de l’aider à rédiger ses mémoires, qui finiront au feu après que la Grande Mademoiselle se soit rendue compte que ses mensonges et fantasmes, tout à fait acceptables à l’oral, l’étaient moins une fois couchés sur le papier ; Billy Wilder, qui avait pensé à faire appel à Déon pour une idée de scénario qui tomba bien vite aux oubliettes ; le pianiste Daniel Ericourt, modèle du personnage du père d’Audrey dans Un déjeuner de soleil ; Alfred Hitchcock et bien d’autres encore. C’est à partir de ces années-là que ses pérégrinations commencent. Déon parcourra le monde, de NewYork en Espagne, de Madère (sur les traces de Chardonne) à Vancouver. Mais c’est en Grèce et en Irlande qu’iront ses préférences. La Grèce, où il s’établit dès les années 50 et qu’il décrit magnifiquement dans ses Pages grecques, où il évoque tour à tour ses premiers émois, sa vie quotidienne, ses relations avec les autochtones mais aussi ses déceptions, son désarroi, son amertume devant les progrès de la civilisation qui dénaturent son île : « Mais d’année en année Spetsai s’est transformée. On a beaucoup construit. L’endroit est devenu trop fréquenté, trop urbanisé, trop touristique. Je me suis décidé à vendre notre maison en 1988, ce qui n’a pas été sans douleur. », confiera-t-il en 2006 au Monde des Livres.

Pour Déon, voyager, ce n’est en aucun cas faire du tourisme. Il s’agit de « planter sa tente à certaines époques et n’en plus bouger ». Se mêler aux autochtones, parler leur langue, se faire accepter, passer du temps sur les lieux, chercher une complicité. Une sorte d’enracinement au sens barrésien du terme. « Pour bien aimer un pays, il faut le manger, le boire et l’entendre chanter » (in Je me suis beaucoup promené). Cette préoccupation transparaît tout au long de ses œuvres, qu’un lecteur trop rapide qualifiera d’autobiographiques ; on peut en trouver de nombreux exemples dans ses récits de voyages et articles récoltés en un volume intitulé sobrement Partir. Déon applique le précepte de Montaigne selon lequel il faut « voyager pour frotter et limer sa cervelle contre celle d’autrui ». Selon Déon, c’est même l’insularité qui nous rapproche de nos semblables. Cet attrait pour les îles, qu’il doit à sa lecture de Robinson Crusoé, se retrouve également dans l’intérêt qu’il porte à la sauvage Irlande, où il est installé depuis les années 70. L’Irlande, sujet de nombre de ses romans, tels que le Taxi mauve, bien sûr, où le narrateur y décrit son existence oisive et tranquille, consacrée à la chasse, la musique, les promenades… Mais aussi Les Poneys sauvages, où le romancier dépeint vers la fin du roman l’existence recluse d’un couple de Néerlandais, grands baroudeurs ayant décidé de s’installer dans le pays des poneys sauvages pour y mener une vie retirée. Préfiguration de la vie de Déon lui-même ?

Entre fiction et autofiction

Un taxi mauve, 1973
Un taxi mauve, 1973

Sans vouloir revenir sur la longue vie de Michel Déon, ces éléments biographiques sont intéressants dans le sens où ils n’ont eu de cesse d’inspirer un écrivain qui, s’il n’a jamais écrit de mémoires en dehors de « miscellanées » (Je me suis beaucoup promené, au titre si évocateur), de livres d’entretiens (Parlons-en), de correspondances avec André Fraigneau ou Félicien Marceau et d’un journal resté en grande partie inédit, n’a jamais résisté au plaisir de disséminer de ci-de-là des éléments tirés de sa propre expérience. Il a ainsi recours régulièrement au procédé de la mise en abyme : le Déjeuner de soleil relate la vie et l’œuvre d’un écrivain fictif du XXème siècle, Stanislas Beren, qui connaît la renommée et le succès, qu’on pourrait peut-être voir comme un portrait fantasmé de Déon lui-même (bien que sa modestie naturelle l’inclinerait à s’identifier au narrateur, témoin et acteur dans la vie de Beren). La construction de ce roman est originale : un personnage fictif évolue dans un environnement réaliste, de Londres à Venise en passant par le Canada et le Portugal (terriblement déonien en somme) et côtoie les sommités de la vie littéraire ayant, elles, réellement existé. C’est ainsi qu’apparaissent Jean Cocteau, Roger Vailland, Jacques Chardonne, tous exprimant leur point de vue sur Beren. Par une facétie qui lui est coutumière, Déon apparaît lui-même de manière fugitive sous le nom de Michel Férou. C’est sous ce pseudonyme qu’il avait signé un roman érotique polisson, Plaisirs, en 1955. Il faut néanmoins prendre garde à l’interpénétration entre la biographie et la fiction. Déon le précise dans un entretien donné à l’auteur de ces lignes en août 2016 : « J’ai veillé à ce que dans mon œuvre, les éléments de ma vie ne soient pas flagrants. Il m’est arrivé d’en disséminer ou de m’inspirer de faits qui me sont réellement arrivés tout en établissant, comme je le dis dans Un Déjeuner de soleil, des barrages pour ne pas que les lecteurs se méprennent entre l’auteur et le héros du roman. Les induire en erreur serait maladroit. »

L’art déonien : profusion, brouillage temporel et langage des corps

Déon applique le précepte de Montaigne selon lequel il faut « voyager pour frotter et limer sa cervelle contre celle d’autrui ».

Déon, c’est aussi un style : outre les beautés du français classique, nous retrouvons bien souvent chez Déon un chœur de personnages multiples. En effet, ses romans ont la particularité de ne pas mettre en avant un personnage principal qui serait le héros d’une trame classique se déroulant de manière banalement chronologique. Par exemple, dans Les Poneys sauvages, le narrateur s’efface derrière sa correspondance ; celui des Trompeuses espérances subit les événements en spectateur dépassé contraint de s’exiler au Canada pour les fuir, loin des drames et des souvenirs ; celui du Taxi mauve paraît bien falot face à l’ogre truculent Taubelman ou les femmes fatales Moïra l’actrice, Sharon l’aristocrate et la mystérieuse Anne ; Gilbert Audubon s’efface au sens propre dans La Montée du soir ; Jean Dumont des Gens de la nuit se perd dans le Paris nocturne des années 50. Dans ces récits, cette absence de héros s’explique sans doute par la pléthore de personnages hauts en couleurs et troubles, qu’il s’agisse de Taubelman, de Barry Roots, de Constantin Palfy dans Un Jeune Homme vert ; des femmes fatales, bourgeoises, muses, inaccessibles puis, une fois qu’elles se sont abandonnées, défendant farouchement leur indépendance ; des amis et confidents avec qui l’on parle littérature et politique ; les personnages comiques, que l’on retrouve souvent dans la figure de couples homosexuels : déchus et pathétiques dans le Taxi mauve, criminels et sans scrupules dans Les Poneys sauvages ; ambigus dans Un Jeune homme vert. Ajoutons néanmoins que les homosexuels ne sont pas pour autant ridicules : le couple du Taxi mauve garde une certaine dignité et se révèle même héroïque dans une bagarre de bistrot ; Cyril Courtney est également un héros, mort au combat ; Horace McKay est un inverti magnifique.

Autre récurrence : la confusion chronologique. Déon joue avec le temps, par de nombreux retours en arrière ou des sauts en avant, ce qui provoque un certain vertige dans la narration ; il joue également avec l’Histoire, en mêlant dans le récit temps fictif et temps historique, par l’irruption de personnages réels, parfois masqués. Citons ce passage facétieux d’Un Déjeuner de soleil : « Je t’ai préparé une petite fiche avec les références des nombreux chroniqueurs italiens du XVIIIème siècle qui relatent des aventures pareilles : Jacopo Lorenti, Luigi Caretto, Orlando Lodenbacci, Antonio Blondino» Les plus sagaces y auront reconnu Jacques Laurent, Félicien Marceau (Louis Carette de son vrai nom), Roland Laudenbach et, bien sûr, Antoine Bondin. Il joue enfin avec lui-même, par de multiples clins d’œil (son apparition dans Un Déjeuner de soleil sous son pseudonyme de Férou a déjà été notée ) ; nous le croisons aussi dans un bar parisien dans Les Trompeuses espérances ; il se cache enfin derrière la figure du narrateur dans Un Taxi mauve et dévoile son CV : âge, lieu de naissance, occupation, situation sociale, domicile, tout en précisant : « J’ai tenté d’être exact et sincère. Rien que d’écrire le mot sincère me fait sourire. Pour avoir trop souvent vécu autour de la Méditerranée, je sais quelle méfiance inspire un personnage qui parle en posant la main sur son cœur»

Les romans de Déon, enfin, déploient un érotisme à fleur de peau où transparaît le bonheur éphémère de la possession. Comme un extrait est toujours plus efficace que les explications les plus détaillées, citons ce passage d’Un Déjeuner de soleil :

Les romans de Déon, enfin, déploient un érotisme à fleur de peau où transparaît le bonheur éphémère de la possession.

« Le soleil hâlait son teint délicat et, dans la minute où elle s’avança vers lui qui l’attendait sans un geste, accoté au tronc d’un pin il la trouva si belle qu’il en eut le cœur atrocement serré. Il ne l’aurait jamais à lui, rien qu’à lui. Il faudrait toujours la partager avec Johnny, avec ses amis. Cette peine s’évanouit quand elle fut contre lui et qu’il retrouva son regard, caressa la nuque sous les longs cheveux blonds. Elle était aussi à lui. Ils avaient marché dans la pinède jusqu’à une anse où un pêcheur prêtait une barque. A la rame, ils avaient gagné une crique à l’eau d’opale. Aucun chemin n’y accédait. On n’arrivait que par la mer à cette demi-lune de sable blanc. Audrey avait retiré sa robe bariolée de gitane et plongé, réapparaissant coiffée d’un casque de cheveux blond fauve. Ils avaient nagé vers la plage au sable si léger qu’on y enfonçait jusqu’à la cheville. Elle s’était allongée sur le dos et il lui avait retiré son soutien-gorge. Elle avait souri de son étonnement que ces seins fussent aussi hâlés que le reste du corps. Oui, en groupe, ils se baignaient à demi nus. Quand Stanislas lui avait retiré son slip, il avait vu l’étroite marque du maillot à la limite du pubis brillant de gouttes d’eau comme un écrin ouvert. Il avait voulu y poser ses lèvres, boire cette rosée scintillante mais elle lui avait pris la tête entre les mains pour la ramener à son propre visage aux yeux grands ouverts. Penché sur cet ovale heureux, Stanislas y retrouvait un reflet du ciel, une lueur bleue brouillée par l’approche du plaisir. C’est une chose d’embrasser la beauté dans l’ombre d’une chambre, c’en est une autre d’embrasser la beauté en plein soleil. »

Les Poneys sauvages, le roman paradoxalement engagé d’un hussard

Arrêtons-nous quelque temps sur Les Poneys sauvages. L’intrigue débute à la fin des années 30, dans cette atmosphère de jouissance insouciante, cette mollesse généralisée que Déon décrit, dans son introduction, comme l’une des causes principales de la défaite des vieilles démocraties face au nazisme triomphant. Quatre étudiants de Cambridge (un Français dilettante, une brute passionnée de boxe, un Adonis poète uraniste et un aristocrate hautain, secrètement amoureux de ce dernier) achèvent leurs années d’adolescents entre sport, amourettes et camaraderie virile avant d’être enrôlés dans l’armée au déclenchement de la Seconde Guerre. L’un d’entre eux y perdra la vie dans des circonstances douteuses et sa mort hantera l’existence des trois autres amis pour les trente années suivantes. Nous suivrons alors, sur ce laps de temps, les errances et les fuites de nos protagonistes, devenus journalistes ou agents secrets, espions ou traîtres, tous mouvants, déracinés, exilés, perdus dans une époque qui ne leur appartient plus. Le récit, emmené par un narrateur nommé Michel qui fait le lien entre les trois aventuriers en prenant part directement à l’action ou établissant une correspondance avec chacun d’entre eux, se situe dans le cadre de la Guerre froide à son apogée.

Moitié roman d’espionnage, moitié roman d’aventure, où les figures de femmes fatales, dans tous les sens du terme, ne sont pas rares (une belle et farouche juive, étrangère à tout esprit communautaire, qui finira par dédier sa vie au jeune état d’Israël ; une vierge évanescente à la beauté sépulcrale pour qui les hommes se damnent ; une ancienne putain grecque sur le retour, toute dans la démesure et dont les proportions plus que généreuses rappellent les figures féminines des films de Fellini), Les Poneys sauvages est également une œuvre qu’il faut bien appeler politiquement incorrecte, dévoilant au grand jour certaines vérités qui n’étaient pas bonnes à dire en 1970, date de la publication du roman. C’est ainsi que, comme nous l’évoquions rapidement en introduction, Déon met le doigt sur la responsabilité des Soviétiques dans le massacre des soldats polonais à Katyn, alors qu’il était clairement admis par tous que ce crime ne pouvait être qu’imputable aux nazis, criminels par définition ; décrit les aspects peu reluisants de la Libération (orgies et relâchement des mœurs) ; revient sur la crise du canal de Suez ou encore le fiasco de l’affaire Si Salah, tentative de règlement de la guerre d’Algérie, avortée du fait de la pusillanimité de l’état-major français. Cette triste affaire provoquera chez Déon, le pro-Algérie française, des regrets éternels qui se sont traduits dans trois œuvres : un roman, La Carotte et le bâton ; un essai, L’Armée d’Algérie et la pacification ; et un pamphlet farouchement anti-gaulliste Mégalonose. Nous comprenons tout de suite pourquoi le Goncourt a échappé aux Poneys sauvages, qui emportera néanmoins le prix Interralié. Si Les Poneys sauvages est un ouvrage anticonformiste, il est également prophétique. Que l’on nous permette de citer un extrait, très éclairant sur l’état de la société actuelle :

Les poneys sauvages, 1970
Les poneys sauvages, 1970

« En Occident, le Parti communiste a perdu ses chances de déclencher la révolution par la violence et d’imposer la dictature par le prolétariat. Le PC freine ses éléments les plus avancés. Il sait bien qu’une fois au pouvoir, ses échecs, son incapacité économique et sociale, la terreur imposée par sa bureaucratie déclencheraient aussitôt une contre-révolution et l’écrasement d’effectifs grotesques inférieurs à ceux que revendiquait n’importe quel leader d’extrême droite. La force, l’intelligence des communistes est de savoir adapter leurs méthodes de combat au terrain et à l’adversaire. Ainsi tout l’Occident est anti-communiste et tout l’Occident pratique ou approuve la politique communiste dans le monde. La presse capitaliste tremble de passer pour réactionnaire et se livre à une surenchère que les communistes peuvent regarder d’un air narquois. C’est cela qui importe, car l’Humanité, L’Unita ou le Daily Worker n’ont aucune influence, aucune portée. Des journaux de parti rédigés par des imbéciles sans talent pour des imbéciles sans imagination. En revanche, le communisme, quand il travaille hors de sa propre légalité, quand il manœuvre ses atouts secrets, sait s’adresser au talent, sait faire vibrer la corde sensible. Il ne paraît même plus bon qu’à ça. Un parti de pleureurs de choc, de pétitionnaires à sens unique qui ne paraît même plus capable d’accepter la virilité de la lutte, un parti de femelles, diriez-vous… Faire pleurer Margot pour un petit terroriste qui a reçu une paire de gifles quand on a chez soi des camps de concentration, des prisons atroces et une police politique dont le seul nom terrifie le plus innocent citoyen, il faut avouer que c’est un chef-d’œuvre. Tirons notre chapeau, Horace… De toute façon, il n’y a qu’un critère en politique, c’est la réussite, et en voilà une… Elle n’était possible qu’avec la complicité de la presse et l’astucieuse exploitation de la mode. Grattez la presse et vous trouverez… »

Les Poneys sauvages sont une vaste fresque historique et politique. Peut-être le roman de Déon le plus engagé dans les débats historiques de son temps et l’actualité.

La presse y est décrite comme frileuse, menteuse et muselée, au service d’une gauche culpabilisatrice et idéologiquement toute puissante. La droite, sectaire, dépassée et sans doctrine claire, n’est pas mieux lotie. Au témoin attentif de l’actualité le loisir de transposer ces quelques observations à des personnalités ou situations actuelles. Comme on le voit, Les Poneys sauvages sont une vaste fresque historique et politique. Peut-être le roman de Déon le plus engagé dans les débats historiques de son temps et l’actualitéMais cette œuvre ne se résume bien sûr pas à cela ; Les Poneys sauvages est une sorte de condensé de ses principaux thèmes de réflexion et de son style particulier. Ainsi, nous y retrouvons le scepticisme de l’auteur devant la marche de l’Histoire et son évolution (toute évolution n’étant pas forcément un progrès), sa défiance envers les idéologies et l’engagement, forcément éphémères (les parcours des personnages de Barry Roots, tour à tour communiste, anarchiste, mystique…), son admiration pour l’héroïsme (sa sympathie pour le héros sacrifié Si Salah est évidente), la précarité du bonheur, qui ne dure que le temps d’une nuit à l’hôtel ou d’une contemplation de poneys en liberté, le goût de la solitude et des îles, la nostalgie des paradis perdus (les jours heureux et passés de l’adolescence insouciante à Cambridge reviennent comme un leitmotiv), la hantise de la décadence, voire de la déchéance (à titre individuel sur le plan physique mais également à titre collectif sur le plan politique ; la quête incessante du bonheur étant peut-être un palliatif à ce déclin qui nous menace), l’attachement à la liberté de penser et d’agir… Toutes ces grandes thématiques que l’on retrouve au fil de son œuvre complète.

Au crépuscule de sa vie, Déon est donc devenu un monument de la vie littéraire à la cinquantaine d’ouvrages. La postérité lui a ouvert les bras, comme une revanche sur le sort qui le faisait passer pour le moins doué des Hussards. Comme il le disait malicieusement à l’auteur de ces lignes : « Y a-t-il encore beaucoup de jeunes lecteurs fous d’un livre de Nimier de nos jours ? Non. » Nimier, le plus fameux de la bande, mais est-ce pour de bonnes raisons ? N’est-ce pas plutôt pour sa figure sacrificielle de James Dean ? Déon, quant à lui, peut être sûr d’une chose : on se souviendra de lui pour son œuvre foisonnante qui respire le soleil grec, la chaleur d’Aden, la nature capricieuse et moite de Madère et l’humidité de la verte Erin. Et maintenant… Taisez-vous… j’entends venir un ange.*

Bibliographie

  • Je ne veux jamais l’oublier, Plon, 1950.
  • Les Poneys sauvages, Gallimard, 1970.
  • Un Taxi mauve, Gallimard, 1973.
  • Mes arches de Noé, La Table Ronde, 1978.
  • Œuvres, Gallimard, coll. « Quarto », 2006.
  • Bruno de Cessole : Le Défilé des réfractaires, L’Editeur, 2011.
  • Pol Vandromme : Michel Déon, le nomade sédentaire, La Table Ronde, 1990.
  • Cahier Déon, L’Herne, 2009.
  • Entretien avec Michel Déon dans la revue Philitt.

Guillaume Narguet