© Joël Saget - AFP
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Avec Une bouche sans personne, son premier roman, Gilles Marchand proposait une esthétique singulière, à la fois pleine de douceur, d’humour et de gravité. Son nouveau lectorat s’était ému à la lecture de cet homme emmitouflé dans une écharpe pour cacher un terrible secret. Et c’est au contact de bouches sans personne, réunies dans un café du quartier, que le protagoniste s’était ouvert grâce à la narration de récits sur son grand-père. Il y a une élégance dans l’écriture de Gilles Marchand qui insuffle aux romans une correspondance des sentiments et ainsi cette esthétique propre à l’auteur. Avec Un funambule sur le sable, Gilles Marchand semble s’être surpassé, atteignant alors le rang de chef d’œuvre.

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Àpeine avais-je fini de lire la dernière page d’Un funambule sur le sable que je m’empressais d’envoyer un message à David Meulemans, l’éditeur des éditions Aux Forges de Vulcain. Certes, il était très tard, mais l’effet provoqué par le lecture de ce livre méritait que je le partage immédiatement à quelqu’un et qui de mieux que l’éditeur lui-même qui a soutenu l’auteur dans sa création ?! L’éditeur – qui aime parfois à se nommer « notre héros » et par cette publication, il a sans doute raison de s’appeler ainsi – me répond dix minutes plus tard. Il semblerait que ce soit un couche-tard. Ou l’ai-je réveillé ? Il ne me le dit pas et me répond, tout aussi enthousiaste que moi, que ce roman est tout à fait différent d’Une bouche sans personne, mais qu’il a cette même esthétique propre à Gilles Marchand, ce grand conteur. Puis, il ajoute une phrase que je partage tout à fait : « Un grand écrivain n’est pas nécessairement un inventeur de formes, mais une personne capable de revitaliser une forme existante », faisant ainsi écho à la phrase de Goethe qui invitait les artistes à « travailler pour le passé et la postérité ». Autrement dit, il s’agit de faire meilleur avenir avec les éléments élargis du passé, c’est-à-dire, ajouter à la chose existante un petit plus qui lui permet d’être vivant. L’écrivain est peut-être lui aussi un funambule sur le sable : à la fois en équilibre et en déséquilibre. Le terrain est connu, l’auteur l’a parcouru des milliers de fois, c’est le champ de la littérature, mais celui-ci est tortueux, un peu mou parfois, mais il continue et arrive au bout en ayant découvert d’autres passages que lui seul peut emprunter. Ainsi naît un roman formidable.

Un nouveau roman d’éducation 

Avec Un funambule sur le sable, Gilles Marchand donne un nouveau souffle au roman d’éducation. Il y aussi cet autre mot pour désigner ce type de roman. Les Allemands du XVIIIe utilisait le terme Entwicklungsroman – roman de développement personnel si l’on établit une traduction littérale. Enfin, c’est un roman sur l’existence où l’on suit le héros de sa plus tendre enfance à son accomplissement en tant qu’adulte, avec, bien entendu, toutes les péripéties que l’on attend dans un roman d’éducation qui permettent au héros de se forger tel qu’il le souhaite.

Enfin, c’est un roman sur l’existence où l’on suit le héros de sa plus tendre enfance à son accomplissement en tant qu’adulte, avec, bien entendu, toutes les péripéties que l’on attend dans un roman d’éducation qui permettent au héros de se forger tel qu’il le souhaite.

Le héros du roman, Stradi, naît avec un violon dans la tête, une curiosité scientifique qui l’oppose à la société, à son environnement, aux regards des autres qui demeurent dans l’incompréhension de ce qu’ils considèrent comme une anomalie. Pourtant, le héros vit avec, tente d’appréhender ce petit violon dont les cordes vibrent en fonction des situations du héros. Il est là, ne gêne que celui qui le porte, permet à Stradi de parler aux oiseaux et l’empêche d’être au sein du groupe. En marge, Stradi s’engage néanmoins dans la vie avec optimisme. Au fur et à mesure de sa vie, Stradi se nourrit de ses expériences, tente de s’approprier le monde, tout cela avec un violon dans la tête. Les brefs moments de répit, lorsqu’il entend le silence de la mer, ne sont là que pour l’interroger davantage sur sa curiosité et sa manière d’être dans le monde sans que les autres éprouvent une attraction-répulsion à son égard. En outre, nous retrouvons bien la disposition tripartite du roman avec :

  1. les années de jeunesse : les parents de Stradi découvre qu’il possède un violon dans sa tête et font tout pour qu’il devienne “normal”. Nous suivons alors l’entrée de Stradi au collège, puis au lycée, où il se heurte à la violence des autres. Stradi vit alors une des grandes angoisses de tout enfant, celle de se sentir différent et abandonné des autres. Cependant, il peut compter sur le soutien de son ami Max, une sorte de compagnon d’arme dont la jambe boiteuse le place du côté des “différents”.
  2. les années d’apprentissage : Stradi apprend à vivre avec son violon, à faire corps avec lui. Un funambule sur le sable est un roman sur les liens entre les individus et plus particulièrement le regard de l’autre lorsqu’il y a la conscience d’une différence par rapport à la norme. Se déchaîne alors la violence irraisonnée des hommes, motivée par la peur et l’incompréhension.
  3.  les années où le héros se rend maître, en quelque sorte, de son existence : la rencontre amoureuse avec Lélie porte le héros au-delà des nues et le réconcilie avec le monde.

La Correspondance des émotions

L’écriture de Gilles Marchand nous permet de ressentir le bouillonnement des émotions du personnage qui s’exprime à la première personne, rendant ainsi la lecture plus vive si bien que l’on entendrait presque le violon jouer dans notre esprit – si tant est que vous soyez sensible. Ce violon rythme la vie de Stradi comme un chef d’orchestre rythme la musique. Il engage les peines du héros, traduit ses doutes, ses peurs mais aussi sa joie intense lorsqu’il rencontre Lélie la femme dont il tombe éperdument amoureux.

L’auteur y montre à la fois les difficultés de la maladie, sa souffrance et les contraintes que cela peut engager, mais aussi la conscience et la possibilité d’échappatoires c’est-à-dire des moments de joie, de complicité, d’amitiés et d’amour.

En écrivant sur la différence que les autres personnages considèrent comme une maladie, Gilles Marchand ne tombe pas dans le pathos, ni dans la pitié, bien au contraire ! L’auteur est honnête, il aime profondément son personnage et cela se sent. Il y montre à la fois les difficultés de la maladie, sa souffrance et les contraintes que cela peut engager, mais aussi la conscience et la possibilité d’échappatoires c’est-à-dire des moments de joie, de complicité, d’amitiés et d’amour.

Aussi, retrouvons-nous l’humour de Gilles Marchand, quelque peu burlesque avec des images tout à fait absurdes et qui donne de la légèreté à la gravité de la situation de Stradi. Ces touches d’humour, d’innocence sont les traits optimistes du personnage qui ne se morfond pas dans le désespoir et qui s’efforce, toujours davantage, à aller de l’avant. Chaque page tisse le tissu des émotions que crée et imagine Gilles Marchand qui nous invite à faire corps et esprit avec Stradi. Ainsi, c’est un voyage à la fois magnifique et bouleversant où les mots sont une musique lancinante qui perdure tout au long du récit. La musique a son importance. Le personnage de Max égrène au fur et à mesure des morceaux de musique qui ont rythmé les années 70 et 80, comme si les titres des morceaux venaient ajouter une part de sens aux sons du violon. Les émotions sont concentrées, parfois duelles, et convoquent l’imagination et la compassion du lecteur absolument touché par cette lecture. On ne se lasse jamais dans le récit. La force de Gilles Marchand est de créer au-delà du temps réel, un temps de l’imagination avec toutes ces variations de sens, de sentiments et de rêve.

Un des plus beaux  et intenses romans de la rentrée littéraire.

  • Un funambule sur le sable, Gilles Marchand, 24 août 2017, 19 euros 50