Ronet devant la télévision

Dominique de Roux disait de lui qu’il semblait « se tenir sur ses gardes, en une sorte de veille extrêmement lente, comme polie, tous ses nerfs, toute sa personne se tenant à l’écart, mais toujours prêt à être enchanté par ce monde où il voudrait se perdre et mourir. » Parlait-il de Maurice Ronet ou du Feu Follet, on ne sait plus. Qu’importe. Avec de Roux, en plus d’acquérir la passion des expéditions picaresques, Maurice Ronet a approfondi ses amitiés littéraires et ses goûts. Il y eut Blondin, évidemment, mais aussi Melville et son Bartleby, ou Edgar Allan Poe. Ainsi, pendant qu’il incarnait en 1963 Alain Leroy sous la direction de Louis Malle, Ronet jouait en funambule les torturés dans une adaptation du Puits et le Pendule, réalisée par Alexandre Astruc. Ce moyen-métrage, trop ignoré, a été diffusé sur petit écran le 09 janvier 1964.

Moteurs ; Inquisition ; Action !

Rendez-vous est pris ; vous êtes à Tolède. XVIème ou XXème siècle, c’est égal. Vous êtes face à vos accusateurs, Dieu est seul juge par leurs bouches. Longues robes noires, visages de craie et regards fixes ; lumière atonale. Ce que l’on fait importe peu, puisque l’on naît coupable. Alors il faut payer, par tous les moyens. Payer. Il faut rendre gorge, grâce et raison. Rendre Justice. Une bonne et longue souffrance est gage de bonne rédemption.

Ronet descend lentement dans le gouffre crépusculaire. En cette année 1963, Maurice enchaîne six films. Du navet au chef-d’œuvre. Il faut tourner, c’est tout. La Piscine viendra après. Tourner, tourner dans cet escalier en spirale. Certains paliers mènent aux cellules des vieils anachorètes, l’esprit infusé dans l’étude et la Parole. Maurice, lui, ses geôliers l’exilent en Purgatoire. Seul, avec le cortège de spectres ; sa tête roule comme un fagot sur les marches rendues gluantes par le suintement de l’eau du Tage. Requiem des chaînes. Le Tage… les amants du Tage. Non ; plus d’amants. L’angoisse seule saura le bercer. Bonne et douce amante. Mais avant la délivrance, il faut tourner.

Il vient auprès de moi tous les captifs du monde,

De ce monde total fermé de barbelés

Tourner, par l’amour fou du cinéma qui habite Ronet. Pourtant, jeune, il ne voulait pas. Pas de films ; pas comme ses parents, qui en faisaient, eux, et qui l’ont eu trop vieux. Mais il fait face à la caméra ; il se livre, tout entier dans sa retenue ombreuse. Dans sa solitude intérieure qui en veut trop. Ce qui est beau n’est pas d’aimer, mais de l’être. Il faut tourner, encore. Pour inviter les amis, partout, pour les voyages, pour les femmes. Pour l’AC Bristol, que Nimier lui a appris à conduire les yeux fermés. Pour les whiskies d’ambre de chez Castel. Pour l’instant, Maurice Ronet est sous les ordres d’Alexandre Astruc. Une demi-heure d’isolement avec Edgar Allan Poe. Avec son verbe. Dans la peau d’un condamné à mort par l’Inquisition ; mais prêt à subir toutes les blessures, prêt à voir son torse et son visage parcourus par des rats. Rien n’est trop beau pour la littérature. Poe, et l’ombre géante de Baudelaire, son traducteur. Et Astruc. Grand réalisateur celui-ci. Alors Maurice souffre, pour de vrai. Finies les échappées à l’aube ; les corridas de boulevard. Torture sans fards. Il regarde le pendule, avec son cimeterre aiguisé comme un fil, qui descend sur sa poitrine. Mais l’espérance toujours, la pulsion de vie qui vrille le crâne du condamné. Éviter le chemin du croissant homicide, à tout prix.

Et je songe à la nuit où leurs ombres se fondent,

Où tous leurs désaccords paraissent jumelés !

Et il y a ce puits. Ces ténèbres croupies. Ce trou central dans la cellule, cet œil dilaté avec ses rats et ses serpents. Ne pas tomber dedans, surtout. Mais c’est précisément ce qu’ils veulent. Le plan est ordonné. Supplice de l’esprit avant celui de la chair. Il y a une gamelle, aussi. Avec sa viande trop faisandée, et salée, si salée… L’espérance rappelle Ronet, l’illumine de moitié. Vie ! Vite, Maurice enduit ses liens de cette nourriture d’enfer, couché sur le grabat, avant que le pendule ne lui cisaille le cœur. Viennent les rats aux yeux rouges qui attendaient sa dépouille. Le stratagème fonctionne. Il se répandent comme un flot hideux sur son corps. Ça grouille d’une joie maladive ; ils grignotent les traces de viande, et les liens se rompent. A temps. Le pendule se retire ; les bourreaux s’amusent.

Il vient auprès de moi les captifs de la terre,

Ceux qui se sont battus, ceux qui se sont haïs

Pour ce moyen-métrage, Ronet s’est livré comme jamais auparavant. Un tournage difficile, mais essentiel. « C’est un honneur d’être blessé pour Poe, Baudelaire et Astruc. » Les feux l’ont étreint ; il a dansé comme un dément avec l’agonie et la folie. La mort, toute mort – exceptée celle du puits ! Folie de l’Inquisition, plus diabolique que ses victimes. Génie de Poe. Ronet sur le bûcher, en proie à la splendeur. Sauvé.

Maintenant rassemblés par la même misère,

Et parmi leurs prisons à jamais réunis.

Yves Delafoy

Prolongation : Nous en profitons pour signaler la parution récente du sixième numéro de la revue Raskar Kapac, consacré à Maurice Ronet. Disponible en kiosques et librairies, et sur abonnement.