Cinquième dimanche de confinement. Suite à l’indiscrétion d’un postier peu soucieux de son devoir, nous avons réussi à intercepter une lettre que Gustave Flaubert destinait à Louise Colet. Après un âpre débat en salle de rédaction, nous nous sommes décidés à publier cette missive en espérant que les propos de M. Flaubert éclairent et amusent nos lecteurs. 

Croisset, le 19 avril 2020

Chère Louise,

Je suis brisé, étourdi comme après une longue orgie – Je m’ennuie à mourir. J’ai un vide inouï dans le cœur, moi si calme, naguère si fier de ma sérénité et qui travaillais du matin au soir avec une âpreté soutenue. Le confinement m’oblige à quitter Rouen et à être seul avec mon père et ma mère, à Croisset ; dans ma chambre ! Seulement, à Croisset, j’ai mon canot et le jardin, et puis je suis plus loin des Rouennais qui, quelque peu que je les fréquente, me pèsent aux épaules d’une façon dont les compatriotes sont seuls capables. Pire destin que d’être enfermé en compagnie d’un médecin, même s’il s’agit de votre père. Je vais donc essayer de me remettre comme par le passé, à lire, à écrire mais je crains plutôt de n’être capable que de rêvasser, de me promener sur l’Internet, et de fumer.

Les réseaux sociaux ont été envahis par les spécialistes des maladies infectieuses. On peut observer toutes les attitudes, ou presque : les furibonds et les tranquilles, les conspirationnistes et les chiens de garde, les puritains, les délateurs, les mystiques et les prophétiques, ceux qui se mettent au yoga, ceux qui découvrent les joies du télétravail ; et, partout, le même enthousiasme terrorisé qui unit dans une frénésie virtuelle la majeure partie d’entre nous.  Plusieurs veulent une dictature sanitaire où chaque citoyen serait traqué et ausculté, d’autres implorent une plus grande clémence dans le confinement, ou bien ce sont des éloges du professeur Raoult, des prévisions sur la fin de la crise, des rêveries autour d’un monde meilleur qui devrait forcément advenir ; – puis, çà et là, un éclair d’esprit dans ces nuages d’élucubrations, des memes, vifs comme des éclaboussures, des discours glaçants de praticiens débordés par la situations, et des témoignages accablants de victimes en détresse respiratoire.

Quelquefois aussi, figure une publication d’un internaute, éclairé comme ses semblables, encourageant ses interlocuteurs à lire La Peste de Camus, œuvre édifiante dans laquelle il ne s’est jamais plongé, si ce n’est dans un lointain passé scolaire lorsque Monsieur Roger l’avait forcé à commenter en vain l’incipit du roman. Un commentaire surgit alors pour saluer cette lecture méritoire, et ajoute pour enrichir le débat une citation de Pascal : « Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre ».

On doit, par affectation de bon sens, dénigrer toujours les hommes politiques, et servir le plus souvent possible ces locutions : « appliquer les gestes barrière, — distanciation sociale, — restez chez vous. ».

Même la façon de nommer l’épidémie devient un marqueur social. Certains emploient fièrement le terme Coronavirus tandis que d’autres se gargarisent du fameux Covid, comme si ce diminutif pourrait posséder quelques vertus apotropaïques. Enfin, de rares internautes s’enhardissent, et forts de leur baccalauréat scientifique obtenu avec mention en 1988, n’hésitent pas à franchir le pas et évoquent avec délectation le SRAS-CoV-2. Et tout le monde croit devoir, par bon ton, préciser que sa région a failli devenir un cluster.

Mais le plus magistral, le plus hénaurme se trouve peut-être sur Instagram. Ce n’est là que nids douillets splendides où on aperçoit des préparations culinaires appétissantes posées sur une table de bois brut qui trônent dans une cuisine vaste et claire, où l’on peut contempler des salons minimalistes décorés de meubles suédois – ou bien ce sont des corps sculptés par une pratique sportive assidue, des sourires radieux – et la promesse de jours magnifiques qui se ressemblent comme des flots ; et cela se balance à l’horizon numérique, infini, bleuâtre et couvert de soleil. Les influenceurs sont prodigues comme des rois, pleins d’ambitions idéales et de délires fantastiques. C’est une existence au-dessus des autres, entre ciel et terre, dans les orages, quelque chose de sublime. Ils exhortent l’humanité à l’aide de mantras délivrés depuis leurs somptueux bassins : « Restez chez vous, il faut aplanir la courbe ! ». Quant au reste du monde, il est perdu, sans place précise, et comme n’existant pas. Sur la toile s’étend à perte de vue l’immense pays des félicités, des passions et des pâtisseries féériques.

Ainsi les jours s’écoulent, dans la répétition des mêmes ennuis et des habitudes contractées. J’ai constaté avec amour le désœuvrement de ma pauvre maman.  Elle s’occupa, les premiers jours, à méditer des changements dans sa maison. Elle se mit à fabriquer son pain, fit des collages audacieux dans la salle à manger, et alla jusqu’à repeindre l’escalier et faire des bancs dans le jardin, tout autour du cadran solaire ; elle demanda même comment s’y prendre pour avoir un bassin à jet d’eau avec des poissons. Puis elle finit par faire comme tout le monde et entama une pénible relecture des œuvres complètes de Vincent La Soudière.

Mon père, chirurgien-chef de l’Hôtel-Dieu de Rouen, est accaparé toute la journée par cette satanée épidémie. Il rentre tous les soirs en vociférant contre le pouvoir en place : « C’est un gouvernement d’incapables ! Pénurie de masques, de gels et de blouses…voilà bien le résultat d’une politique délétère ! Et puis cette histoire de chloroquine…On veut faire le malin, et l’on vous fourre des remèdes sans s’inquiéter des conséquences. Nous se sommes pas si forts que cela, nous autres ; nous ne sommes pas des savants, des mirliflores, des jolis cœurs ; nous sommes des praticiens, des guérisseurs – et nous nous sentons bien impuissants à présent… »

Je ricane doucement à la pensée de tous ces chefs-d’œuvre qui sont supposés fleurir durant le confinement. Quelle immense ironie que tout cela : ce sera le triomphe du médiocre sur le beau, un ramassis de bavardages séniles et sans forces.

Ça me ferait du bien de te voir, de m’appuyer la tête sur ton pauvre cœur, de causer en regardant tes yeux.  Je me lasse de contempler ton spectre numérique, pâle copie de notre réalité. Tu te trouves en moi à une place spéciale et qui n’a été occupée par personne. Toi absente, elle resterait vide, et pourtant ma chair aime la tienne et, quand je me regarde nu, il me semble même que le moindre pore de ma peau bâille après la tienne, et avec quels délices je t’embrasse !

Adieu, je t’embrasse encore de tous mes membres et de toute mon âme,

Ton G.