Capricci
Capricci

Ne croyez surtout pas que je hurle signe un geste de création cinématographique d’une telle singularité, que les mots puisés dans les réservoirs à catégories semblent viser à côté quand vient le moment d’en parler. Ni vraiment un autoportrait, ni non plus un journal, ni tout à fait un réquisitoire, ni un état des lieux, peut-être un documentaire, un documentaire sous forme de chroniques, et encore, quelles chroniques ? Des chroniques d’un poète en mal d’écriture, des notes rétrospectives d’un cinéaste battu par la campagne, par la mort, par la rupture et par tant d’autres choses.

Appel de films

Ne croyez surtout pas que je hurle
Frank Beauvais commence à imaginer son premier long métrage en 2016, entre le printemps et l’été, moment de désillusion politique, faillite de la lutte contre la si bien-nommée loi « Travaille », lente extinction des feux de la Nuit debout. Cette année-là, Frank est en Alsace, il s’est muré entre les étagères et les placards d’un appartement niché au milieu des éclosions d’une verte campagne. Dehors, les arbres et les fleurs s’épanouissent et chez lui, les livres, les disques, et les dvd s’amoncellent. Le cinéaste est pris, mouche dans une toile d’araignée, entre les rayons et les piles d’un ermitage devenu entrepôt de stockage. La magie de la campagne et de ses renaissances végétales s’efforce de ne pas vouloir opérer. C’est le writer’s block, la page blanche, et tout ce qui ne vient plus. Le morgue-appartement est plein de choses dont l’entassement appelle un vide qui, aux yeux du cinéaste, appelle des films.

Des films, Frank en voit à la pelle : trois, quatre, parfois cinq par jour. L’énervement est tel que même la lecture lui est devenue douloureuse. Restent les films. Les films en dernier recours, les films comme unique secours. Tout y passe : des films muets devenus introuvables, des productions est-allemandes et soviétiques, des films érotiques scandinaves, des westerns européens… La seule véritable logique opératoire est celle des trouvailles : trouvailles numériques (des dizaines de films de même provenance téléchargés en une seule prise) et re-trouvailles (films entreposés, oubliés, et recroisés au hasard d’une pioche dans telle ou telle pile). Au fil de ses visionnages, le spectateur halluciné se met à balbutier l’idée d’un autre film. Il sera question d’emprunts et de première personne. Se saisir de ces heures passées devant l’écran, leur faire dire quelque chose de soi, du monde, prélever des fragments de ces films, user du montage pour se souvenir de sa vie d’ermite, et faire éclater sa propre claustration en cri.

Celui qui s’écoute crier

Ne croyez surtout pas que je hurle car je hurle et, surtout, n’essayez pas de me libérer, les films s’en chargent. La position est défensive, le blessé est retranché derrière sa barricade, et il ne bougera pas. Il y a là comme un trait d’autodérision caressante dans ce titre, comme une main droite qui irait tapoter l’épaule gauche en lui disant there, there. De toute évidence, Beauvais ne s’abandonne pas à son propre cri, il se rend attentif à chacune des moindres manifestations de son désarroi, il suit méthodiquement les distorsions de sa conscience pour mieux les documenter. Et les mots reviennent, l’angoisse prend forme. Ainsi s’écrit la complainte de celui qui s’écoute crier. Aux mots de ces chroniques printemps-été 2016, où l’enchaînement des éclats et désastres collectifs est strictement linéaire, et où les événements intimes sont parfois extraits d’un passé plus lointain, s’agencent des plans, de très brèves images dont la bande-son a été coupée. À moins que ce soient les images qui, par le montage, imposent leur rythme aux mots.

Beauvais ne s’abandonne pas à son propre cri, il se rend attentif à chacune des moindres manifestations de son désarroi

Commandement des mots, commandement des images, l’alternative est bancale, la question sans doute mal posée. Il se pourrait qu’il n’y ait pas ici de service rendu, pas de plans pour faire valoir les mots de Beauvais, pas de mots pour souligner les motifs présents dans les plans. Mots et images, courants qui se jettent parallèlement, et par moments s’infléchissent pour nous faire croire à une jonction, une convergence des lignes, où l’une se soucie de l’autre, la moque ou la redit, la heurte, l’attaque, la plie pour mieux la suivre. « Caresses de CRS » et sang sur des doigts cramponnés à un bout de bois, couteau rentré dans un œil pour darder la question « Si on regardait un film ? ».

Persistances

Au cours du film, la simultanéité des phrases et des plans se déploie en une suite de baisers, de télescopages et de déchirures. Une suite interrompue par quelques noirs et quelques silences. Des moments où l’auteur semble prendre congés de son cri, des moments de pause nécessaires pour donner à entendre de nouvelles flexions.

Beauvais en « Grand Imagier », pour reprendre les mots d’Albert Laffay. Un effort de tri, de classement, et de mise en ordre, pour ne pas se laisser happer par les trous noirs d’une confusion généralisée. Le cri, le hurlement, appliqués en exercices de redistribution d’une existence douloureusement collective, et péniblement individuelle.

Il semblerait bien que du spectacle de cette litanie en manque d’absolu se redise un désir. Un désir de spectateur autant que de cinéaste. Il semblerait en effet que nous n’ayons pas cessé de courir après des idéaux. De ces lueurs qui, branlantes car perpétuellement ébranlées, s’entêtent à consteller nos imaginaires.

  • Ne croyez surtout pas que je hurle, de Frank Beauvais (sortie : 25 septembre 2019)