Dante et Virgile aux enfers, dit aussi La barque de Dante. Eugène Delacroix, 1822. Huile sur toile, 189 x 241. Paris, Musée du Louvre.
Dante et Virgile aux enfers, dit aussi La barque de Dante. Eugène Delacroix, 1822. Huile sur toile, 189 x 241. Paris, Musée du Louvre.

Le musée du Louvre présente une ambitieuse exposition rétrospective sur Eugène Delacroix (1798-1863), peintre romantique français par excellence. Un tel événement n’avait pas eu lieu depuis 1963, date de la grande rétrospective pour le centenaire de sa mort. Les commissaires Sébastien Allard et Côme Fabre[1] entendent donc renouveler l’image de ce grand artiste. Ouverte depuis le 29 mars, l’exposition accueillera les visiteurs jusqu’au 23 juillet.  Une occasion à ne pas manquer pour (re)découvrir un artiste majeur, d’autant plus que nombreuses sont les œuvres provenant de musées américains et européens[2].

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L’exposition propose sans surprise un parcours globalement chronologique, que l’on suit plutôt aisément, grâce à un texte d’introduction très clair, divisant en trois grandes étapes la carrière du maître. Ainsi la période 1822-1834, présente le début fulgurant de la carrière du peintre, avec ses coups d’éclat au Salon, le séjour anglais (1825) et le très formateur voyage au Maroc de 1832 ; la période 1835-1855 aborde divers genres traités avec brio par Delacroix -notamment la nature morte et la peinture religieuse-, ses grands chantiers décoratifs et son succès lors de l’exposition universelle de 1855. Enfin, l’ultime étape (1855-1863) sublime le rôle créateur que l’artiste assigne à la mémoire. Mais au-delà d’une simple chronologie, les commissaires se sont attachés à faire rentrer le spectateur au cœur du processus créatif de l’artiste.

Méditations esthétiques et choix stratégiques de Delacroix

Les différentes thématiques développées permettent de resituer les recherches esthétiques menées par Delacroix : son admiration pour Rubens, son intérêt pour de nouveaux médiums (lithographie, peinture murale), sa fascination et sa quête d’une Antiquité authentique (voyage au Maroc) et la primauté absolue de sa vision poétique du monde. Les choix stratégiques de l’artiste sont aussi évoqués : après son échec au prix de Rome en 1818, l’artiste décide de tout miser sur le Salon, ce qui lui permet de lancer sa carrière.

Delacroix au Salon

On peut ainsi apprécier la scénographie de la deuxième salle où sont présentées les grandes toiles qui contribuèrent efficacement à la renommée de Delacroix, et qui furent exposées au Salon. On retrouve ainsi La Barque de Dante (1822, acquis au Salon de 1822) où l’artiste suit la leçon de Rubens[3] pour rendre l’écume des vagues et l’eau ruisselante sur les corps nus. A gauche de ce tableau sont exposés La Grèce expirant sur les ruines de Missolonghi[4](1826) et Scènes des massacres de Scio (1824), illustrant l’histoire mouvementée de l’indépendance de la Grèce, qui ne tarda pas à susciter l’enthousiasme des romantiques français. L’allégorie de la Grèce en vêtements contemporains, fait face à LaLiberté guidant le peuple (1831). Tout à gauche, un dernier grand tableau, La Bataille de Nancy, peint en 1831 (Nancy, musée des Beaux-Arts), commandé en 1828 par Charles X et exposé aussi au Salon, en 1834. Il manque La Mort de Sardanapale de 1827 (de dimensions trop imposantes pour être déplacé[5]), mais qui est peu après évoqué par des esquisses, modèles et réductions.

Essais techniques

A ses débuts Delacroix s’est également intéressé à la lithographie, medium encore nouveau, permettant l’impression directe des dessins exécutés sur la pierre. La facilité de l’exécution technique permet à l’artiste de se livrer à des digressions thématiques et stylistiques (qui n’apparaîtront pas dans le tirage définitif) dans les marges de ses dessins. Par exemple, autour de l’illustration Méphistophélès se présente chez Marthe (Paris, Bibliothèque nationale de France, 1er état avec remarques) réalisée en 1827 pour la nouvelle traduction de Faust, la bordure se couvre de divers croquis de lions, témoignant de la créativité du peintre et de ses sujets de prédilection. A l’époque Delacroix allait précisément observer les fauves de la ménagerie du Jardin des Plantes.

Un répertoire d’images

Le voyage au Maroc est l’une des très belles sections de l’exposition : grâce aux nombreux dessins, aquarelles et carnets de voyage conservés au Louvre, le spectateur a l’impression de suivre l’artiste dans son expédition.

Le voyage au Maroc est l’une des très belles sections de l’exposition : grâce aux nombreux dessins, aquarelles et carnets de voyage conservés au Louvre, le spectateur a l’impression de suivre l’artiste dans son expédition. Toutefois, peut-être aurait il été plus logique de placer ces œuvres graphiques avant les tableaux qu’elles ont inspirés. Plusieurs œuvres retiennent particulièrement l’attention comme cette aquarelle rapide Sur la route entre Tanger et Meknès (1832) ; on imagine Delacroix croquant à la hâte le paysage aveuglant où se meut la caravane. Une cour à Tanger (1832) montre le décor du tableau Une noce juive, avec de précieuses indications de couleurs manuscrites, l’artiste rajoutant plus tard quelques touches d’aquarelle. Le carnet Notes et croquis pris à Meknès (1832) montre sur deux pages une juxtaposition de ruelles éblouissantes, vues à travers des arcades ombragées. Le voyage au Maroc de Delacroix est donc un jalon fondamental dans son œuvre, (à son retour il peint, Femmes d’Alger dans leur appartement, 1834), permettant à l’artiste de se constituer un répertoire d’images. C’est aussi pour lui un voyage dans le temps. En effet, Delacroix y voit un reflet de l’antiquité gréco-romaine, lui offrant une possibilité d’incarner sa culture classique.

Le christ en croix, Eugène Delacroix, Museum of Art, Baltimore. 1846.
Le Christ en croix, Eugène Delacroix, Museum of Art, Baltimore. 1846.

Une part moins connue de l’œuvre de l’artiste est son implication dans la réalisation de grands décors et de peinture religieuse. Les décors muraux sont rapidement évoqués par différentes esquisses mais le visiteur pourra juger du talent de l’artiste dans la Galerie d’Apollon au musée du Louvre[6]. L’exposition présente aussi largement les peintures religieuses de l’artiste. Un tableau met spécialement en évidence le style synthétique de Delacroix,  Le Christ en croix (1846, Baltimore, The Walters Art Gallery). Le corps est modelé grâce à quelques détails évocateurs soulignés par les ombres. La simplicité et la maîtrise de la forme est d’autant plus frappante quand l’on regarde l’esquisse placée à la droite du tableau (1845, Rotterdam Museum Boijmans Van Beuningen), où la main de l’artiste est plus hésitante.

Enfin, dans les tableaux des dernières salles, la mémoire de l’artiste est à l’œuvre, Delacroix revenant à ses sujets favoris. Ainsi, la barque de Dante réapparaît transportant tantôt Don Juan aux Enfers, tantôt les apôtres et le Christ sur le lac de Génésareth. Plusieurs paysages, parfois exécutés au retour de promenades magnifient les contemplations de l’artiste. Ce dernier genre est très présent dans Ovide chez les Scythes (1859, Londres, The National Gallery), œuvre tardive qui ne fut pas appréciée en raison de son petit format et de son sujet éloigné des habituelles scènes tragiques exécutées par l’artiste.

Le visiteur pourra donc regarder d’un œil neuf les toiles les plus célèbres de l’artiste, au début de l’exposition, puis se laisser surprendre par l’ampleur de l’œuvre de Delacroix, qui recèle souvent des détails inattendus.

Il s’agit donc d’une exposition d’envergure, qui présente un regard synthétique de la carrière de l’artiste et qui invite le spectateur à poursuivre sa visite dans les salles du Louvre et dans les églises parisiennes[7]. Cette vision d’ensemble –nécessaire pour une rétrospective- n’empêche pas les commissaires de valoriser  le processus créatif de l’artiste, ses sources d’inspirations et ses stratégies d’exposition. Le visiteur pourra donc regarder d’un œil neuf les toiles les plus célèbres de l’artiste, au début de l’exposition, puis se laisser surprendre par l’ampleur de l’œuvre de Delacroix, qui recèle souvent des détails inattendus.

Agnès GUÉ

[1] Respectivement conservateur général, directeur du département des peintures au musée du Louvre et conservateur au département des peintures au musée du Louvre.

[2] Les œuvres sans indication de lieu de conservation sont au musée du Louvre.

[3] Voir au Louvre le tableau de Rubens L’Arrivée de Marie de Médicis à Marseille (1622-1625).

[4] Cette œuvre, conservée au musée des Beaux-Arts de Bordeaux ne fut pas exposée au Salon, mais figura à l’exposition en faveur des Grecs, organisée à la galerie Lebrun en 1826.

[5] Le visiteur pourra aller voir ce tableau –qui fit scandale à l’époque- dans la salle Mollien, où sont exposées les peintures françaises grands formats du XIXe siècle (l’on y découvrira aussi exceptionnellement le Christ au jardin des oliviers de l’église parisienne Saint Paul-Saint Louis, restauré tout récemment par la Ville de Paris).

[6] Au centre de la voûte se déploie Le Triomphe d’Apollon (1851), qui s’intègre parfaitement à l’ensemble des peintures plus anciennes.

[7] L’ultime chef d’œuvre du peintre, qui vient d’être restauré, le décor de la Chapelle des anges à l’église Saint-Sulpice est peu mentionné, il fait l’objet d’une exposition musée national Eugène-Delacroix.