Michel Le Bris

« J’ai voulu écrire un roman sur la fiction, sur la naissance d’un mythe. » Michel Le Bris sera l’invité du Festival Livres en Tête le vendredi 24 novembre ! Si King Kong est célèbre dans le monde entier, le nom de ses créateurs est souvent oublié. De leur rencontre à Vienne jusqu’à leur consécration à Hollywood, Michel Le Bris nous relate l’itinéraire de Merian Cooper et Ernest Shoedsack, ainsi que les nombreuses aventures qui ont marqué leurs vies avant qu’ils ne deviennent pour la postérité les pères du mythique personnage de cinéma.

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Pourriez-vous nous décrire votre livre en quelques mots ?
Non (rires).

Et nous proposer l’équivalent d’une quatrième de couverture ?
Oui. Ce n’est même pas moi qui ai rédigé celle de ce livre, je n’y serais pas arrivé. C’est en quelque sorte un océan que j’ai voulu tenir dans une bouteille.

King Kong est un film sur un film. Quant à moi, j’ai voulu écrire un roman sur la fiction, sur la naissance d’un mythe. L’histoire passe à travers mes personnages comme un arc électrique, de la guerre de 14-18 jusqu’en 1933, puisque quelques jours après la projection de King Kong Hitler prend le pouvoir en Allemagne. Les créateurs de King Kong ont cherché à dire ce qu’ils ont vécu de la guerre à travers des documentaires au plus près du réel, mais ils ont fini par faire le film le plus fou, le plus surréaliste, le plus impossible qui soit pour rendre compte du cœur noir du monde. Ce processus qui va du réalisme au mythe m’a fasciné. Lorsque j’ai lancé en 1993 le concept de « littérature-monde », j’essayais de dire par là que c’est l’imaginaire qui a la capacité de dire l’inconnu, et eux, voulant capter les choses au plus près du réel, ont inventé un des plus grands mythes du XXe siècle.

Quel est votre premier souvenir lié au film King Kong ?
J’ai vu King Kong dans les années 60 à la cinémathèque. Je suis sorti en état de lévitation, je n’avais jamais vu un film avec une telle puissance onirique. On se construit à travers des livres, des œuvres d’art, et on s’y reconnaît aussi. Alain Borer et Gérard de Cortanze, deux amis écrivains, m’ont écrit que ce livre était mon autobiographie. Ce n’est pas complètement faux.

Des deux créateurs de King Kong, Cooper et Shorty, lequel vous ressemble le plus ?
Je ressemble à tous mes personnages, masculins ou féminins d’ailleurs. J’ai vécu huit ans avec eux, et ils sont toujours là. Parfois je me réveille la nuit et je me mets à imaginer de nouvelles scènes, je dois me dire : « Non, le livre est fini ». J’ai un autre livre en projet que je n’arrive pas à écrire, je rédige une demi-page et je me rends compte que je rêvasse depuis deux heures en pensant à eux. Il faut aimer tous ses personnages pour faire vivre un roman, se reconnaître dans ces voix multiples qui s’entrecroisent, c’est la chose la plus importante pour un romancier.

Je ressemble à tous mes personnages, masculins ou féminins d’ailleurs. J’ai vécu huit ans avec eux, et ils sont toujours là

Vous parlez des personnages féminins. On en retient trois principaux. Pouvez-vous nous dire quelques mots sur elles ?
Marguerite Harrison est une femme étonnante. J’ai lu tous ses livres et un grand nombre de ses articles. Elle était un génie de la géopolitique. Pendant qu’on discutait de la rétribution des dommages de guerre, elle a écrit un texte disant qu’on créait les conditions d’une deuxième guerre, elle l’a compris de suite. Elle a écrit sur l’Union soviétique, ils l’ont jetée en prison deux fois, elle a failli y rester, mais elle y retournait car elle avait la conviction que là se jouait une partie capitale pour l’histoire du monde. Elle sera à Berlin au moment de l’ascension d’Hitler, elle a compris dès qu’une amie lui a fait passer un exemplaire de Mein Kampf que les monstres se réveillaient.

Ruth Rose est une femme épatante, pleine d’humour, de courage. J’ai trouvé une note de production adressée à Cooper et Shoedsack, qui étaient deux machos timides, des sentimentaux gênés. Elle leur écrit : « Les garçons, vous êtes comme tous les hommes, vous ne comprenez rien à l’érotisme. Laissez-moi faire et tout ira très bien. » Elle imagine cette scène fulgurante dans le film quand Kong prend Ann Darrow dans sa main, la hume comme une fleur et la déshabille comme on enlève les pétales d’une rose. Cela donne une dimension formidable au film.

J’ai lu les Mémoires de Fay Wray. C’est une femme classieuse, et en même temps elle a quelque chose de tragique. Quasiment détruite par une mère mormone hystérique, totalement naïve quand elle rentre dans le monde, elle épouse le premier abruti venu qui finira par devenir nazi et par se pendre. Elle a une histoire d’amour très tendre et brève qui n’aboutira pas avec Cooper, avant que son mari revienne en état d’ébriété comme toujours et que, écrasée par la culpabilité, elle revienne auprès de lui. Elle est pleine d’humour et je l’adore aussi.

Vous semblez très intéressé par la condition des femmes à l’époque.
On ne s’en rend pas compte mais pour les femmes, les années 20 ont été un moment extraordinaire, un moment de libération incroyable. Au sortir de la guerre, il y a cette explosion ahurissante, les jupes et les robes remontent, à la grande indignation des féministes qui étaient en petites collerettes, avec des robes ne laissant même pas voir les chevilles pour montrer qu’elles étaient des filles honnêtes et sérieuses. Tout d’un coup elles voient des filles avec des semelles compensées, les cheveux ras, qui fument dans la rue. Elles regardent ça avec stupéfaction. Quand on observe les photos, il y a une espèce de joie dans les visages, de prendre possession du monde comme si tout était possible tout d’un coup ! Ça va durer dix ans. On retrouve les femmes là où on ne les attendait pas, dans le sport, la littérature, les arts, dans tous les domaines, y compris la politique, dans le cas de Marguerite Harrison, même si ce fut toujours un domaine réservé aux hommes, ce qui fait qu’elle s’est toujours heurtée à un mur. C’était la plus lucide de tous, mais les politiques, les hommes, ne la prenaient pas au sérieux. Elles étaient donc toutes les trois épatantes et j’ai essayé de rendre cette manière d’embrasser la vie à travers ces personnages, qui sont peut-être mes préférés dans le roman.

Pour les femmes, les années 20 ont été un moment extraordinaire, un moment de libération incroyable

De tous les films de Cooper et Shoedsack, hormis King Kong, lequel faudrait-il voir absolument ?
Je pencherais peut-être pour le premier, Grass. Il faut passer sur les cinq premières minutes, où ils ne savaient pas quoi tourner. Ils ont inventé cette histoire ridicule d’un peuple mystérieux que Marguerite Harrison cherchait à trouver. Shoedsack était contre, pour lui c’étaient des clichés éculés, mais il fallait bien tourner quelque chose. Il faut considérer le film à partir du moment où ils se retrouvent avec la tribu des Bakhtiaris, lorsqu’ils sont face au torrent qu’ils doivent traverser, et jusqu’à la fin. Ce qu’ils ont filmé là-bas et la qualité des images font qu’on sait déjà que ce sont de grands cinéastes.

Shorty passe facilement à autre chose dès qu’il a fini une œuvre, est-ce que c’est votre cas ?
J’aimerais bien passer à autre chose ! (rires) Mais tous ces personnages, après huit ans passés dans ma tête, s’y trouvent bien et ne veulent pas quitter l’appartement. Ce n’est jamais simple de passer d’un livre à un autre. Shorty, lui, avait surtout tendance à se déprécier, il n’aimait pas le regard du public et des critiques. Il avait toujours une distance un peu ironique vis-à-vis de ses œuvres.

Après ces années passées à étudier le cinéma, avez-vous envie de voir adapter l’un de vos livres en film ?
Je vois mal celui-là être adapté, ou alors en série. Puisque chaque chapitre est écrit comme une histoire qui se boucle, je ne suis pas contre. La Beauté du monde a failli être adapté. Gaumont voulait en faire un film à la Out of Africa en co-production avec les Américains. Mais quelques jours avant la signature du contrat ils ont changé de directeur de production. En fait j’avais fait au départ une série documentaire sur Martin et Osa Johnson pour Arte et c’est en la voyant que la Gaumont a pensé en faire un grand film de fiction, qui ne s’est pas fait, et c’est comme ça que j’en ai fait un roman. Mais je pensais au roman avant qu’on me propose le film, et je pense que ce n’est pas plus mal qu’il ne se soit pas fait. Un film prend un temps infini pour un résultat aléatoire, vous avez toutes les chances d’être frustré. Avec un roman, vous avez votre papier, votre crayon, personne ne vient vous embêter, vous pouvez plonger en vous-mêmes et ne pas perdre votre temps à discuter avec des gens qui de toute évidence ne comprennent rien à ce que vous voulez faire. Je préfère écrire.

Un film prend un temps infini pour un résultat aléatoire

Justement, Shorty et Cooper sont assez frustrés par les interventions intempestives des studios qui veulent mettre leur grain de sel dans le film, et ils vont jusqu’à brûler leurs pellicules pour qu’on ne puisse pas se servir de leur matériau sans leur accord. Est-ce que vous seriez aussi capable d’un tel geste ?
De toute manière, une fois que le livre est fini, il est terminé. Je ne garde pas de textes qui pourraient éventuellement resservir. Autrefois les écrivains gardaient les manuscrits, les chutes, les coupes, maintenant, même si j’écris à la main, tout finit sur un ordinateur. Le livre faisait cent cinquante mille signes de plus quand je l’ai donné à Grasset. J’ai repris le livre pour le réduire. Mais je ne l’ai pas réduit pour le réduire, c’était pour vérifier qu’il n’y avait pas de tunnels ou d’incohérences. Quand vous écrivez pendant huit ans, vous oubliez un peu ce que vous avez fait. Je ne fais pas de plan, je travaille sur une musique générale, en gardant tous les fils narratifs en tête. Mais finalement, quand on arrive au bout, on s’aperçoit que cela s’emboîte mystérieusement. En relisant, c’était la première surprise. Ensuite, il faut élaguer, enlever un adjectif, une phrase en trop, pour ajuster.

Pourriez-vous nous en dire plus sur la « musique générale » du livre?
Quand j’écris, seule la question de la musique me guide, il faut qu’elle soit tenue jusqu’à la fin, c’est l’essentiel. C’est un peu comme le film King Kong lui-même. Devant le public test, Cooper se rend compte qu’une scène horrible, avec des monstres qui dévorent les marins vivants, qui est un chef-d’œuvre pour O’Brien, le chef des effets spéciaux, ne fonctionne pas. Les gens étaient pris par la magie jusque là, mais cette scène ne fonctionne pas. Alors Cooper la coupe. Il ne faut pas hésiter à couper. Ce qui compte, c’est la coulée. L’essentiel de mon travail, c’est la narration. La structure est globalement chronologique, mais on ne peut pas l’être complètement. C’est pour cela que j’ai cette technique : chaque chapitre est centré autour d’une scène forte, assez forte pour pouvoir introduire des flash-back tout autour, et après articuler tous les niveaux de narration. Ce n’est pas évident. Ce serait bizarre de dire pour un livre aussi long que chaque phrase était calculée au mètre près, mais c’est vrai pourtant. Pour décrire une action, il faut que le nombre de pieds soit impair. Dans la description, il vaut mieux être en rythme pair. Pour rendre compte d’un mouvement, que le lecteur soit vraiment porté, comme pour la marche, il faut un rythme impair. C’est le principe des séries ou des romans feuilletons. Je n’aime pas les écrivains qui jonglent avec des piles d’assiette en disant : « Regardez mon style, je suis brillant ». C’est de l’esbroufe, ça n’a aucun intérêt. Il ne faut pas que ça se voie, il faut que le lecteur soit emporté par ce qu’on raconte sans se rendre compte de ce que vous avez déployé. Je suis plutôt disciple de John Ford, l’histoire avant tout, le reste ne doit pas se voir. C’est le plus difficile, et c’est ce qui me passionne.

Il faut que le lecteur soit emporté par ce qu’on raconte sans se rendre compte de ce que vous avez déployé. Je suis plutôt disciple de John Ford, l’histoire avant tout, le reste ne doit pas se voir

Si vous partiez comme vos héros explorer la jungle, que redouteriez-vous le plus : les petites bêtes ou les grosses ?
Les petites ! J’ai horreur des sangsues, de toutes ces bestioles qui grouillent… J’habite à la campagne et c’est la période où les araignées commencent à apparaître dans la maison, elles ressortent mystérieusement par les baignoires. Je ne suis pas chasseur du tout, je les ramasse avec une feuille de papier pour les mettre dehors, c’est comme ça que j’ai vaincu ma peur. Je me suis régalé à décrire Cooper malheureux au possible dans la jungle, dans une scène des insectes font leurs œufs sous ses ongles des pieds et se mettent à éclater, je me suis fait plaisir.

Parmi toutes les tribus qu’ils rencontrent, laquelle auriez-vous le plus peur de croiser ?
Je pense que ce sont les tribus soudanaises. Leur guide a écrit le récit de leur expédition en disant qu’ils étaient totalement cinglés. Il croyait que ça allait se passer gentiment mais ils se sont précipités dans des tribus de fous meurtriers. Ce sont les tribus qui ont tué Gordon à Khartoum, dans la première tentative de retour du califat, la deuxième étant Daesh. Et ils ont réussi à les bluffer. Lors d’une scène de combat filmée, Cooper ne comprend pas pourquoi ces guerriers se laissent si lentement tomber sur le sol et il se jette violemment par terre pour leur montrer comment faire, c’est alors qu’il se rend compte que le sol est fait d’arêtes de lave. Il aurait pu se tuer ! Il finit à l’hôpital. Son côté « homme de guerre » leur a permis de survivre mais ça aurait pu très mal se passer pour eux.

Dans le livre, Ruth parle à Cooper de plusieurs articles de Stevenson. Est-ce qu’elle les a vraiment lus ou est-ce que vous vous êtes fait plaisir en rajoutant cette référence à votre auteur fétiche ?
C’est un peu les deux. C’est quand Shoedsack évoque Jack London, au moment où il développe sa théorie sur le roman du réel, que vient pour la première fois la conversation sur Stevenson avec Cooper, qui ne connaît pas cet auteur. Plus tard, Ruth Rose le lit et est frappée par cette lecture. A partir de là, j’étais libre de développer la référence et j’avais le droit d’imaginer cette conversation.

Comment a réagi votre éditeur lorsque vous lui avez appris que votre livre ferait plus de neuf cents pages ?
Je ne lui ai pas dit, je ne suis pas fou ! Après La Beauté du monde, j’ai commencé à rassembler de la documentation, et plus j’en rassemblais plus je voyais que c’était une histoire folle. Olivier [son éditeur] me conseillait de faire quelque chose d’un peu plus court. Je pouvais le faire, j’avais écrit Un hiver en Bretagne qui fait deux cents pages. Je lui ai dit : « Cette histoire-là, je la sens bien sur trois cents, trois cents cinquante pages. » Puis il a commencé à voir le temps qui passait… Il a attendu, alors qu’en huit ans certains éditeurs deviennent fous ! Quand je lui ai envoyé le livre, il a poussé un soupir en disant : « Chaque livre a sa longueur, mais si tu pouvais… » Mais il a joué le jeu, il a été vraiment enthousiaste en le lisant et prêt à le défendre contre vents et marées.

Quand j’ai lu, à dix ans, grâce à la bibliothèque verte, Stevenson, London, Melville, Conrad, j’ai su tout de suite que c’étaient mes auteurs

Quel serait votre mot préféré ?
Il y en a un qui est intraduisible en français : « wild », qu’on retrouve dans The call of the wild de Jack London.

Quels sont les livres qui vous ont donné le goût de la lecture ?
Je suis né au bord de la mer, dans un coin de Bretagne où les tempêtes d’hiver sont impressionnantes. Tout gosse, j’avais l’impression que la maison allait s’envoler, qu’il y avait un monstre qui hurlait dehors. Le matin j’allais me blottir dans les rochers, sur une falaise, avec les vagues qui cognaient, je sentais les roches qui tremblaient et j’étais comme ivre dans cette atmosphère. L’écume passait par dessus ma tête. J’étais au cœur du monde, de sa puissance de destruction. Mais la mer c’est aussi la source de toute vie. Et quand j’ai lu, à dix ans, grâce à la bibliothèque verte, Stevenson, London, Melville, Conrad, j’ai su tout de suite que c’étaient mes auteurs, qu’ils parlaient de la mer là dehors, de ce qui m’habitait. C’était Moby Dick, le loup de Jack London, ce jeu de l’ombre et de la lumière. Tout ce que je fais tourne autour de cette idée. Le roman, la poésie, sont essentiellement oxymoriques. C’est-à-dire qu’ils manifestent dans des images l’unité énigmatique de deux termes qui conceptuellement devraient être opposés. Mais il se trouve que le fictif, s’il n’est pas le vrai, n’est pas non plus le faux. Il dit quelque chose qui ne peut pas être dit autrement, qui échappe au concept. Et c’est cet espace que j’aime explorer, et qu’on retrouve avec Kong, qui effraye et qu’on pleure à la fin lorsqu’il meurt.

Quel est votre bruit préféré ?
La mer. Je crois que même dans le ventre de ma mère déjà j’entendais cette rumeur énorme, cette respiration qui brassait les galets. Elle était omniprésente. Notre maison était très isolée, entre un petit port de pêcheur et un hameau de paysans, dans la baie de Morlaix. Tous les étés, je marche sur le chemin douanier. Quand la respiration de la mer commence à m’habiter j’oublie tout le reste, et avec le bruit de la mer viennent les phrases. Toutes les premières phrases de mes livres sont venues là. Pour Les flibustiers de la sonore c’est la dernière phrase qui m’est venue là en marchant : « Après tout il se pourrait que nous soyons aussi des êtres illuminés ».

Comment aimez-vous lire ?
Aujourd’hui, et c’est un problème, je lis utile, pour mes recherches mais aussi pour mon festival. J’ai perdu, et je le regrette beaucoup, l’époque merveilleuse de la jeunesse où l’on flânait dans une librairie. Aujourd’hui, avec internet, on ne commande que des bouquins qu’on connaît. Quand vous flânez dans une librairie ou chez les bouquinistes vous tombez sur un livre que vous ne connaissez pas, c’est la couverture qui vous attire ou la quatrième de couverture. C’est un peu l’aventure. Lire juste pour le plaisir est quelque chose que quelque part on ne préserve pas, et je le regrette parce que je me suis construit par ces vagabondages chez les libraires. Internet vous supprime un peu le plaisir de la découverte, de pouvoir trouver ce qu’on ne cherche pas.

J’ai perdu, et je le regrette beaucoup, l’époque merveilleuse de la jeunesse où l’on flânait dans une librairie

Que vous évoque l’expression « lecture à haute voix » ?
Je ne lis pas ce que j’écris à haute voix, contrairement à Flaubert et son gueuloir. J’entends la musique dans ma tête. Parfois, entendre un lecteur, un acteur, épouser spontanément votre rythme est quelque chose de formidable. Si celui qui vous lit habite votre rythme c’est qu’il y a un moment de coïncidence, de compréhension profonde de ce que vous avez essayé de dire, de faire sentir.

Pensez-vous que l’auteur puisse être un bon lecteur de ses textes ?
Qu’il le puisse, c’est possible, que je le sois, je ne le crois pas (rires).

Quel type de lecteur imaginez-vous lire votre texte ?
Toutes les voix peuvent s’accorder à un texte, seule la musique compte.

Quelle erreur pourrait-on commettre ?
Ne pas respecter le rythme ! Il m’est arrivé une fois d’entendre un de mes textes lu et de tressaillir parce que ce n’était pas du tout mon rythme. Mais le lecteur avait trouvé un autre rythme, et ça collait très bien finalement, alors qu’au début j’étais sur la défensive. C’était une expérience troublante, mais on en revient toujours à la question de la musique, de ce qu’il y a d’indicible dans la littérature. C’est pour ça que les linguistes structuralistes sont des imbéciles, tout n’est pas signe et système de signes. Il y a de l’indicible, car si tout était dicible tout serait dit depuis longtemps, on n’en ferait pas des histoires. Or on raconte des histoires depuis l’aube des temps, il doit y avoir une raison.

L’œuvre d’art est là pour vous procurer ce transport, vous dire que vous n’êtes pas juste un producteur et un consommateur, qu’il y a une part poétique en vous, qui est votre part de liberté, de création

Pour vous, lecture et fête font-elles bon ménage ?
Oui, tout à fait. Lorsqu’on écoute une grande musique, elle vous éveille et vous fait vous sentir plus grand que vous. L’œuvre d’art est là pour vous procurer ce transport, vous dire que vous n’êtes pas juste un producteur et un consommateur, qu’il y a une part poétique en vous, qui est votre part de liberté, de création. C’est ce qui vous reconduit à ce que c’est qu’un être humain dans sa plénitude. C’est une expérience très forte. C’est aussi le miracle de la chanson, elle crée de l’être ensemble. Le pouvoir de la chanson, de la musique, de la création artistique, de donner un visage à l’inconnu du monde, de faire qu’on s’y reconnaisse, est absolument extraordinaire.

Que vous évoque l’expression « TaPage nocturne » ?
C’est une jolie expression pour une manifestation de ce type. Le tapage nocturne peut être absolument insupportable, mais lorsqu’il est réussi, que les gens passent la tête par la fenêtre et descendent voir, dans cet espace de la nuit qui est un temps de suspension des lois du jour, c’est un moment de communion extraordinaire.

Propos recueillis par Fanny Boutinet et Marie-Sophie Simon pour Les Livreurs.