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Notre rubrique “Peut-on encore lire” revient pour vous sur l’écrivain et poète libertaire breton Xavier Grall. Notre chroniqueur a choisi d’exhumer l’oeuvre et la pensée de ce barde oublié et nous emmène à l’abordage du continent de la lennegezh vrezhonek

1989
1989

Xavier Grall est mort il y a trente-cinq ans, emporté à cinquante et un ans par un jour noir de décembre 1981. En cette fin du XXème siècle, Grall semblait mourir vaincu, dernier barde tombé au champ d’honneur avant l’avènement d’un monde où les grandes âmes seraient bannies. Ce qui faisait le sens et la joie de son existence paraissait désormais voué à la défaite et à l’oubli. L’Europe dont il avait chanté l’admirable damier de pays et de peuples, ses cent drapeaux et ses villes jadis autonomes, commençait déjà d’entrer en dormition. Le rêve européen tournait au cauchemar technocratique. Les poètes et les éveilleurs étaient chassés par les commissaires, ces indignes qui jugent les nations à l’aune d’un taux de croissance. La Bretagne restait vivante dans le cœur de beaucoup de ses fils, de ceux qui savaient encore entendre le message de ses lochs et de ses brumes, mais elle n’avait toujours pas trouvé les voies de la renaissance. Breizh ployait toujours le genou devant le préfet et le touriste, quand ses côtes n’étaient pas outragées par les boues pétrolières. La révolte des patries charnelles, dont certains espéraient dans les années soixante-dix qu’elle chambarderait la vieille politique, se heurtait à la répression ou s’éteignait progressivement, digérée par le folklore.

La Littérature ? Ce mot est aujourd’hui galvaudé mais Xavier Grall en eut la passion constante et il ne la confondit jamais avec ces vains exercices de style que pratiquent les civilisations épuisées. Son œuvre croisait le cantique et l’imprécation, charriait des vents de Manche et d’Atlantique, un souffle, une folie et une foi. Il rêvait d’un romantisme nouveau et de noces entre l’esprit des anciens Celtes, le catholicisme populaire des pardons de Bretagne et les formes les plus aventureuses : le mariage de la Beat Generation et de la gwerz bretonne, la rencontre du Christ des calvaires et de Rimbaud sur les chemins des monts d’Arrée, un Barzaz Breizh réécrit avec la langue de Louis Ferdinand Céline et les rythmes d’Ezra Pound ! Mais les années qui suivirent la mort de Grall furent au contraire celles des néo-hussarderies, des provocateurs médiatiques singeant les colères sacrées, des écrivaines dépressives et des romanciers bourgeois recycleurs de clichés. Et sur le cadavre de la civilisation paysanne prospéra une littérature de terroir, bêtement nostalgique et racoleuse, destinée aux loisirs des cadres supérieurs. On lisait des récits campagnards et l’on était régionaliste, « le temps d’un gueuleton dans une auberge typique avec poutres apparentes et serveuses en costumes. » C’était une époque de basses eaux qui s’ouvrait, comme le notait Cornélius Castoriadis, insignifiante mais sinistre, où tout semblait s’effondrer pour laisser définitivement la place à « une sous-humanité larvaire. A un type d’homme minable, sans passé, sans patrie, ultra-urbanisé, sur-sarcellisé, avec chéquier, bagnole, encadré, érotisé, mal-aimé, mal-aimant, solitaire, solidifié, momifié, programmé par le Capital, sans souche, sans famille, aseptisé, et qui ne saura plus rien, cet homme, des saisons et des fontaines ». (1)

Xavier Grall a disparu à l’aube de ce cycle historique, si étouffant pour les hommes libres, quelques années après Dominique de Roux, un autre voyant foudroyé avec lequel il fut souvent en communion de colère et d’impatience.

Xavier Grall a disparu à l’aube de ce cycle historique, si étouffant pour les hommes libres, quelques années après Dominique de Roux, un autre voyant foudroyé avec lequel il fut souvent en communion de colère et d’impatience. Nous pensons parfois –  peut-être pour nous consoler de sa mort prématurée – que le poète a embrassé l’Ankou en pressentant ne pouvoir désormais supporter cette époque, et lui devenir radicalement étranger. Elle était certainement trop étroite pour une âme aussi vaste que la sienne, trop morne pour  ce cœur de houle et de haute mer. Il écrivait déjà dans Le Rituel Breton, sa première suite poétique publiée en 1965, ces vers manifestes: « Je ne suis pas de mon temps / Je ne suis pas de ce siècle mathématique, technique, atomique, chimique / je ne suis pas d’ici / j’appelle les beffrois au siècle des H.L.M. / j’appelle les alezans au temps des carrossiers / et je veux les bourgs et les pommiers / au temps de l’usine et des passages cloutés. »

Xavier Grall disait n’avoir retrouvé son pays – ses alezans et ses pommiers – qu’à l’âge de trente-cinq ans, et qu’il considéra longtemps la France comme son unique patrie. Il appartenait à cette génération à qui la langue bretonne avait cessé d’être transmise. Il connut aussi peut-être des instants d’amnésie où il oublia ses fidélités premières, et se sentit honteux de son accent et de sa gueule de métèque de la république.  Mais peut-on imaginer Grall autre que breton ? Dans un monde qui s’annonçait déjà bouleversé, ethniquement brassé, sociologiquement uniformisé, il a la grâce particulière de naître Grall, Breton, de nom breton et de confession catholique, à Landivisiau, en pays de Léon – « province grise, rase sous les souffles de galerne, farouchement mystique ou pillarde. Terre pastorale, priante, naufrageuse » -, un 22 juin 1930, le jour du solstice d’été et de la saint Alban. Il est le neuvième d’une famille de dix enfants, qui tenait sans doute davantage du clan que de la cellule bourgeoise. Son père, Joseph Grall, de souche léonarde, militant silloniste et catholique fervent, tanneur de profession dans une région où les éleveurs de chevaux de race étaient nombreux, est un notable et fut maire de sa ville à la fin des années trente. C’est un homme droit, ouvert aux débats intellectuels et sensible à la question sociale. Lecteur de Charles Péguy, il n’est pas un bien-pensant, mais sa piété est sévère, de type janséniste. Sa mère, née Marguerite David, est issue d’une lignée de riches paysans du Trégor, un pays où les habitants sont renommés pour leur légèreté d’esprit et une gaîté qui n’existe pas chez les autres bretons. Elle est fille d’une Bretagne plus chantante, fantaisiste et conteuse, plus celte que celle du père. Cette mère sera toujours pour Xavier une consolatrice et l’incarnation d’un christianisme moins sombre que la religion paternelle.

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Dans son enfance, Grall connut aussi les deux visages d’un catholicisme breton qui rythmait alors le quotidien et n’était pas seulement une pratique dominicale mais une identité et le pilier d’un ordre social. Son visage le plus austère était celui, clérical, des abbés et des recteurs. Ces soutanes noires professaient une doctrine devenue particulièrement pessimiste après l’hécatombe de la première guerre mondiale. Hantés par le péché, ils semblaient rechercher les tremblements et les gémissements de leurs fidèles. « La crainte était l’alpha et l’oméga de la religion, se souvient Xavier Grall dans L’Inconnu me dévore, au lieu que ce dût être la confiance. A croire que ces messieurs n’accordaient de foi au Christ que dans la mesure où ils en accordaient au Diable, et que nous dussions refuser la terre, la piétiner, la haïr pour pouvoir jouir plus tard de l’éternel bonheur. J’en veux encore à ces ecclésiastiques de m’avoir fait vivre cent saisons en enfer ». Mais le catholicisme, en Bretagne, c’était aussi la joie des processions populaires et des grands pardons, des pèlerinages et des fêtes votives ; une piété paysanne qui mêlait le Christ et les saints aux plus anciennes croyances. « Les évêchés avaient beau faire, ce peuple priait selon son cœur et son génie qui n’étaient point de Rome (…) car ce pays a tout absorbé : le rituel païen et la douceur évangélique, la fête et la cérémonie, la nuit, l’aurore ! (…) Les saints ont le visage des anciens dieux ! Les saintes ont le regard impitoyable des druidesses. Christ a des rires de Pan ! ». Cette enfance catholique et bretonne, Grall en recevra définitivement la marque. Ses lecteurs en retrouveront la trace dans ses révoltes et ses refus, les tensions de sa pensée, la sensualité singulière de sa poésie et de sa prose. Xavier Grall restera cet enfant révolté par les duretés cléricales mais exultant devant la création, amoureux des sources sacrées et des chemins sinueux de sa patrie, fidèle à ses pierres et à ses chapelles. Il gardera aussi un cœur inquiet, jamais vraiment accordé au « monde ». Car s’il fut blessé par son éducation janséniste, elle lui a donné le sens de la gravité de la vie. Il ne cédera ainsi jamais aux ambitions mondaines, refusera les arrangements et les concessions. La liberté authentique n’est pas une licence bourgeoise, elle s’affermit dans les luttes et les ascèses.

L’adolescence de Xavier Grall sera rêveuse et rebelle. Comme de nombreux enfants de la bourgeoisie bretonne de cette époque, il est pensionnaire d’établissements catholiques où les prêtres forment les esprits autant que les âmes. Elève du Kreisker de Saint-Pol-de Léon puis au collège de Saint-Malo, il y retrouve une spiritualité sévère et reçoit un enseignement classique ; si classique que ses maîtres semblent considérer le Grand Siècle français comme le seul digne d’intérêt et rejettent un romantisme dont le bouillonnement révolutionnaire leur semble dangereux. Le futur écrivain brûle pourtant déjà pour d’autres voix, plus vives que celles de Boileau et de Malherbe. Son âme celte refuse sans doute instinctivement les froides harmonies et les ordres morts. Il lit et relit Rimbaud, Baudelaire, Nerval, Villiers de L’Isle-Adam, d’autres maudits, tels Tristan Corbière, Laforgue ou Germain Nouveau, que les professeurs ensoutanés proscrivaient au nom de la morale et de la bienséance. Il a aussi la révélation de ces grands écrivains catholiques qui conjuguent la foi et la révolte, la prière et l’imprécation, fustigent les bourgeois et les pharisiens : Georges Bernanos, Léon Bloy, Ernest Hello et Charles Péguy seront des maîtres qui ne cesseront jamais de l’inspirer. Xavier Grall sera, lui aussi, de cette noble lignée de chrétiens insurgés ; une race aujourd’hui presque disparue, les catholiques contemporains préférant souvent la résignation progressiste ou la bêtise réactionnaire aux dangers de l’insurrection. Les années d’Occupation mais surtout les lendemains de la Libération, vont également nourrir cette révolte essentielle de Grall contre le monde moderne. En Bretagne, l’épuration fut particulièrement brutale. La république renaissante s’arrangeait de certains règlements de compte, et encourageait parfois la liquidation d’« inciviques » dont les seuls crimes étaient l’autonomisme ou la défense de la culture bretonne. Il ne suffisait parfois pas d’avoir résisté à l’occupant pour échapper au peloton. Le résistantialisme y montrait une trogne particulièrement ignoble. Le jeune Grall sera dégoûté par « cette fosse de lâcheté et de sang, ces filles rasées, ces prisonniers boches aux outrages, cette haine de demi-vainqueurs qui souillait le soleil de Dieu. »

En juillet 1950, Xavier Grall annonce enfin à sa famille son succès au baccalauréat. Le mauvais esprit des écoles chrétiennes « est reçu ». Il a désormais en poche un sésame capable de lui ouvrir un chemin vers des études supérieures et peut-être une profession. Sur les conseils de l’abbé Trévily, un de ses professeurs, il choisit de s’inscrire à l’Ecole supérieure de journalisme de Paris. Monter vers la Capitale sera pour Grall une expérience douloureuse et il ne s’habituera vraiment jamais à la vie urbaine. Quelques jours après son installation dans la Grande Ville, il écrit à un ami : « Paris me fait peur. J’ai le sentiment de n’être plus moi-même dans ces foules qui puent, dans ces rues, ces abominables tunnels du métro ; le sentiment d’être dépersonnalisé, anéanti. Ce que c’est que d’être né à la campagne ! Un jour peut-être il me sera donné de la retrouver, et de chanter à nouveau le poème de la terre. » Il devra attendre vingt ans avant de revenir définitivement en Bretagne goûter au poème de la terre.

Ses articles ont souvent des accents bernanosiens pour dénoncer les scandales de son époque, et moquer la grande peur des éternels biens pensants qu’ils soient progressistes ou réactionnaires.

La carrière journalistique de Xavier Grall se fera sous les auspices de la gauche chrétienne. Au début des années cinquante, cette sensibilité est très présente au sein du catholicisme français. Elle n’a pas encore été absorbée par la social-démocratie et s’exprime dans de nombreuses publications – d’Esprit à Témoignage Chrétien – qui font parfois preuve d’audaces intellectuelles. Ces revues et ces journaux défendent d’ailleurs des lignes politiques et éditoriales moins naïvement modernistes que certains l’imaginent aujourd’hui. Attentives aux questions sociales et au destin d’un catholicisme populaire alors menacé par la société de consommation naissante, elles se réclament autant de Marc Sangnier et d’Emmanuel Mounier que de Péguy et de Bernanos. Xavier Grall y trouvera un espace de liberté et leur restera fidèle jusqu’à sa mort. Engagé en 1952 par Georges Hourdin à La Vie Catholique il collaborera aussi au Cri du Monde – mensuel lancé à l’initiative de la Jeunesse Etudiante Chrétienne – et deviendra chroniqueur à Témoignage Chrétien, puis au Monde à la fin des années soixante-dix. Grall supporte mal les disciplines d’une rédaction et son caractère orageux rend parfois difficile les relations avec ses confrères. Mais il se sait incapable d’exercer un autre métier ; il n’est bon qu’à cela, écrire. Marié en 1955 à Françoise Jousse, la sœur d’un ancien condisciple du collège de Saint- Malo – épouse admirable qui lui donnera cinq filles et sera son inspiratrice – il doit aussi assurer l’existence d’une famille nombreuse, et ne peut se permettre d’abandonner cette profession.

Le journalisme est donc pour Grall une tâche quotidienne mais il la pratique en écrivain et en poète. Ses articles ont souvent des accents bernanosiens pour dénoncer les scandales de son époque, et moquer la grande peur des éternels biens pensants qu’ils soient progressistes ou réactionnaires. Il avoue se sentir de gauche avec les gens de droite, et de droite avec les gens de gauche. Il est un chrétien libre et irrégulier qui récuse les dogmes idéologiques de son époque, refusant les impasses totalitaires sans se résigner à la démocratie bourgeoise. Dans ses chroniques, Xavier Grall est également un merveilleux évocateur des profondeurs méconnues de la vie ordinaire. Les récits d’une promenade avec ses filles ou des retrouvailles de deux amis d’enfance, le commentaire d’un fait divers apparemment anodin ou d’une émission de l’ORTF deviennent méditations philosophiques et religieuses, petits tableaux de mœurs, poèmes en prose et contes philosophiques. Avant qu’il ne publie des romans, des essais et de la poésie, le journalisme a été pour Grall une école d’écriture. C’est dans les pages des hebdomadaires et des quotidiens, qu’il a d’abord déployé son talent et aiguisé son style, affirmé sa vision du monde et  sa personnalité.

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Né en 1930, Xavier Grall participera comme beaucoup de jeunes hommes de sa génération au conflit algérien. En charge d’une famille, marié et déjà père d’une fille, son engagement sera bref mais traumatisant. Appelé en 1956, il ne séjourne que quelques mois sur le théâtre des opérations, mais il y est témoin de la sale guerre que la république française et les rebelles de l’ALN se livrent. Les rafles qui succèdent aux attentats, le fanatisme des deux camps, la haine qui s’infiltre dans les familles, la brutalité de la répression policière… Il est foudroyé par ces événements qui brouillent la haute idée qu’il gardait encore de la France. « La torture, le spectacle d’un pauvre bougre qu’on trempe dans l’eau croupissante d’un oued, ont atteint en moi le mythe édifiant et mensonger d’une France libératrice. » écrira-t-il dans les premières pages du Cheval Couché. Il se sent devenir chouan face à cette république en guerre et à ses nouvelles colonnes infernales. Les temps sont mûrs pour qu’il retrouve enfin sa patrie bretonne.

L’expérience de la guerre d’Algérie suffit-elle à expliquer cette redécouverte de ses racines et de son identité ? Les années qui la suivirent furent celles de l’engagement de Xavier Grall pour la cause bretonne, et il évoquera certes régulièrement ce traumatisme fondateur et le dégoût qu’il a brusquement ressenti alors pour la politique française. Mais son combat ne sera pas seulement une révolte contre une certaine idée jacobine de la France, contre ce nationalisme niveleur qui prétend déconstruire les peuples pour les transformer en citoyens dociles. La Bretagne n’est pas, pour notre poète, le revers de la nation française, mais un horizon révolutionnaire et spirituel. Elle est une terre où il rêve que l’homme européen puisse abandonner le matérialisme romain pour se ressourcer aux valeurs celtiques et libertaires. « Il se bat pour un certain type d’homme, une certaine race, une certaine façon d’être et de sentir ». L’idée bretonne que Grall va désormais défendre passionnément est aussi une synthèse entre des éléments apparemment contradictoires, et les tensions propres à son âme : l’archaïsme s’y conjugue avec la radicalité révolutionnaire, les dieux celtes cohabitent avec un Christ émancipateur proche de celui défendu par les théologiens de la libération, l’internationalisme avec la défense de l’identité du peuple breton. Dans une longue nouvelle écrite au début des années soixante-dix, La Fête de Nuit, essai romanesque autant que pamphlet et art poétique, Xavier Grall exprime ainsi les raisons de son combat pour la Bretagne : « Défini par la complainte des talus et la colère des vagues, traînant dans mes veines une sève paysanne barattée de noroîts, j’avais voulu m’identifier avec mon pays contre le temps de la technique et de l’anonymat. Chantant ma patrie, je m’étais chanté (…) Ouessant, un jour, prendrait sa revanche et de nouveaux Vénètes vaincraient César, les souffles leur étant cette fois favorables. Et le feu père, le tantad rituel brasillerait à l’orée des bois appelant les ploucs moqués, les fils de rien, les enfants de nulle part à retrouver l’honneur de vivre en ramassant des armes. »

La Bretagne n’est pas, pour notre poète, le revers de la nation française, mais un horizon révolutionnaire et spirituel. Elle est une terre où il rêve que l’homme européen puisse abandonner le matérialisme romain pour se ressourcer aux valeurs celtiques et libertaires.

Xavier Grall a toujours eu l’intuition que sa vie serait brève, qu’il serait un passant dans ce monde. Atteint d’un emphysème, mais refusant d’abandonner « les tabacs et les alcools », il se sait condamné s’il ne se plie pas aux règles d’une existence bourgeoise. Mais il n’est pas homme à plier. Il ne sait pas vivre sans brûler, c’est-à-dire sans excès, sans ferveur. Il est un être de passions dangereuses, toujours sur la ligne de crête, capable de risquer sa santé et sa situation pour ses dieux : la beauté et l’amour, la poésie et l’amitié, le pays breton et son grand rêve de révolution celtique. Il est toujours disposé à prendre les chemins de la bohème ou du maquis. En 1973, il quittera définitivement la région parisienne et viendra s’installer avec sa femme et ses cinq filles dans la campagne de Pont-Aven, à Bossulan, un hameau dont il fera sa thébaïde. Ces années seront tumultueuses et créatrices.

Depuis 1968, Grall participe à la presse militante bretonne – de L’Avenir de la Bretagne de Yann Foueré au Sav Breizh d’Erwan Vallerie -, se lie avec Jean Bothorel, Jean Picollec, le barde Glenmor ou Alain Guel, ancien membre de Breizh Atao qui l’initie à l’histoire complexe de l’Emsav, milite au sein des comités de défense des prisonniers du Front de libération de la Bretagne, ne cesse de manifester sa nouvelle ferveur patriotique et de polémiquer contre les ennemis de sa terre, technocrates jacobins ou régionalistes folklorisants. Grall, qui se revendique pourtant toujours de la gauche catholique, s’intéresse alors avec curiosité à l’œuvre d’Olier Mordrel, dont il écrit en 1977 qu’« elle est la meilleure synthèse sur l’identité culturelle bretonne à travers toutes les vicissitudes et les malheurs de l’histoire. Malgré quelques tics sur la race et la force, elle garde toute sa valeur d’actualité alors que son encre est sèche depuis un demi-siècle. » L’époque n’était pas encore celle des inquisiteurs. Un homme de gauche, chroniqueur au journal Le Monde et à Témoignage Chrétien, pouvait encore rendre hommage à l’œuvre d’un proscrit, sans être traqué par la meute des vigilants. (2). Xavier Grall manifestera toujours cette grande liberté d’esprit, les interdits idéologiques n’ayant aucune prise sur lui. Il plaidait d’ailleurs pour le dialogue entre toutes les composantes du mouvement breton. Il lui semblait exécrable de juger les hommes selon leurs idées ou leur origine sociale. « Tous ceux qui, à un degré ou à un autre, ont aimé la Bretagne d’amour et qui, pour exercer leur passion, ont pris quelques risques, demeurent dans la mystérieuse fraternité du grand royaume celtique ».

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Les derniers jours de Grall seront douloureux – la maladie et la déception devant les échecs de sa cause le rendent parfois amer – mais illuminés par la poésie, lyriques, toujours tendus vers l’absolu. Dans ses derniers poèmes et ses dernières proses, il dit encore son amour de la terre, des êtres et des mers de son pays, de ses hameaux, de ses chemins courbes, de ses dieux et de son Christ. La splendeur d’un pays qui naguère insuffla le génie des bardes, la beauté des navires, la fière insoumission d’un peuple. Il proclame aussi sa révolte, il ne cède pas :

« Nous couvrirons nos murs, nos bois, nos rivières / des mots d’ordres de secrètes batailles / nous lancerons dans nos beffrois l’Angélus des grèves générales / au blason des bruyères nous serons loups / nous sortirons des puantes tanières / nous serons flamme nous serons brasiers / nous serons givre nous serons glacier. / Nous ne sommes plus les manants de leur Suzeraineté (…) Et nous serons dans la musique du monde nouveau / non pas la harpe qui pleure / mais le saxo rageur de l’émeute / et le jazz bariolé de l’espoir. / Nous serons Nègres avec les Nègres lynchés / Nous serons Bengalis avec les Bengalis déchirés de typhons / nous serons arabes avec les arabes matraqués d’Amman / nous serons Basques, Québécois, Bretons / afin que l’histoire ne donne point raison / aux reitres / aux flics / aux indics / aux blattes / aux rats / aux Trônes et aux Dominations. »

Nous préférons les bardes insurgés, les anarchistes lyriques, les cœurs assez battants pour heurter les parois des cages sociales et politiques, les chouans, les bandits d’honneur et les gueux révoltés.

Xavier Grall mérite aujourd’hui d’être écouté à nouveau. Certains pensent que nous devons opposer au siècle, une nouvelle réaction conservatrice ou républicaine. Ils sont nostalgiques d’une république de blouses grises ou d’un ordre bourgeois. Nous préférons les bardes insurgés, les anarchistes lyriques, les cœurs assez battants pour heurter les parois des cages sociales et politiques, les chouans, les bandits d’honneur et les gueux révoltés. Ils rêvent de printemps républicain ou français, nous appelons les étés libertaires…

Olivier François.

[article publié dans le n°161 de la revue Éléments]

Notes :

1) Le Cheval Couché, Hachette, 1977.

2) Après l’attaque  du colloque du GRECE en décembre 1979, Xavier Grall signa une pétition en faveur de la liberté d’expression et du droit de réunion. Publiée dans Le Monde, elle réunissait notamment les signatures de Jean-Edern Hallier, de Roger Peyrefitte, de Thierry Maulnier, de Jean-Marie Domenach, de Pierre Chaunu et de Gabriel Matzneff.

Bibliographie

L’œuvre en prose de Xavier Grall est disponible aujourd’hui aux éditions Terre de brumes. Son œuvre poétique complète est publiée aux  éditions Rougerie.

Sur Xavier Grall :

  • Mikaela Kerdraon, Xavier Grall, Une sacrée gueule de Breton, An Here, 2000.
  • Yves Loisel, Xavier Grall, 1930-1981, Editions Jean Picollec, 1989.