
Renaissance de la Philosophie

(Lutte de Jacob avec l’Ange, par Rembrandt, 1660)
Au début du mois de février 2018 paraissait La Transcendance offusquée, de Maxence Caron, second volume du système qui a désormais pour nom Diaphorisme transcendantal, et dont le premier volume avait été donné à lire au public il y a près de dix ans. La Philosophie recommence, en un sens précis qui, déjà, échappe aux épanouis rieurs pressés, – et pourtant, nul ne semble en vouloir publier la nouvelle. Zone-Critique est ainsi tout à la fois très étonnée et très heureuse de pouvoir offrir à ses lecteurs le premier article consacré, sur le sol français, à un livre qui se présente d’emblée comme une révolution totale, spéculative et stylistique. Si telle œuvre pouvait parler, aisé lui serait-il de proclamer avec raison et les mots de Tzara : « j’ai marché sur le ciel à la devanture du monde ». Il fallait, à tout le moins, en faire état ; c’est fait.
« Où s’égare ton intelligence, où se va noyer ton amour ? Hélas, hélas ! et sans fin hélas ! reviens à ton origine ».
(Bossuet)
Crépuscule
Un long temps depuis, je ne parle plus des livres de l’instant, car il n’y en a pas. Tout au plus, parfois, je médite à partir : depuis certaines pages surprenantes vers ce que, toujours timides, elles indiquent. Cette fois-ci pourtant, je ne veux pas partir d’un tel livre mais l’indiquer, conduire qui veut bien en son dedans, lequel est un au-delà. C’est le moins, lorsque l’on reçoit en pleine figure un si dense, un si neuf colis d’Absolu. Cependant et malgré son évidence, la révolution comportée par ce livre n’est certes pas à la portée du premier n’importe qui venu ; et sans doute aura-t-elle bientôt contre elle la conspiration sonore des quiconques, qui chassent en meute, comme un corps de bassets, et aboient de concert contre la vérité avec le très sûr instinct de leur race de traîne-bedaine. Ils ont hélas l’infaillible flair des inférieurs. La sottise bien en terre plantée jusqu’aux oreilles, tels un rang de girouilles semées par un fesse-mathieu et dévorées par les mulots, ils ne seront certes pas avares de leurs pleurs et grincements de dents. Par quoi leur sentiment sera d’avoir atteint à la postérité ; et de fait seront-ils désormais oubliés en commun sous la très large bannière de leur anonymat dont les siècles ne retiendront que ceci : ils furent parmi les nombreux à ne rien entendre. C’est la seule renommée à laquelle n’importe qui peut aspirer : croyez bien qu’il s’y crochera avec toute la minérale puissance de l’huître glutinée à son rocher. D’autres en perdront soudain leur falzard et se trouveront alors, le calebar à tous les vents exposé, contraints par l’irrésistible motif de leur Narcisse en peine d’écho, de gazouiller l’aveu de leur vacuité avant même que de songer à tenter d’essayer de renoncer à ne rien comprendre. drint aux catholiques, enfin, les principaux intéressés, qui devraient saluer par d’exorbitants enthousiasmes un tel livre où une critique rationnelle de l’athéisme est conduite avec une extrême rigueur, ils n’ont pas le temps d’aller y voir, même de loin, car ils sont trop occupés à célébrer consanguins celui d’entre eux qui, n’ayant rien à dire, l’aura longuement écrit dans tel ouvrage publié avant tout afin d’oublier d’en lire de plus essentiels. « Non erit eis matutina lux » (Is, VIII, 20). Toutes ces protestations de cervelles en friche me lassent dès avant que d’avoir été proférées ; et je leur coupe sitôt l’herbe sous le pied en circonscrivant très exactement leurs biles : « Maxence Caron est fou, il est illisible et mégalomane, sa langue n’est point françoise, son propos est ténébreux, et moi qui suis très beau et très intelligent, je me dispense ainsi de penser puisque j’ai proclamé tant de vérités que j’en suis tout vertigineux ». Désormais, pauvres d’eux, ils n’ont plus rien à exposer puisque je viens, entre quatre guillemets, d’épuiser la complète artillerie de leur raison restreinte. Cela dit, passons.
Cette globale couillonnade grave que beaucoup nomment encore de l’euphémisme trouilleux de « société moderne » pour n’avoir pas à la désigner de son nom véritable qui est apocalyptique, cette furieuse féérie pour aucune autre fois contient une quantité de défauts infinie dont un pourtant est particulièrement bruyant : la haine de la pensée. Ni dégoût, ni désintérêt, ni même agacement fugace, – non. Les temps préambulaires aux révélations ultimes, qui sont les nôtres, sont véritablement et viscéralement en haine de la pensée. Hors et dans l’Université, hors et dans le monde des lettres, partout, ce n’est qu’aversion pour la pensée, dont, à la lettre, on se détourne et qu’à tout prix l’on évite de regarder en face, de peur sans doute d’être changé en une statue de pierre, tant à être ainsi haïe cette dimension l’homme a fini par prendre à ses propres yeux l’aspect médusant d’une Gorgone qu’aucun Persée jamais n’affronte. La plus encombrante conséquence, quoique jamais aperçue par ceux-là mêmes qui l’entretiennent avec diabolique piété, en est la prostitution systématique du beau nom de Philosophie dont à présent l’on n’a de cesse que d’en avoir titré tous les cuistres. Dès lors que paraît l’ouvrage accessoire et faculcultatif d’un gastérologue – car s’il arrive aux gastéropodes de marcher sur leurs estomacs, il est une loi que les gastérologues ont pour unique raison leurs flux et reflux gastriques, ce qui en fait d’ailleurs également des logopodes, puisqu’à force de penser avec leur ventre, ils finissent par écrire, tous, avec leurs pieds – dès lors, donc, que paraît l’ouvrage pédestre d’un gastérologue au talent logopode, la funeste confrérie des cancres s’écrie unanime : « philosophie ! ». De la complaisante pornographie usurpant à fin d’appêtir son lectorat le nom de catholique, qu’elle soit calamistrée de phénoménologie fin de race, ou plutôt frisée aux bigoudis dégoûtants de l’impéritie la plus décomplexée, à l’exhibition infinie des cartographies intimes de telles ou telles opinions infirmes, toute page où, de la plus grossière façon, se trouve singé l’événement d’un raisonnement, toute telle page est immédiatement sacrée philosophique, et son auteur acclamé et proclamé penseur, pensant, pensif. Contre Platon, et pour le plaisir peut-être de l’imaginer giratoire en sa tombe, la philosophie est ainsi redéfinie par l’humanité ultime : l’exploration hypogastrique des domaines de la doxa. Le contemporain timbré du titre de philosophe est celui qui, sur un sujet parfaitement partiel et partialement élu par les imprévisibles préférences de sa concupiscence, expose sans aucune rationnalité l’opinion qui arrange dès toujours ses lecteurs et confortera en eux, au mieux, le bonheur de brouter moins bien qu’une troupe de bovidés édentés. « Ces raisonnements qui ne procèdent point par les vrais principes, écrit Bossuet, ne sont pas tant des raisonnements que des égarements d’un esprit prévenu et aveuglé ». Cela fait des livres si faciles qu’ils sont oubliés avant que d’être lus, et qu’ils font ainsi la gloire de leurs auteurs puisque ceux-ci sont parvenus à faire croire à leurs crédules lecteurs qu’il se pouvait penser sans effort et méditer sans fatigue. Car tel est le vice de ceux qui, ces jours, se font une fierté de lire les « philosophes » de l’instant : se donner le frisson infâme de faire fonctionner les plus hautes sphères de leur cervelle, mais sans la moindre peine. Réfléchir, oui, car certaine position sociale exige que l’on sache offrir à l’assemblée, en diverses circonstances mondaines, son opinion humblement définitive quant au monde, à l’âme et à Dieu ; mais surtout ne point, pour cela, mouiller sa camisole de force. Pensez poussifs et pensez passifs, vous penserez pour tous. Combien d’âmes, qui pourtant se piquent d’entendre quelque chose à la littérature, l’auteur de ces lignes n’a-t-il pas ouïes gémir leur incompétence en matière philosophique pour le seul plaisir coupable de s’y complaire fièrement, au lieu de se mettre avec humilité, une fois pour toutes, au travail… La haine de la pensée est une haine de l’exigence et de l’effort : donnez-moi du facile, ou laissez-moi en paix patauger dans mes marais où flotter n’est pas bien compliqué. « Il y a un drame aujourd’hui : on pense sans effort », confiait Céline à Jacques Chancel, en 1958. Voyez cet anonyme causeur informatique qui, présentant un très mauvais livre, prend ses précautions et toutes ses pincettes afin que de rassurer son courageux lecteur : « Que l’on ne s’effarouche pas trop vite en voyant un ouvrage de philosophie. Moi-même, j’ai flippé ma race en y lisant Spinoza ». Synthèse saisissante des impensants réflexes du contemporain qui, devant un livre de philosophie, c’est-à-dire un livre dont le contenu devrait, s’il mérite ce nom, enseigner l’amour de la Sagesse – devant un tel livre, donc, le gueux graisseux de suffisance sotte « s’effarouche » ou, comme il est dit avec pompe et poésie, « flippe sa race ». Laissons cette engeance et redisons que la philosophie n’est rien de tous ces pervers divertissements. Elle n’est pas un loisir mais un destin. La philosophie est difficile, abrupte, exigeante ; elle n’est pas pour les mimiles ni pour les flemmards, ni pour les glandards ni pour les clampins. Iceux, donc, s’abstenir.
Renaissance
Aux autres, les humbles et courageux, je puis m’adresser et leur dire que l’âge terminable de la haine de la pensée est désormais terminé. Son point final est écrit par Maxence Caron et il a pour nom La Transcendance offusquée. En ce livre, l’histoire de la pensée finit de finir, et recommence, après huit siècles de jachère qui allèrent s’aggravant toujours. C’est à sa lecture, difficile parfois, mais toujours éblouissante, que l’on mesure à leurs justes proportions d’inexistence combien les opuscules qui, d’ordinaire, se font lustrer les pages à se donner des airs philosophes ne le sont en réalité nullement, – non pas un peu ni même presque pas. La philosophie, c’est cela, ou ce n’est rien. « Cela » : une ontologie complète dont le cadre était dessiné déjà par La Vérité captive, qui comporte une théorie de la connaissance entièrement neuve, une doctrine de l’histoire absolument inédite, et, enfin, une métaphysique du corps dont la lecture pourrait bien causer, parmi les catholiques philosomates en mal d’Incarnation mécomprise, bien des rages de dents. « La sagesse consiste à connaître Dieu et à se connaître soi-même », écrivait Bossuet au préambule de son traité De la connaissance de Dieu et de soi-même, avant que d’ajouter ceci d’essentiel : « La connaissance de nous-mêmes nous doit élever à la connaissance de Dieu ». Toute l’âme de La Transcendance offusquée est ici résumée. Voilà donc, à nouveau révélé, ce que Philosophie veut dire, – et celle-ci vaut bien plus d’une heure de peine. L’âme et Dieu : deux objets que, comme l’avait déjà démontré La Vérité Captive, la philosophie des âges classique et moderne s’est acharnée à ne point vouloir regarder en face ; ce que confirme à présent la seconde partie, historique, de La Transcendance offusquée, où sont faites les exégèses de Descartes, de Pascal, de Leibniz et de Kant, dont le but est précisément de faire paraître la profondeur inouïe de l’oubli en quoi la consistance de l’âme humaine et de Dieu fut plongée, avec préméditation, par les grands noms de la pensée dès à partir du XIIIe siècle.
Ensuite de quoi, il n’y a plus que dégringolade longue. Mais là n’est pas l’essentiel de ce livre qui n’est une histoire de la philosophie, comme le premier tome, le précédent, du Système, que parce qu’il est plus profondément et d’abord l’exposition inédite de la métaphysique par laquelle sont rendus à l’esprit humain son honneur et sa dignité ; ou pour mieux dire : par laquelle l’esprit humain est rendu à lui-même en étant rendu à Dieu. Ainsi reconduite à son Principe, l’âme de l’homme peut alors regarder, d’un œil entièrement neuf, l’histoire de la philosophie dont elle voit surgir au grand jour les motifs recteurs, secrets pour tout autre que celui qui se laisse induire en soi et donc en Dieu par Dieu lui-même. Se dévoile alors ce fait que, depuis le décès de saint Thomas d’Aquin, la philosophie ne fut plus jamais – à quelques rares mais grandes exceptions près – à la hauteur de sa tâche dont nous avons dit, avec Bossuet, l’exhaustive topographie : l’homme s’oublie, s’offusque, et, à mesure, obombre son Origine. Il y a là deux décadences qui vont, nécessairement, de concert. À proportion que s’abolit la conscience de la consistance antécédente de Dieu, agonise aussi celle de la consistance substantielle de l’âme. Aussi est-ce du même geste que Maxence Caron parvient, d’une part, à remémorer aux hommes oublieux l’intime structure de leurs âmes, ces « architectures rayonnantes à l’intérieur d’un front têtu », et d’autre part à libérer « les sources asservies aux quotidiens étouffements » (Tzara) dont la lente aventure de l’esclavage progressif usurpa le nom de philosophie, laquelle a pour tâche véritable, tout au contraire, de rendre à la Source les honneurs qui lui sont dus en tant que telle. Cette complicité paraîtra bientôt en toute évidence, mais il nous faut pour notre part, celle de l’exégète laborieux, suivre à la lettre la déclaration de Bossuet et commencer par la connaissance de nous-mêmes qui doit ensuite nous exhausser jusques à la connaissance de Dieu.
À ce propos, la philosophie d’après le glorieux Moyen-Âge exhibe ici sa plus singulière perversion, au sens littéral de ce terme, en ceci qu’elle ne découvre jamais le mystère de la pensée que pour, au lieu de l’habiter et de le méditer en lui-même (conversion), s’en détourner (perversion) afin de le faire servir à la si minutieuse que dérisoire cartographie de ce qu’elle donne à voir en aval et non en amont d’elle-même. Le plus frappant exemple en est sans doute Descartes, qui fait, dans les Principes de la philosophie, de la pensée « ego cogito, ergo sum » celle qui paraît comme, parmi toutes les autres, « la première et la plus certaine qui se présente à celui qui conduit ses pensées par ordre » ; autrement dit, celle outre laquelle il est impossible, par principe, de régresser : d’elle, je ne puis que me servir pour rebondir avec certitude vers les cogitationes, puis et surtout vers le monde qui, lors, se montre à moi dans une pleine évidence, pour autant qu’avec méthode j’en fasse l’examen. Descartes voit bien, mais sans savoir ce qu’il voit, ou sans vouloir le savoir encore, le mystère de la pensée, puisqu’il écrit en un lieu célèbre de ses Méditations métaphysiques : « hoc pronuntiatum, Ego sum, ego existo, quoties a me profertur, vel mente concipitur, necessario esse verum », « cette proposition, Je suis, j’existe, est nécessairement vraie toutes les fois que je la profère ou que je la conçois en mon esprit ». Or, sans plus attendre, à peine cette abyssale vérité entrevue, Descartes la délaisse sur le bas côté et ne paraît pas même la vouloir relever puisqu’il ne s’attarde pas une seconde au fait pourtant le plus digne de question, à savoir que je puis concevoir que je pense. Autrement dit, que je puisse penser : ego cogito, ou mieux encore, que je sois toujours déjà celui qui pense qu’il pense. Descartes le dit, puis glisse dessus sans même en faire le thème de l’une de ses Méditations.
En faisant du cogito la première pensée à quoi puisse atteindre l’homme qui raisonne méthodique, Descartes « aveugle » l’homme devant lui-même et devant Dieu ; et, au lieu d’ouvrir le domaine de la vérité, le verrouille bien plutôt puisqu’il condamne tous ceux qui voudront penser en sa compagnie à ne plus jamais entendre que, outre le cogito, bruisse la révélation de la pensée en elle-même et de l’infini qui l’habite et que manifeste cette si simple évidence que nul ne voulut plus la voir depuis le XIIe siècle : pensant que je pense, je prends sur ce fait un recul incontestable que, chose miraculeuse, je puis prolonger à l’infini, puisque du moment que je me pense en train de penser, inévitablement, je me pense me pensant en train de penser, etc. Le cogito, loin d’être le dernier pas que peut la pensée en elle-même, constitue le premier degré de l’invention de l’âme par elle-même, qui découvre en elle, lorsqu’elle laisse s’épanouir pleinement les implications du « je pense », les espaces infnis de l’esprit, lesquelles l’émerveillent plutôt qu’ils ne l’effraient. Descartes calfate au contraire cet espace en imaginant une impossible coïncidence de l’esprit avec lui-même, dont le cogito tire sa fonction de principe : la proposition « je suis, j’existe » est nécessairement vraie dès lors qu’elle est conçue puisqu’en elle, selon Descartes, ne subsiste aucun écart où pourrait être soupçonné une tromperie que le doute aurait alors pour tâche d’éradiquer. Avant tout contenu, dit Descartes, cette pensée est la plus certaine ; avant même que d’avoir une claire notion de ce que je suis, j’ai science certaine de mon existence, parce que « je pense » est mon être le plus intime, le lieu où, purement et simplement, je suis qui je suis. Pas même encore une res cogitans, seulement l’acte d’une pensée qui se saisit immédiatement et – c’est là que le bas blesse – se repose en cette saisie comme en sa pensée prime.
Or, affirme et démontre Maxence Caron, il n’en est rien, car un examen rigoureux de cette dite première pensée conduit, de très nécessaire façon, à cette vérité qu’il n’est pas de pensée absolument première, parce qu’il n’est pas de coïncidence possible de l’esprit à lui-même qui est, au contraire, toujours déjà en retrait sur lui-même mais dedans lui-même. La pensée est pensée parce qu’elle est excès permanent sur elle-même : recul, écart infini entre elle et elle-même, elle est cette réalité singulière absolument ci-bas qui est assez à distance d’elle-même pour laisser place à toute chose – à commencer par elle qui peut, sans fin, se penser pensante, et penser cet acte même de recul, et ce second encore, et ce tierce, et ce quart, etc. Penser est excessif, à la lettre ; et toute l’histoire de la philosophie classique, puis moderne, se dessine alors comme le désir de domestiquer cet excès et de le reconduire aux bornes d’un monde qui pourtant, s’il n’y avait pas en la pensée cette essentielle capacité de recul, ne pourrait pas même surgir à son regard. « L’esprit de l’homme, écrit Maxence Caron, ressemble à un miroir, qui réfléchit au double sens de ce verbe : en rétrocession infinie, il laisse aux choses un champ d’expression et toutes les formes viennent se refléter en lui, il est capable de prendre distance à l’infini par rapport à tout contenu » (p. 87).
Réflexion et réflexivité
Mais à la lecture de pareille image, une objection pourrait germer qu’il faut réfuter et qui se peut ainsi formuler : n’est-ce pas là, benoîtement, redécouvrir sous d’autres termes la réflexion telle qu’elle fut pensée par l’Idéalisme allemand et tout particulièrement par Hegel, chez qui de même la conscience n’est jamais pure immédiate coïncidence à soi dans le Moi puisqu’elle est, bien plutôt, l’acte de se transcender ; non point donc une sphère close, un côté seul du rapport objectivo-subjectif, mais, comme il l’écrit dans L’Encyclopédie, « le tout du Rapport », c’est-à-dire l’acte de se rapporter à soi en sortant de soi pour y pouvoir revenir par ré-flexion, et atteindre dans ce mouvement le fond de sa propre identité ?
Nenni, et même tout du contraire. Ce que Maxence Caron nomme la « réflexivité », c’est-à-dire cette « rétrocession infine » qu’est la pensée en elle-même, et qu’elle peut prendre sur elle-même aux confins infinis de son intimité, est la condition de possibilité de la réflexion telle que la concevait Hegel : elle vient avant, en aval, et la rend possible ; mais ne lui est certes pas superposable. Car, comme Descartes bien qu’en un autre endroit, Hegel arrête arbitrairement sa pensée introspective à ce qu’il nomme la négativité, identifiée à la pensée elle-même, et dont Heidegger déjà avait bien vu qu’elle n’était jamais questionnée en son essence et son origine. La négativité est, chez Hegel, l’axiome proclamé premier qui permet de résoudre, en deux dimensions, le problème qu’il entrevoit et qui est celui de l’existence de la conscience dans le monde : son Idéalisme est un cubisme.
La réflexivité chez Maxence Caron au contraire désigne le point de fuite, « hors et dans nous », dirait Pascal, que l’âme ne peut jamais comprendre puisqu’il l’a précède absolument et lui donne, ainsi qu’au monde tout entier, de pouvoir être et de pouvoir lui apparaître : le maxencéisme révèle la perspective qui manquait à toute la philosophie moderne, et tout particulièrement à Hegel. Ce dernier, en effet, verrouille toute rétrocession de la pensée en elle-même par le concept de négativité qui tente de résoudre l’énigme de la réflexion, ce fait que je puisse me penser, c’est-à-dire penser « Moi = Moi », par l’enfermement de l’esprit dans la claustration de soi, dans un pur mouvement sans fin ni fondement : le Système de la science n’explique certes pas que je puisse m’apparaître, il se contente de me reconduire à cet axiome arbitraire par quoi je suis identifié à cet acte même d’apparaître. Le Soi, le sujet n’est rien d’autre que l’advenue d’une identité à soi : « Moi = Moi », motion sans motif, acte sans agent. Hegel ne va pas outre la réflexion, il la creuse et s’y installe – il l’explique par l’intérieur comme cette inexplicable inadéquation du Moi à lui-même dont l’identité la plus profonde est de différer de soi juste assez pour que cette différence puisse être reconduite à une plus haute identité qui advient au cœur de la différence comme le mouvement même de différer, en tant que celui-ci apparaît comme simultanément rapport à l’autre et rapport à soi dans son autre vu comme tel. Mais l’identité, chez Hegel, le signe d’égalité entre le « premier » et le « second » Moi dont, à ses yeux, l’identification dialectique signifie le Soi, cette identité est rendue impensable du simple fait qu’elle est formulée comme une égalité : si Moi est égal à Moi, alors loin de s’enluminer le mystère de la réflexion s’obscurcit considérablement puisqu’il me devient impossible d’expliquer que je puisse penser cette identité paradoxale. Si Moi était seulement égal à Moi, il n’y aurait en lui nul espace où cette égalité se pourrait contempler puis formuler elle-même ; et Hegel le sait bien qui se contraint les sophismes sinueux à démontrer que cette égalité s’explique par la magie de la négativité, laquelle fait du sujet un pur mouvement de différenciation d’avec soi et, en lui-même, en même temps, d’identification avec soi-même. Hegel sait bien que la réflexion a besoin d’espace, a besoin de place pour se déployer, mais puisqu’il pense en deux dimensions, au lieu d’aller la chercher là où elle est, c’est-à-dire à l’intime de la pensée elle-même qui se dévoile ainsi débordant les limites cubistes du monde, l’auteur de la Phénoménologie de l’Esprit va la chercher, horizontalement, dans sa conséquence qui est la capacité de la conscience à sortir de soi et à s’extérioriser. Tournant le dos à toute inspection de l’âme par l’âme, Hegel tente de résoudre le problème de la réflexion en le reconduisant non pas à sa source de possibilité, mais à ce que la réflexion rend elle-même possible : la pensée n’est pas examinée en sa teneur propre, pour elle-même, en son essence, mais elle est au contraire réduite à l’une de ses puissances. La conscience hégélienne est constamment occupée par ses objets, elle est affairée, et cela en permanence ; au point que l’ultime révélation de la Phénoménologie est celle de la correspondance exacte de l’intérieur et de l’extérieur, de son dedans et de son dehors. Il n’y a pas d’essence de l’âme outre son acte d’extase permanent vers les objets mondains qui finalement s’avèrent être son seul contenu possible.
Ce que Maxence Caron nomme la « réflexivité » est tout autre et signifie la capacité d’introspection infinie de l’âme, autrement dit son essence même qui est de pouvoir regarder en elle avec toujours plus de profondeur, s’approchant toujours de son cœur sans l’atteindre jamais puisque son point le plus intime est, tout à la fois, ce qui lui est le plus extérieur : son plus intime l’outrepasse, et elle n’honore son être, sa vérité, qu’une fois ce paradoxe assumé et pleinement habité. La réflexivité n’est donc pas la réflexion, elle rend possible la réflexion en tant qu’elle est l’essence même de l’âme pensante, cet excès inexplicable au sein du monde qui la fait capable d’aller plus loin et plus haut qu’elle même sans sortir d’elle-même, de se regarder se regardant à l’infini, sans avoir besoin, comme le croyait Hegel, de sacrifier son intériorité constituante et consistante au jeu vertigineux des rebonds de soi vers l’autre et de l’autre vers soi, caricature grossière du cycle d’exitus et reditus que méditait la philosophie médiévale et dont le motif rémane, mais radicalement déraciné, dans le Système de la science. « Ce que je vois, écrit Maxence Caron, c’est qu’en régime ontoréflexif il y a, pour ainsi dire, « plus grand » que l’infini, il y a cette réalité infinie qui peut penser l’infini… Il y a la réflexivité. Or seul l’homme pense l’infini, et pourtant sa pensée réflexive ni son être, l’être de cette pensée réflexive, ne sont infinis puisque, capable de penser à l’infini il n’est pas capable de la connaissance infinie, pas plus que de s’élever à la connaissance de l’infini » (p. 130).
Ainsi la réflexivité éclaire-t-elle d’un jour neuf le surcélèbre argument de saint Anselme, dit « ontologique », dont le nerf explicite est le fameux « id quo majus cogitari nequit », « ce dont je ne puis rien penser de plus grand ». Point n’est ici question, en effet de confondre cette singulière pensée avec une idée ou une pensée quelconque, mais au contraire d’en faire voir l’origine. Si, en effet, la pensée peut formuler un tel « id quo majus cogitari nequit », l’idée d’un être tel que rien de plus grand ne puisse être conçu, c’est précisément parce que la pensée est toujours déjà en excès sur ses propres limites, qu’elle peut donc se représenter comme telles, sans pour autant les circonscrire. En aucun cas, comme le croyait naïvement Kant qui ne fit que répéter les objections que, de son vivant, un certain Gaunilon fit à saint Anselme, déjà ; en aucun cas, donc, il ne s’agit d’abruptement sauter du concept à l’être, de l’essence à l’existence. Là n’est ni le propos ni l’intention de saint Anselme qui entend tout simplement faire voir à l’esprit humain son être qui est, comme l’écrit Maxence Caron, de « penser l’infini » sans être « capable de la connaissance infinie », et moins encore de « s’élever à la connaissance de l’infini ». L’argument de saint Anselme ne passe donc pas du concept à l’être puisque son objet n’est pas « l’idée de Dieu » mais bien plus profondément l’événement, dans l’être, d’une pensée de l’infini par un esprit qui n’est pas cette infini lui-même. Rien de plus grotesquement anachronique que de projeter sur la doctrine de l’évêque de Cantorbéry la rigide ségrégation de l’essence et de l’existence, de la pensée et de l’être, qui caractérise l’idéalisme transcendantal de Kant où la pensée, esseulée dans une impossible pureté, doit toujours aller mendier hors d’elle, dans l’intuition sensible, son contenu. Sujet, pensée, essence d’un côté, et, en face, objet, être, existence : ce cadastre cadavérique n’est pas celui où s’épanouit le propos du Proslogion, il est seulement celui où l’esprit trace les contours étroits de son propre tombeau, le creuse et s’y enterre, enfin, pour continuer sans vergogne à « tâtonner dans les ténèbres en plein midi » (Is. LIX, 10).
Ce que vise saint Anselme est ce fait bien plus originel que cette dislocation que le kantisme prit plaisir à solidifier tant et plus, jusqu’à ce que la fluidification hégélienne de toutes les déterminations pourra finalement paraître comme la seule solution aux apories à quoi condamne l’acceptation irréfléchie des postulats les plus profonds de l’idéalisme transcendantal ; ce fait, donc, que dans l’intériorité d’un certain être (l’homme), par essence, se manifeste l’infini qui, se manifestant, configure à l’image de son infinité ce qui n’était jusques alors que ressemblance. L’infini est pensé sur fond de « rétrocession infinie », autrement dit sur fond d’infini, et il est donc à la fois l’objet d’une telle pensée ainsi que sa condition de possibilité, et sa forme même, puisque l’infini n’est pas une « idée » parmi d’autres mais le fait pour l’esprit de se représenter à soi-même pensant, ce qui implique immédiatement qu’il se représente se représentant ainsi, etc. Par Dieu seul, l’on va à Dieu, qui est le chemin, la Vérité et la vie. Par l’infini, seulement, l’on va vers l’Infini qui est déjà présent comme existant dans la pensée que je puis avoir de lui, sans, on le voit, qu’aucun saut paralogique soit exigé de l’intellect qui jamais, alors, ne sort de lui-même et ne fait au contraire qu’aller toujours plus avant en ses propres profondeurs, où se découvre Celui qui n’est pas lui et qui est cependant plus intime à lui-même que lui, selon le mot célèbre de saint Augustin.
« Le plus secret de tous c’est toi le plus lointain » (Tzara)
Considérée en face, dans son être propre c’est-à-dire en sa consistance et non seulement dans le dynamisme dont cette subsistance la rend capable, la pensée d’elle-même conduit à plus grand qu’elle et qui la fonde. Non pas simplement le fait d’être et de ne pas être soi, comme le voulait Hegel, non pas simplement le fait d’être habité par une négativité mouvante et motrice d’un même mouvement – mais bien plus profondément le fait de comporter en soi un espace plus grand que soi, et plus grand que le monde tout entier. L’homme, ce « grand monde dans le petit monde », comme l’écrivait Bossuet citant saint Grégoire de Nazianze, et non le contraire : le microcosme n’est pas celui qu’on croit puisque l’homme, lui, par la pensée, peut penser la totalité du monde, c’est-à-dire la mettre à distance et lui offrir un champ de phénoménalité suffisamment vaste pour apparaître comme tel. La formule de l’Idéalisme allemand, particulièrement exploitée et labourée par les labeurs agraires de Hegel, celle selon quoi « Moi = Moi », soudain, se transforme en celle qui rend possible à la pensée de se confronter à elle-même sans faux-fuyant : « Moi > Moi ». Je ne coïncide jamais, je n’adéquate jamais à moi-même ; tout au contraire, plus je m’approche de mon centre, du lieu où une telle coïncidence serait possible, plus je m’échappe à moi-même, plus je me glisse entre mes propres doigts ; et plus je vois en moi béer infiniment plus que moi, dont je dépends. « La pan-ora-noèse, écrit Maxence Caron, désigne la prise de champ de la réflexivité, et l’élément panoranoético-diaphorique désigne la pensée comme différence réflexive » (p. 74). Voilà donc la pensée reconduite à son essence et, tout unimement, son origine. Son essence est « panoranoèse » en tant qu’elle est capable d’un recul infini sur toute chose et sur elle-même, et que cette seule capacité rend possible que pour elle surgisse quelque objet, interne ou externe, que ce soit. Loin d’être connaturel au néant, comme le croira toute la postérité hégélienne, de Sartre en Heidegger, la pensée est plus que tout l’être mondain et, pour le dire franchement, elle est plus que tout l’être créé, tout en étant elle-même créée : elle est à l’image et la similitude de son Créateur, c’est-à-dire de Celui qui fit tout paraître, être fini et pensée finie, de manière absolue. La « panoranoèse » ne s’explique pas par une puissance de néant – seul espace de respiration que s’autorise à habiter la philosophie amnésique – mais par un surplus d’être, en tant que la pensée est ce par quoi l’être de la créature rationnelle ressemble à l’Être même subsistant, Principe trinitaire où toute chose trouve son origine et sa fin. Car, « cette réflexivité inouïe qui rend l’homme capable de penser l’infini […], cette réflexivité a une source au même titre que l’idée d’infini comme contenu, inscrite dans le fini, en a une : le seul être capable de penser l’infini par lui-même, le seul être qui ne reçoit pas cette réflexivité et l’éploie en lui-même ». Cet être, Maxence Caron le nomme : « c’est l’infini qui est en soi Principe, Logos et Esprit, autrement dit qui est Trinité » (p. 130).
L’homme, par sa pensée, est plus que le monde, il est plus que le Tout, pour emprunter une ultime fois le lexique hégélien, et très logiquement ne peut-il donc tenir sa propre essence, si excessive, de ce qui ne lui serait point supérieur : son Origine n’est ni moins ni seulement autant que lui, elle n’est donc ni du monde, ni le monde lui-même, que la pensée surplombe sans effort. Elle n’est pas moins mais infiniment plus que lui, et elle est donc le seul Être capable d’être réflexif à un degré de perfection tel qu’il lui devienne possible de transmettre cette réflexivité à un autre que lui, qui, en la recevant, se reçoit des mains de ce Principe. La connaissance de l’âme élève à la connaissance du seul Dieu véritable, car seul capable d’assumer toutes les dimensions que la raison exige de voir réunies en cette notion de « Principe », et dont la première est de n’être pas moins que ce dont il est cause, sans quoi sa causalité serait plus qu’inexplicable : une grotesquerie grotesque – qui, pourtant, parut satisfaire tout particulièrement Hegel dont le dieu ne devient dieu qu’une fois le monde « créé » par cet absolu dont la définition même est de n’être rien en soi et d’attendre du fini la vérification de sa propre identité infinie. Ce n’est qu’en l’Être subsistant du Dieu infiniment transcendant que, écrit Maxence Caron, « la réflexivité, qui tient par nature en extériorité l’objet de sa conscience, la réflexivité, en soi hors de soi, se reçoit en toute possibilité et de soi : son inhérent décalage dans le recul vis-à-vis de l’objet relève ici de son immersion dans cet objet lui-même qui l’envoie à elle-même autant qu’il se délivre comme contenu » (p. 142). C’est donc tout logiquement et tout naturellement que l’on passe de la consistance de l’âme à celle de Dieu, qui seule la rend possible sans pénibles paralogismes. À moins d’arrêter la pensée en chemin, de lui fixer un terme arbitraire et tyrannique et s’y installer, les bras croisés, afin de se contenter de ressasser et de ruminer le chemin déjà parcouru, la conséquence est bonne qui conduit l’esprit de son essence panoranoématique à la Substance du seul Principe capable d’être source de telle essence, c’est-à-dire d’un Principe, nous l’avons dit, qui soit le Dieu trinitaire en qui seulement se conjuguent les exigences maintes découvertes avec évidence par la pensée lorsqu’elle fonctionne en régime de fidélité réflexive. Exigences qui sont de subsister en un être qui soit, au plus haut degré de perfection, toutes celles qu’autrement il ne pourrait avoir données à sa Création, et cela vaut bien sûr, en premier lieu, pour la perfection panoranoétique. « De même que le fini n’a l’idée de l’infini que parce que l’infini la lui transmet, le fini n’a la faculté réflexive d’avoir l’idée de l’infini que parce que l’infini est Trinité qui lui transmet la réflexivité. De l’un à l’autre c’est conséquence » (p. 130). Le Créateur ne peut être moins que ce qu’il donne à ses créatures : il donne à l’homme l’être pensant, il doit donc être plus parfaitement pensant que l’homme. Mais outreplus, il donne à l’homme de penser à lui ; il se donne donc en lui donnant l’être, sans toutefois déchoir de sa transcendance, sans devenir identique à sa créature puisqu’il se donne à elle en tant qu’infiniment différent, – sinon ce n’est pas lui qu’il donnerait mais une idole odieuse de lui-même.
Lexique du Logos neuf
Autant d’aspects très logiquement tressés, que disent tour à tour toutes les déclinaisons que Maxence Caron déploie à partir du terme de « diaphorisme » qui, depuis le grec, dit le fait d’être différent, d’être séparé de quelque chose ; et le lecteur de La Vérité Captive reconnaîtra dans le « diaphorisme transcendantal » l’expression de ce qui, alors, était prononcé sous le nom de « différence fondamentale », à savoir le fait pour le Principe de n’être rien de ce qu’il crée, ni réductible à l’acte de création par quoi le monde et l’homme surgissent dans l’être, – le fait, donc, pour le Principe, de consister trinitairement car parfaitement en soi-même. Il y a alors et tout d’abord la Différence elle-même du Principe, sa subsistance propre, et c’est l’« archédiaphora ». Mais cette Différence, celle de Dieu même (et alors, elle est « théodiaphora »), est le fondement de possibilité de la structure pensante de l’homme, qu’elle constitue en lui accordant d’être à son image et d’avoir pour essence de s’approfondir jusques à sa similitude. Ainsi, elle est « cathestécodiaphora » et, étant telle, précisément, elle se révèle capable de créer un monde, c’est-à-dire d’outrepasser son propre être infini pour faire advenir l’être fini, temporel et mortel qui est infiniment différent d’elle : ce pouvoir d’ainsi se transmettre, de se donner par amour à ce qui, sans elle, ne serait rien, Maxence Caron le nomme « paradidonodiaphora » ou « métadiaphora », – dans les deux cas : acte inimaginable d’aller au-delà de ce qui n’a pas d’au-delà, et d’accorder à ce qui n’est rien d’être, et d’être à l’image de Celui qui est absolument. En tant qu’il fait l’homme à son image, le Théodiaphore est « eïkautopoïete » puisqu’il donne à l’une, éminente, de ses créatures, d’être créature réflexive, laquelle est, « en sa fractale panoranoétique, l’image, créée par auto-franchissement, c’est-à-dire par métadiaphora, de la Différence fondamentale » (p. 73). Ce qu’il est urgent d’entendre ici, avant toute autre chose, c’est que cette virtuosité néologique n’a rien d’un jeu gratuit de langage. Elle est rendue nécessaire non seulement par le fait que les réalités décrites ne furent jamais nommées comme telles et ne se peuvent donc adéquatement penser hors d’une langue neuve et refaite aux proportions de son Objet, mais aussi par le fait qu’en les déduisant logiquement de la seule racine « diapherein », Maxence Caron rend lisible à même son lexique la consubstantialité de toutes ces déterminations dont aucune ne peut être, dans la pensée rigoureuse du Principe, économisée. Certes, Dieu pourrait n’avoir pas créé le monde, – mais la question n’est pas là car Dieu en tant que Dieu ne peut pas, en revanche, n’être pas en capacité de créer le monde, et de le créer d’une telle façon que ce monde soit, tout entier, un hymne à sa Gloire dont il transmet à ses créatures le vestige et, à l’une d’entre elles, son image et sa ressemblance. La liberté d’être un imbécile heureux, certes, ne peut être refusée à personne ; mais c’est cependant en faire l’aveu que de reprocher à La Transcendance offusquée d’exposer une pensée inédite en une langue inouïe, où la préciosité n’a aucune part, pas plus que le jargon. Il n’est pas un seul philosophe dans toute la tradition qui n’inventa le langage capable de porter la nouveauté de son propos : jamais on écrivit le grec comme Platon avant Platon, jamais on écrivit le latin comme saint Augustin avant saint Augustin, jamais on écrivit le français comme Descartes avant Descartes, jamais on écrivit l’allemand comme Hegel avant Hegel, et jamais on écrivit non plus ce même allemand comme Heidegger avant lui. À plus forte raison, la première pensée pleinement consciente de la Différence absolue du Principe doit-elle s’affirmer absolument différente des « mots de la tribu ». Leur donner un sens plus pur suffisait à Mallarmé, mais Mallarmé était un hégélien extrême, et la puissante nouveauté de sa pensée s’ébat à l’aise dans la pâture cerclée et sarclée par le Système de la science. Signe des temps : le vingt-et-unième siècle restera dans les mémoires comme le premier des âges durant quoi la Philosophie dut se justifier de ne parler pas comme le premier journaliste venu… C’est risible et ne mérite pas plus que cette digression brève. Revenons à Dieu qui, pour mériter ce nom, doit comporter toutes les dimensions que décrit exactement et clairement la néologie de Maxence Caron.
Trinité au Principe
Pour que le Principe soit Principe, pour qu’il soit capable de donner à l’homme son être pensant, il faut que le Principe soit Trinité, c’est-à-dire démultiplication pensante et aimante de soi en soi-même à l’infini, Subsistance parfaite qui seule peut donner à l’être créé de l’imiter si imparfaitement en subsistant par soi à proportion du don perpétuel de l’être qu’elle lui fait (autrement dit : en ne subsistant par soi que par elle). Dieu, écrivait saint Thomas d’Aquin, est « ipsum esse per se subsistens » : définition strictement, à première vue, philosophique, qui contient pourtant en elle, compliquée, déjà, la notion de Trinité puisque, selon son Commentaire du Liber de Causis, subsister ne signifie rien d’autre qu’être capable de faire retour ou de se convertir à sa propre substance, en sorte que « si aliquid ad seipsum convertitur secundum suum esse, oportet quod in seipso subsistat », « si quelque chose se peut convertir à soi selon son propre être, il doit subsister en soi-même » (l. 15). L’être même subsistant par soi est donc un être capable de faire retour à sa propre essence, ce qui est le propre des êtres connaissants (sciens), selon la Quinzième proposition du Liber de Causis. Dieu, en tant que tel, est donc nécessairement capable de se connaître, et parfaitement ; et saint Thomas démontrant par ailleurs qu’en Dieu, être et connaître sont substantiellement identiques, il est nécessaire alors d’admettre la doctrine révélée du Verbe, Personne subsistante, identique à l’Essence divine mais engendré de toute éternité par le Père selon le mode de l’acte intellectuel. En son Verbe, Dieu se connaît donc parfaitement, sans qu’aucune distance phénoménologique ne soit nécessaire à cette connaissance puisque, de manière absolue, il consiste en soi-même et y démultiplie infiniment sa propre infinité qu’il regarde s’épanouir en lui et qu’il aime s’épanouissant ainsi – et cependant procède par mode d’acte volontaire la Troisième personne divine, le Saint Esprit, sans qui il y aurait en Dieu l’inadmissible imperfection d’une parfaite connaissance de soi comme le Parfait, mais qui néanmoins ne s’accomplirait point en une approbation amoureuse de soi-même comme tel. Ici cependant un objection doit être considérée car, vérifiée, elle serait de la plus haute gravité. N’est-ce pas là succomber aux charmes ancestraux d’une déduction de la Trinité par les seules forces de la raison naturelle, ce qui reviendrait à faire glisser insensiblement mais sûrement le Diaphorisme transcendantal sur la pente de ces hérésies qui tant accordent à la raison humaine qu’elles finissent par faire de la substance trinitaire elle-même une nécessité rationnelle, – donc une vérité soumise aux exigences de la raison créée qu’icelle peut alors, à la lettre, « comprendre » ?
Au vrai, il n’en est rien.D’abord parce que Maxence Caron, c’est la moindre des choses, n’entend rien circonscrire du mystère divin : « il est impossible, écrit-il, de concevoir Dieu avec rationalité hors la prise en charge de l’immensité, c’est-à-dire qu’il est impossible ici, à proprement parler, de « con-cevoir » ou de « com-prendre » là où il faut se laisser prendre dans la con-sidé-ration » (p. 128). Ensuite parce qu’il ne faut perdre jamais de vue que le régime de fonctionnement de la raison, dans La Transcendance offusquée, n’est pas à parler exactement la pure « raison naturelle », puisque celle-ci, à dire vrai, n’a jamais existé. Que l’on se rapporte par exemple, pour s’en convaincre, aux deux études du Père Henri de Lubac consacrées au mystère du surnaturel, où il est longuement démontré que la notion de « pure nature » n’est rien de moins qu’un mythe de la théologie moderne. Comment, dès lors, saurait-il y avoir une pure raison naturelle, s’il n’est pas même de pure nature ? Il est, tout au plus, un usage naturel de la raison, que peut adopter le chrétien à fin de pédagogie apologétique, rejoignant ainsi le païen ou l’athée sur le terrain même de ses impuissances intellectuelles pour lui faire voir que, même à ce niveau, à armes égales, les vérités catholiques peuvent triompher de la mauvaise foi. La nature de la raison n’en est pas changée pour autant, qui est surnaturelle. Car « l’être d’homme, à proprement parler, ne vit jamais « dans » la nature, mais plus exactement à côté d’elle » (p. 78). Et saint Thomas lui-même, peu suspect d’avoir par trop aimé se guinder jusques à un style inconsidérément exagératif, saint Thomas d’écrire : « naturaliter anima est gratiae capax », « l’âme est naturellement capable de la grâce » (ST, I-II, Q. 113, art.10).
En d’autres mots, mais exactement synonymes, l’âme humaine est ce paradoxe : un être naturellement capable du surnaturel, un être donc dont la nature est d’être capacité de surélévation à ce qui, absolument, transcende l’ordre naturel tout entier. Caractérisé d’abord par la puissance de s’extirper et s’abstraire de toute la nature, l’esprit humain est, par le haut, excepté de toutes les déterminations naturelles : « l’être d’homme a pour lieu une dimension différente de cette nature » (ibid.). Maxence Caron va jusques à écrire, en une formule qui, aux yeux pressés, pourrait bien paraître chatouiller l’hérésie, que l’homme, « par consubstantialité de la présence divine à sa pensée » peut être « réflexivité transcendantale dans l’antéréalité diaphorique » (p. 167). Mais il faut prendre bien garde qu’il ne s’agit pas ici d’affirmer une folle consubstantialité de l’âme humaine et de Dieu – postulation qui ruinerait la totalité du Système fondé, précisément, sur la science du Principe comme archédiaphore et théodiaphore : Différence infinie d’avec ce qu’il crée librement – mais une consubstantialité de la présence divine à la pensée humaine que connaît, reconnaît et proclame la toute entière tradition catholique. « La vraie présence de Dieu, écrit Bossuet, dont le contemplatif doit être imprimé, est celle de Dieu dans les âmes comme leur sanctificateur et comme leur inspirant la prière ». Et c’est bien de l’âme humaine en tant qu’elle est élevée par la présence de grâce dont et d’où parle Maxence Caron qui le confirme sans ambiguïté lorsqu’il précise que « seule la grâce permet à l’âme qui connaît sa réflexivité et entre dans sa dimension […] de grandir, par la pensée en plénitude soit l’oraison, la prière qui est l’ouverture à l’action divine, dans la connaissance intime, intérieure et véritable de Dieu » (p. 167). L’auteur va même plus loin qui ajoute : « mais seule l’Incarnation, seuls ses fruits ouvrent pleinement le champ de la raison et de l’oraison, seuls ils ouvrent la pensée et la conscience de soi de la prière comme un seul paroxisme d’advertance diaphorique, comme le domaine suprême de la connaissance dont l’homme est capable » (ibid.). Il est de première importance de bien entendre que la manifestation de l’être réflexif de l’intelligence humaine, sa manifestation et son habitation pleine et entière, restructure de haut en bas le domaine de la pensée tel qu’il était, naguère encore, cartographié ; et que désormais s’effondrent les si peu anciennes crispations de la raison sur elle-même qui, depuis 1277, avait cru possible de prononcer son divorce d’avec son propre accomplissement qu’est la foi.
Raison de la foi, et inversement
Car il faut, une fois pour toutes, en finir avec l’absurde et très peu traditionnelle séparation de la foi et de la raison, quoique la science mondaine a réussi à contraindre la plus nombreuse masse des catholiques contemporains du bien fondé et, même, de la nécessité raisonnable de telle séquestration. Disons-le tout net : la foi n’est pas à côté de la raison, elle n’en est pas indépendante. Bien au contraire, la foi désigne le domaine où la raison atteint à la pleine expansion et la plus haute intensité de son exercice, puisqu’elle s’y voit remise aux mains de Celui qui la rend rationnelle. La foi, c’est la raison abandonnée à sa propre Source, qui n’est pas en déficit d’intelligence et d’intelligibilité par rapport à elle, mais en excès infini. Et l’abandon se doit ici comprendre au sens étymologique de ce terme qui signifie « mettre à bandon », c’est-à-dire laisser quelque chose au pouvoir d’une instance supérieure à qui cela, de droit, revient. C’est là décrire très exactement l’acte de la raison devenant foi : croyant, l’homme ne laisse pas sa raison sur le bas côté (sens obvie de l’abandon) mais bien plutôt la voit-il soudain s’élever à sa propre excellence, ou mieux : à sa propre surexcellence, cependant qu’elle s’abandonne au sens véridique du terme, qu’elle se remet donc au pouvoir de son propre Principe dont elle a vu, reconnu et démontré l’antécédence absolue. L’abandon de la raison est acte de la plus haute rationalité, car elle est remise de la raison, qui se voit telle qu’en elle-même, à son propre fondement. La foi rejoint alors son étymologie latine (fides) en devenant fidélité, – fidélité à elle-même, c’est-à-dire fidélité au Principe qui la constitue telle qu’elle est. À rigoureusement parler, il n’y a donc pas l’ombre, là, d’une « croyance », entendue comme étroite opinion subjective et « privée » : il y a foi, il y a confiance et fidélité de la raison à son origine découverte rationnellement et honorée à proportion de sa précédence. La foi paraît dès lors comme l’acte altier de l’intelligence consciente de ce qu’elle est, et d’où elle tient son être ; elle est l’acte le plus haut de l’intelligence puisqu’elle est celui par quoi celle-ci se reçoit en sa vérité, qui est de n’être rien hors de la Vérité dont elle est une participation infime autant qu’infirme, lorsque livrée à elle-même. « Proprium est credentis ut cum assensu cogitet », « le propre du croyant est de réfléchir avec assentiment », écrivait déjà Thomas d’Aquin. La foi correspond à une certaine modalité, éminente, de cogitatio. Elle est le plein régime de la raison qui, parce que, précisément, elle atteint son paroxysme, s’en remet au pouvoir de ce qui rend possible ce paroxysme, et dont elle découvre au dedans d’elle l’image et la similitude. Par voie de nécessité rationnelle et surnaturelle, donc, la pensée qui fonctionne à hauteur de sa propre réflexivité est induite à s’épanouir en foi, lorsqu’elle reconnaît en son sein la trace incontestable de la toute initiative de son Principe. Aussi la foi, « qui est la raison qui ne renonce pas, la raison continue, et qui n’est pas la raison mise au service d’une passion régionale mais au contraire donnée à ce qui la rend possible […], la foi, contrairement à la croyance toujours subjective, est l’acmé de l’objectivité, car elle est l’endurance de la raison et l’épanouissement constant de la pensée » (p. 175). La raison s’atteint, s’accomplit, se garde et se regarde lorsqu’elle se hausse jusques à l’oraison, qui est remise au Principe de toutes les dignités que sa principialité oblige à lui concéder puisque, toujours déjà, il nous en a concéder l’imitation à notre mesure. Voilà vérifié ce que plus haut nous empruntions à une parole de Bossuet : la raison qui acquiesce à son propre être réflexif et rend au Principe ce qui lui est dû, cette raison est celle de l’âme contemplative dont toute pensée se va terminer à la prière, laquelle est l’acte le plus haut et le plus raisonnable que puisse accomplir l’intelligence humaine puisqu’elle est celui par quoi se fait pleine et entière la reconnaissance de la précédence absolue de son Origine qui, tout autant, est sa Fin. Il y faut quelque explication.
Contrairement à ce que croyait Descartes, la première vérité de la raison n’est pas le cogito, c’est-à-dire l’événement seulement intime d’une pure coïncidence à soi dans la reclosion d’une subjectivité solidement installée en elle-même ; la première et la plus haute vérité que peut atteindre la raison est bien plutôt qu’elle n’est jamais première par rapport à elle-même : en elle, il y a la déhiscence immense d’un infini de régression possible, un abîme de recul possible qui, toujours déjà, la précède et la constitue. Nous l’avons dit, la vérité du Moi réside en ceci que le Moi est plus que le Moi, qu’il contient un excès absolu sur soi-même dont la condition de possibilité ne peut qu’être absolument excessive par rapport non seulement au Moi, mais à l’ordre total de réalité en quoi il est pris sans y être compris : la « panoranoèse » découvre et invente en son sein « l’antéréalité » qui lui est fondement constituant. Ci parvenu, de deux choses, l’une : ou la raison renie cette conclusion parfaitement rationnelle et, par conséquent, se renie elle-même afin de se goberger de partialité relative pour ne pas voir l’Absolu, ou, tout au contraire, la raison s’accepte en ses plus ultimes radicalités, et s’abandonne donc à ce qu’elle a découvert comme lui étant infiniment précédent, au sens déjà dit de l’abandon. Connaissant alors Dieu comme Dieu, la raison n’a d’autre décision rationnelle à prendre que celle de se remettre à sa toute puissance ; ainsi, tout uniment, se trouve-t-elle en vérité et trouve-t-elle, en elle, la Vérité qu’elle décide, sans arbitraire aucun, d’habiter. Alors la pensée humaine se révèle-t-elle comme ayant son lieu propre en Dieu, où, seulement, elle peut être pleinement elle-même dans la mesure où, là, elle se reçoit toute consciente de ce qui la donne à elle-même. « L’homme, comme âme, en Dieu palpite », écrit Hugo. En Dieu, donc, l’âme se voit telle qu’en elle-même ; mais elle voit aussi ce qui lui accorde cette vision, à savoir la Différence absolue du Principe. Se connaissant tissée de réflexivité, c’est-à-dire grosse de l’image d’un Être infiniment différent du monde qu’elle se sait capable de déborder de toutes parts, l’âme connaît alors cet Être comme le « théodiaphore » et, en immédiate conséquence, comme l’Être « paradidonodiaphorique » : l’Être éternel et infini qui, tout à la fois, est infiniment différent de l’être créé et qui, cependant, s’avère capable d’outrepasser cet abîme non seulement pour donner au fini d’exister mais pour donner, outreplus, à un certain être fini de comporter l’image de sa Différence, laquelle le rend capable, cet être, de connaître le monde, de se connaître et de connaître le Principe. « La Différence fondamentale est présence de Soi à la différence réflexive, écrit Maxence Caron, et parce qu’elle est le regard en Dieu, soit dans la Différence divine, la réflexivité est connaissance de soi : face à Dieu la rétrocession réflexive ne voit plus un objet par rapport auquel rétrocéder ni ne se voit elle-même comme autoréflexion à l’infini, mais […] elle entre dans le caractère lumineux de sa rétrocessivité, car dans le moment où elle envisage dès lors ici son objet, elle est tout autant prise par l’objet qu’elle envisage celui-ci » (p. 140).
Longuement, ensuite, mais nous n’avons pas ici la place d’entrer dans le détail, l’auteur démontre comme à partir de ce domaine de lumière neuve où s’introduit et s’accomplit la pensée, la vérification du Dieu trinitaire devient possible, et nécessaire même, sans pour autant déchoir au niveau d’une contrainte étroitement subjective qu’une intelligence orgueilleuse imposerait à l’Absolu. Car ce n’est certes pas une quelconque et inexistante « raison naturelle » qui découvre en elle-même l’agissante et structurante présence de la Trinité dont elle porte une image qui, puisqu’elle est image fidèle, l’oblige à la connaître comme infiniment transcendante et pourtant excessivement présente ; ce n’est certes pas la « raison naturelle » qui découvre cette image mais bien plutôt la pensée en régime de réflexivité consciente, en régime de « panoranoèse » assumée, donc la pensée en tant qu’elle est déjà exhaussée par la grâce au-dessus de la toute entière nature. « La raison ayant été saisie par l’antéréalisme du Principe… » (p. 44), écrit Maxence Caron : c’est alors seulement que se déploie et se dévoile la science du Diaphorisme transcendantal. L’intelligence qui découvre la Trinité par le rationnel abandon de la raison à son Principe est une intelligence que la présence de grâce importe en la contemplation du Mystère de l’Incarnation qui est la cime et la synthèse de la Révélation, dont l’advenue, loin de contredire la raison humaine ou de la frapper d’une obsolescence qui serait alors inexplicablement et odieusement programmée par une divinité perverse de toute éternité, la comporte à sa plus extrême incandescence en l’événement de la foi, qui d’événement devient un habitus. Tout cela consonne absolument avec telle, par exemple, position d’Urs von Balthasar qui pouvait écrire que : « bien qu’elle soit une lumière inaccessible à la raison, la Trinité divine est l’unique hypothèse permettant d’éclairer d’une manière phénoménologiquement correcte, sans faire violence au donné, le phénomène du Christ, tel qu’il se rend sans cesse présent dans la Bible, dans l’Église et dans l’histoire » (L’amour seul est digne de foi). Lors se fait-il compréhensible sans nulle difficulté que Maxence Caron puisse affirmer fermement que « s’il n’y a pas Trinité lorsque nous pensons la divinité, alors il n’y a pas rationalité mais abaissement de l’objet sacré à niveau de subjectivité et d’humanité » (p. 129).
Regrets avant terme
Nous voudrions poursuivre, car resterait à évoquer la théorie de la connaissance qui est déduite du fait primitif de la réflexivité et de l’inadœquatio de tout intelligence humaine aux res mondaines, ainsi que celle du corps contenu dans l’âme, et surtout splendide poème ultime intitulé Quadriloge éruptif qui est littéralement la quinte-essence neuvement versifiée du livre, son expression et sa perfection en unanimité ; mais par nature l’exercice même de l’exégèse nous oblige à renoncer aux espoirs d’exhaustivité, et il nous faut donc accepter de conclure ici, de quelques mots, en obéissant dans ces lignes mêmes à l’injonction de Maxence Caron et en les remettant donc à la prévenance antécédente du Principe dont la contemplation nous sera un envoi vers la relecture, déjà nécessaire, de La Transcendance offusquée. Certainement, donc, demeure en l’âme une présence de midi : l’image de Dieu repose en elle qui l’attend et n’a de cesse qu’elle s’accomplisse en ressemblance. Cette présence, nous l’avons dit, est celle de la Trinité en qui, seule, se déploient logiquement tous les aspects, révélés à la raison pieuse, de la Différence infinie de la Substance divine qui, pour être divine, doit consister infiniment en elle-même et, puisque l’infini n’a par essence nulle limite, doit démultiplier infiniment cette subsistance infinie par soi-même. Transcendance et subsistance vont en Dieu de paire : parce qu’il est, selon la formule thomiste, l’Ipsum esse per se subsistens, Dieu est le Transcendant, ou encore le Théodiaphore. Le Principe qui vient ainsi au jour, par l’image de sa propre évidence déposée au creux et au cœur de sa créature toujours d’abord savante avant que de s’employer industriellement à l’évanescence de sa science surnaturelle, ce Principe est celui que, depuis le XIIIe siècle, la philosophie ne sut ni ne voulut regarder en face, et dont elle ignora de le penser comme tel, c’est-à-dire en la subsistance absolue de son Être qui seule lui donne, rationnellement, la vertu de faire advenir un monde dont il ne peut donc être ni une partie ni même la simple action animatrice intérieure (l’ancestrale « âme du monde » païenne). Dieu doit être médité et éprouvé outre l’occupation créatrice qui, gratuité pure, est celle de son amour et, par conséquent, ne saurait en aucun cas épuiser son essence et, avec elle, se confondre. Dieu est, en et par soi, au-delà de son agir créateur – et cette subsistance en et par soi est précisément ce qui, seulement, rend possible le surgissement d’un monde qui ne soit pas l’inexplicable complément qu’une divinité se donne afin que d’être divine, en puisant d’impossible façon la force de s’ajouter un monde qui n’existe que pour être l’aveu de son incapacité, justement, à se l’ajouter. « Il faut, écrit Maxence Caron, être hors du monde et plus qu’un simple flux donateur, plus qu’un simple flot de diffusion, pour que la dynamique des efflorescences donatrices ait une source dont la transcendante délibération, en la substance diaphorique de sa décision qui parce qu’elle est hors création peut seule avoir force créatrice, porte précisément, comme décidé par l’archodiaphorisme de sa toute-puissance liberté, la totalité immanente de l’éclosion et de l’éclos, du naturant et du naturé » (p. 99). Parce que, seulement, le Principe subsiste en lui-même au-delà du monde et de l’événement d’advenue du monde dans l’être ; parce que donc le Principe est « substance diaphorique », c’est-à-dire consistance parfaite en soi-même et infiniment différente de tout ce qu’il crée et, tout à la fois, de l’influx créateur qu’il suscite mais qui n’épuise pas son essence ; alors le Principe peut choisir en toute liberté de franchir l’infranchissable éclat de sa Gloire et, par conséquence de son « archodiaphorisme », c’est-à-dire de la Différence absolue et infinie qu’il est, se faire « paradidonodiaphore », en un premier temps, et « cathestécodiaphore » en un second temps, dans la mesure où, se franchissant, le Principe donne à l’esprit humain, par l’impression de son image, la capacité de le retrouver en lui hors de lui, et de le rejoindre. Il y a circularité de ciel. La réflexivité induit l’intelligence humaine à lever son « œil intérieur » (Hugo) vers les sommets que recèlent les profondeurs de son intériorité, et qu’un tel regard, retrempé d’azur, décèle jusques à la manifestation évidente et mystérieuse tout à la fois de son Origine dont l’architecture tout entière de son âme est un vivant témoignage, et n’est que par et pour le témoignage de cette Gloire qui, paradoxalement, n’en a nul besoin. Dieu, écrivait saint Thomas d’Aquin en son Commentaire de l’Évangile selon saint Jean, « Dieu veut avoir des témoins, non qu’Il ait besoin Lui-même de leur témoignage, mais pour ennoblir ceux dont Il fait ses témoins » (§ 119). Lisez donc et voyez : La Transcendance offusquée est la philosophie de cet ennoblissement.
- La Transcendance offusquée, Maxence Caron, Les Belles Lettres, Paris, 1056 p., 55 e 2018.
