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En ce septième dimanche de confinement, le plus roumain des moralistes français s’invite dans les colonnes de notre revue afin de partager avec nous ses désillusions sur l’épidémie mondiale de Covid-19. En exclusivité pour Zone Critique, Emil Cioran nous livre gracieusement quelques adages mélancoliques et réflexions fragmentaires tirées de son prochain ouvrage, à paraître aux éditions des Finitudes, Enthymèmes désabusées et autres maussaderies.

Nous voilà enfermés avec nous-mêmes, et nous supplions déjà pour que cela se termine.

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Être fidèle à sa déchéance est la seule promesse que l’on peut espérer tenir.

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Les hommes craignent l’agonie. À quoi bon craindre l’avenir ?

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Les vieux, dans la décadence, n’en ont plus que pour le repos, repos qu’ils méprisaient dans leur jeunesse. Toute analogie avec les civilisations modernes est si évidente, qu’il faudrait presque la taire.

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Ce qui est irritant dans les fléaux, c’est que tout le monde se croit suffisamment qualifié pour donner son avis.

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L’homme : un virus.

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On ne peut aimer quelqu’un que s’il est aux trois quarts souffrant.

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Si je devais enseigner quelque chose aux enfants, c’est de ne rien espérer. Quand je vois des parents parler à leur progéniture de l’avenir, je me demande s’ils se souviennent du moment où, à peine sortis du ventre de leur mère, ils étaient déjà en train d’hurler à l’agonie.

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Si le coronavirus nous débarrassait de la plupart des gens qui nous importunent, il faudrait le rendre indispensable.

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Quand j’entends tous ces spécialistes, toutes ces personnes, qui cherchent à tuer le temps afin d’éviter que le temps ne les tue, je suis stupéfait par l’ingratitude des assassins.

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« Ne pas souffrir », « ne pas attraper la maladie », « rester chez nous ». Paroles de morts.

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Aujourd’hui, j’ai commis un crime : j’ai traversé la rue.

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Si vous voulez apporter du bonheur à un malheureux, dites-lui qu’il est condamné. La tragédie a quelque chose qui relève de l’élection divine. Dieu ne s’y est pas trompé.

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« Nous sommes en guerre »: il n’y a rien de plus savoureux que de regarder un idéaliste s’enivrer de ses propres rêves.

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Nous ne pouvons pas rester chez nous. C’est toujours la même chose avec les hommes : dès qu’ils sont confrontés à une chose un tant soit peu vraie, ils ne cherchent qu’à s’en détacher.

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Je suis assailli par les demandes des journalistes qui désirent savoir comment vivre le confinement. Comme tout le monde, suis-je obligé de leur répondre, en reclus, c’est-à-dire en savourant le privilège de l’exclusion.

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Il est bon de vivre en ermite. Dans la solitude, nous n’avons que notre mort à charge.

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Les morts ont été remplacés par les chiffres, et les passants par les applaudissements. Tout ce qui risque sa vie doit disparaître, sous peine de mourir de honte. Visiblement, nous sommes malades de ne pas être des saints et des anges. Dès que des symptômes surgissent, qu’une toux se déclare et que la fièvre chauffe, nous devons rester méfiants : la maladie d’homme n’est pas loin.

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Ce qui est scandaleux, dans ce que nous vivons, ce n’est pas le fait que nous mourons ; mais le fait que le virus nous ramène à notre vie d’homme.

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J’entends que le nombre de suicides augmente. Ne vous tuez pas, il est de toute façon trop tard.

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Nous sommes toujours trop ingrats avec la maladie. Elle est la seule à prendre soin de nous lorsque nous-mêmes n’y prêtons plus attention.

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C’est une forme de satisfaction non négligeable que de vivre au milieu d’un peuple qui ne fera jamais plus parler de lui.

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Macron a raison de choyer le peuple. Pour se débarrasser d’un ennemi, il faut toujours en dire du bien.

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Avec cette crise, je comprends de mieux en mieux Descartes qui affirmait que l’univers n’était pas infini, mais indéfini. Les scientifiques devraient tous commencer leur phrase par : « Je sens que je sais, mais je sais que je me trompe ».

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Et dire qu’on dépense tant d’énergie et de volonté pour redevenir le rien que nous étions avant de naître !

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Ce qui me manque, durant ce confinement, ce sont mes promenades au cimetière Montparnasse. Sentir tous ces gens, jeunes ou vieux, qui prévoient de grandes choses, et qui, bientôt, ne le feront plus.

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Jésus-Christ s’est retiré quarante jours dans le Désert. Tâchons de faire aussi bien.

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Une amie vient de m’entretenir de la situation en Roumanie. Elle me disait qu’elle se portait bien, mais qu’elle souffrait tout de même d’un ulcère. J’étais rassuré.

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Trop de personnes qui déclinent, au lieu d’invoquer le droit de ne plus être soi, cherchent à dissimuler leur faiblesse. Elles craignent de décevoir. Or il n’y a pas de mal à être vrai.

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Notre véritable maladie est la nostalgie (« dor »). Tous les matins, j’espère me lever au jour d’avant la vie ; et tous les matins, je me lève un jour trop tard.

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Si je ne respecte pas la distanciation sociale, je respecte scrupuleusement la distanciation métaphysique : je me place toujours à un mètre de distance de moi-même.

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Je reçois souvent l’appel de gens qui m’accablent de leur amitié pour mieux dissimuler leur envie de me tuer.

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Espérer, c’est nier l’avenir.

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Je ne crois qu’en la liberté de l’homme : la liberté d’en finir.

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Tout le monde me pense incroyant. Il n’y a rien de plus faux. Je crois profondément à la souffrance.

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Si vous voulez sauver votre solitude, montrez-vous impitoyable avec tous les hommes, surtout avec ceux que vous aimez.

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Même lorsque nous sommes confinés, et que l’on nous accorde la possibilité de nous conserver, nous ne pouvons nous empêcher de nous dépenser inutilement en angoisse et en exaltation.

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Chaque soir, je suis ému de voir tant de gens applaudir le personnel soignant. Je me demande si les gens continueront d’applaudir lorsque les médecins choisiront les guéris et les morts.

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Ce matin, j’ai été dépisté. Encore raté – je suis négatif. Combien de temps la joie de la fatalité me fuira ?

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Les mystiques nous ennuient. Quand comprendront-ils que Dieu est analphabète ? S’il a donné le Verbe aux hommes, c’est bien pour se passer du déplaisir de nous lire. Il fait déjà suffisamment pour rester sourd à nos lamentations et à nos platitudes.

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Il y a toujours une forme d’impolitesse du mourant qui consiste à se retirer sans mot d’excuse.

Emil Cioran, Enthymèmes désabusées et autres maussaderies, éditions des Finitudes, à paraître.