(©LollWillems)
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Dans la toute nouvelle salle de la Scala, qui entend bousculer les codes du privé et du public, Macha Makeïeff fait mouche avec sa mise en scène des Femmes savantes de Molière.

Molière misogyne ?

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Les Femmes savantes, tout comme les Précieuses ridicules, souffrent de nos jours de leur réputation de pièces misogynes, uniquement écrites pour montrer à quel point les femmes qui se piquent de penser se rendent ridicules, et combien elles feraient mieux de se cantonner aux soins de leur sexe – c’est-à-dire l’amour, et la vie en ménage. C’est bien culotté à Macha Makeïeff de faire le pari de rendre à la pièce de Molière tout son sel, et en particulier en ce qui concerne les femmes. Elle nous prouve magistralement à quel point la vision de cette pièce est erronée, et combien Molière se montre bien plus subtil que nous aimerions le considérer sur ce point… Bien sûr, ces femmes de tête ne sont pas dépourvues de ridicule, en prétendant nier tout ce qui les rattache à la vie terrestre et aux liens de la chair – la « grande sœur » soi-disant austère en fera les frais – mais personne n’échappe de toute manière au regard acéré de Molière, femmes et hommes, bourgeois et serviteurs. Le ridicule ne tue pas, d’autant plus lorsqu’il est si bien réparti entre les personnages des deux sexes ; il ouvre même une route joyeuse à ces femmes réjouissantes et complètement frappées qui font exploser des tubes à essai avec beaucoup d’enthousiasme. Passées les premières minutes à s’habituer à la petite musique des vers, et à se demander si les adaptations modernes de pièces classiques fonctionnent vraiment – tous les personnages arpentent vigoureusement la scène en jupes tuyaux, pattes d’éléphant et grandes bottes flashy des années 70 – on finit par baisser la garde et le rythme s’installe. Et petit à petit, toutes les rimes sonnent comme des punchlines.

La folie des 70’s

Le cadre des 70’s finit par convaincre en défendant une lecture plus nuancée des choix des personnages : la volonté d’Henriette de ne pas faire partie des femmes de tête mais de vivre une vie libre et décomplexée sonne finalement très hippie, face aux autres femmes en quête d’indépendance par la science et les études. Le débat corps/esprit pour les femmes semble presque dépassé, tant ce que l’on voit à la scène ressemble plutôt à une bande de sorcières fantaisistes mais surtout extrêmement vivantes, puissantes, et qui ont choisi de réinventer leur existence en choisissant un autre modèle : les expérimentations scientifiques et les cercles de poésie qui les font tomber dans des semi-transes. On est loin de l’austérité et de la poussière des grimoires. Ces femmes-là ont des corps, et quels corps ! vêtus de violet vif et la proie de mille désirs – réels ou rêvés, peu importe, toute l’énergie vitale y est. Au centre, Trissotin triomphe en presque drag-queen, en tout cas fagoté comme une icône rock androgyne de l’époque (on pense à David Bowie dans ses périodes à cheveux longs). Le seul homme capable de trouver grâce aux yeux de ces fortes femmes doit-il forcément renoncer à ses attributs « virils » ? Il déchaîne pourtant des passions très claires – et très assumées ! Tout en laissant parfois tomber le masque : si l’ensemble de la pièce reste très drôle et enlevé, on ne néglige pas la vague menace incarnée par Trissotin. Rendue plus trouble encore par le travail sur les codes de genre, elle s’exprime pleinement dans certaines scènes plus sombres où le personnage se révèle différemment.

Le diable est dans les détails

Les comédiens aux couleurs de bonbons acidulés se meuvent dans un très beau décor à l’image de l’esprit général : lumineux, chaleureux, il permet à une mise en scène inventive de se déployer dans mille petits détails savoureux et signifiants, mille gags visuels

Les comédiens aux couleurs de bonbons acidulés se meuvent dans un très beau décor à l’image de l’esprit général : lumineux, chaleureux, il permet à une mise en scène inventive de se déployer dans mille petits détails savoureux et signifiants, mille gags visuels. Tout y est généreux, dans les interstices du sous-texte où déployer une ironie, un doute, un léger voile de tristesse, ou une blague. Il faut saluer l’homogénéité des comédiens soutenus par quelques « clowns » très efficaces, notamment la tante Bélise, hilarante en petite vieille replète et enjouée, et bien sûr le père, mélancolique en veston de laine et soumis à sa royale de femme. Si l’on excepte quelques zèles de cabotinage, les échanges du couple font partie des morceaux de choix du spectacle. Ultime détail sensible : une absence bénie d’écrans et en guise de « médias », quelques morceaux de Dowland issus du XVIIe anglais – revisités bien sûr, avec toute l’irrévérence de cette mise en scène, mais chantés parfois aussi en direct. Car tous les comédiens chantent, et même très bien ! Un cocktail de bons choix esthétiques pour un spectacle réjouissant, subtil et moderne.

  • Trissotin ou les femmes savantes, de Molière, mise en scène de Macha Makeïeff, à la Scala Paris jusqu’au 10 mai 2019