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Rachel n’arrive pas à faire face aux exigences de la maternité malgré son amour pour sa fille nouvelle-née. Elle retourne alors chez sa grand-mère, à la Ferme, lieu chéri de son enfance pour se confronter à ses choix d’adulte. Mais ce refuge pourrait lui être retiré car sa grand-mère veut le léguer à son aide-soignante indienne : en effet le domaine appartenait auparavant à la tribu des indiens Ojibwés, expropriés à la suite de la construction d’un barrage. Ce livre montre la beauté de la nature, le caractère accidentel de nos choix et l’importance de l’inscription dans des lieux et une histoire.

Retour au paradis d’enfance.

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Rachel décide soudain de retourner dans la maison de son enfance, où sa grand-mère est en train de mourir. Le retour au paradis d’enfance, que l’on a peu à peu abandonné, permet une mise en perspective des choix d’adulte. Ce retour, après huit ans d’absence, questionne Rachel sur la manière dont elle s’est peu à peu détournée, presque inconsciemment, d’une des racines vivantes de son être : ce lieu qui incarne ses désirs d’enfance et d’adolescence. Ainsi : « Elle n’arrivait pas à croire que huit années s’étaient écoulées depuis son dernier séjour à la Ferme. Enfant, c’était son endroit préféré. Elle y avait passé tous ses étés, à vagabonder dans les bois, nager dans le lac ou courir pieds nus sur la pelouse avec Joe. Aujourd’hui encore, dès que le printemps arrivait et qu’elle humait quelque part l’odeur des aiguilles de pin chauffées par le soleil, elle désirait y retourner et sentir cette faim familière venant du cœur ».

Ce retour dans cet espace particulier est un voyage spatial nécessaire, il lui permet s’éloigner des contraintes liées à son travail et à sa vie de couple. Mais c’est aussi un voyage temporel : les lieux comprennent en eux les moments qu’on y a vécu, il nous rattache à des parts parfois oubliées de notre identité. C’est au moment où Rachel y retourne qu’elle se rend compte qu’elle s’est privée de ce qui lui était essentiel : « On ne cesse jamais d’aimer un endroit. Il fait partie detoi ». Cette idée d’un lieu comme espace qui nous devient intérieur se manifeste lorsque Rachel se rend compte que la Ferme ne l’avait jamais quittée : « Elle aussi avait gardé la Ferme en elle durant toutes ces années, telle une graine endormie. Elle en prenait pleinement conscience maintenant. Se retrouver ici avec Mamie, c’était sentir à nouveau le soleil entrer à flots dans sa vie. La graine tremblait, une pousse nouvelle brisait sa coquille et croissait vers la lumière ».

Cette part d’elle refoulée ressurgit mais ne peut effacer les années d’absence, qu’elle-même ne comprend plus, quand sa Grand-Mère l’interroge : « C’est exactement ce que je ressens, reconnut-elle à voix basse. Je n’ai jamais voulu m’absenter aussi longtemps. », « C’est pourtant ce que tu as fait, ma chérie, non ? ». A la culpabilité de s’être oubliée soi-même, s’ajoute celle d’avoir laissé le lien avec sa Grand-mère se distendre peu à peu, ce qui est aussi une manière d’oublier ses racines. La Ferme lui est essentielle, mais elle n’en prend conscience qu’au moment où le vide qu’elle avait laissé se créer en elle est enfin comblé.

Quelle place pour le passé ?

Cette importance du lieu a également à voir avec le besoin d’appartenir, avec le besoin du passé qui nous constitue. Le premier élan de Rachel vers la Ferme est la soudaine nécessité de présenter sa fille à sa Grand-mère avant que celle-ci ne meurt. Cette volonté semble irrationnelle aux yeux de son mari, mais on peut y voir une sorte de rite de passage, une manière d’inscrire l’enfant nouveau-né dans la généalogie familiale. Rachel se remémore tout ce que sa Grand-mère lui a appris : « Mamie, elle allait voir Mamie ! Mamie, qui l’emmenait cueillir des baies, lui apprenait à se servir d’une raquette de tennis, lui faisait la lecture en début de matinée près de la vieille cheminée en pierre. Mamie, qui lui préparait des déjeuners de fromage grillé et de soupe à la tomate ».

Cette importance du lieu a également à voir avec le besoin d’appartenir, avec le besoin du passé qui nous constitue.

Le livre montre tous les âges de la vie, chacun avec ses fragilités. Rachel doit se confronter à la nouvelle vulnérabilité de sa grand-mère, qui oscille entre irritabilité soudaine et lucidité : « Le bébé lançait des coups de pieds et gazouillait en regardant Mamie qui redoublait d’efforts avec son sandwich : la main tremblante, la bouche entrouverte, elle mastiquait. Une miette de thon retomba dans l’assiette, une autre sur sa poitrine, où Diane avait fixé une serviette. Quelques miettes de pain restèrent accrochées à la lèvre inférieure, avant de tomber comme le thon. » Le retour dans ce lieu ne peut correspondre à des retrouvailles sans aucun changement : Rachel doit accepter que le temps ait passé, et que c’est peut-être sa Grand-mère qui a besoin d’elle. Le passage d’une génération à l’autre dans le même lieu permet de se sentir partie prenante d’un tout.

La Ferme est également le lieu des rites, notamment funéraires, de la famille : « En silence, Mamie avait ôté le couvercle de l’urne, avant de s’agenouiller sur la terre – malgré sa robe en lin couleur crème – et de secouer les cendres pour les faire tomber dans le trou. Rachel se souvenait de tout : elle l’avait vu se relever, avec l’aide de Linda, elle avait regardé les taches noires sur les genoux de sa grand-mère, l’urne vide entre ses mains, et elle s’était sentie submergée d’amour pour Mamie et pour toute sa fichue famille, qui tenait mordicus à accomplir ce genre de rituel empreint d’une étrange solennité. » Quand Rachel se marie, elle a besoin d’introduire son mari à ce lieu pour le faire participer pleinement à sa vie : « Sa dernière visite à la Ferme remontait à l’été de son mariage avec Michael. Elle lui avait demandé de s’arrêter là pour regarder le barrage, comme le père de Rachel l’avait toujours fait avec eux, puis elle lui avait raconté son histoire […] »

Mais le territoire de la Ferme inclut également ce qui la précède. Joe, le gardien indien du barrage, installé par l’arrière-grand-père de Rachel, plonge dans les eaux du lac artificiel. Ce barrage a causé l’inondation du village de ses ancêtres, la tribu des indiens ojibwé : sous les eaux du lac, se trouve un monde disparu, encore un monde caché mais qui subsiste dans l’imagination de Joe : « Plonger le calmait, et plonger au-dessus d’Old Bend l’apaisait tout particulièrement. Là, il rêvait du passé, quand les forêts étaient vieilles et touffues et que les habitants du Bend récoltaient le riz et le sucre, fabriquaient des perles et priaient dans leur langue maternelle anishinabemowin. Pour lui, le barrage était sorti de terre comme un coin fiché par un dieu rusé dans l’espace-temps, scindant celui-ci en deux époques distinctes. Avant le barrage, les proportions fondamentales de l’univers étaient respectées […] »

Joe sait lui-même que se complaire d’en le passé ne permet pas d’en avoir une vision juste. Ce qu’il semble regretter, autant que le monde de ses ancêtres, est le monde de l’enfance : celui de la cohérence et de la stabilité : « Il savait aussi que sa vision du passé était faussée par un certain romantisme. […] Mais il préférait imaginer que son arrière-grand-mère avait grandi dans un monde de pureté, de stabilité, de splendides gestes chorégraphiés – un monde qui, dans son esprit ressemblait à un rêve sous-marin. Comme si là, quelque part au fond du lac, les gestes de cette époque se poursuivaient et qu’il lui suffirait de trouver le bon point d’entrée, le portail adéquat, pour rejoindre son ancêtre. » L’image de la ville engloutie peut nous faire penser aux souvenirs refoulés mais pourtant bien présents : tant que l’eau recouvre ces restes, Joe ne peut que les idéaliser, ou se définir par rapport à eux sans lucidité. De toutes façons, quand on veut l’oublier, le passé refait surface : « Le lac a inondé des milliers de tombes. Pendant des générations, la tribu a enterré ses morts sur les berges de la rivière. Et les os flottent ».

Vivre coupée de la nature.

Cette image du paradis d’enfance est aussi liée à l’opposition entre la nature brute, qui permet la liberté, et l’univers urbain, ou du moins « adulte », celui où l’organisation des choses et de la vie ne permet pas d’échappées spontanées.

Cette image du paradis d’enfance est aussi liée à l’opposition entre la nature brute, qui permet la liberté, et l’univers urbain, ou du moins « adulte », celui où l’organisation des choses et de la vie ne permet pas d’échappées spontanées. Peut-être y-a-t-il également une opposition entre intérieur et extérieur : l’intérieur (ou le monde urbain) est le lieu où il faut être raisonnable et responsable, être dans une logique productive, ou il faut contrôler ses émotions, alors que l’espace extérieur tel qu’il fut vécu par Rachel est celui d’un espace sans barrière où les possibilités sont infinies, où les émotions et la spontanéité ont autant leur place que la logique rationnelle. C’est la vie d’avant l’âge adulte, celle où le temps ne se compte pas, où l’on n’a pas besoin de faire : on peut simplement être au grand soleil et se laisser aller à toutes les imaginations. A la Ferme, se trouve aussi le souvenir de Joe, le premier amour de Rachel. La Ferme est le lieu des sensations, du corps libre dans toute sa sensualité : c’est le lieu de la passion sensuelle et amoureuse avec Joe.

Joe habite non seulement les lieux par la mémoire, mais il vit réellement à proximité de la Ferme. Comme nous l’avons vu, il est le gardien du barrage. Son rapport à ses ancêtres spoliés ne l’empêche pas de bien faire son travail. Il n’y a pas de manichéisme : l’amour de la nature n’empêche pas celui des hommes, et se plier à la situation imparfaite dans laquelle on est plongé : « Ainsi, tout au moins en théorie, Joe avait pris le parti des rivières. Mais il était aussi le gardien de ce barrage, le protecteur de ces berges et de ces communautés peu nombreuses et isolées qui vivaient en aval ». Cependant, Joe a toujours eu une fascination secrète pour les crues, malgré les vidéos qu’on lui a montré en formation : « Ces vidéos avaient pour but de l’effrayer et de lui inculquer le sens des responsabilités, et elles y réussirent, mais elles eurent aussi un autre effet ; elles le fascinèrent, faisant naître en lui le désir secret d’assister un jour à ce spectacle »

 La crue incarne toutes ces forces et ses désirs trop longtemps refoulés qui ont besoin de se répandre avec violence pour retrouver sa propre identité.

Rachel, en grandissant, travaille à demander la destruction d’un autre barrage, qui empêche la migration des esturgeons. Lors de son retour à la Ferme, la tempête fait rage et cette fois c’est le barrage de la Ferme qui risque de se rompre. Voilà comment se comporte une rivière en crue : « Elle charriait des paquets de terre et d’herbe arrachés, des nuages de galets tourbillonnants, quelque morceaux de béton provenant du bord de la chaussée – ranimant le souvenir de tout ce qu’elle avait été jadis, et le désir, fécondé par ce souvenir, de redevenir cette sauvage force plastique qui s’était librement engouffrée dans les bois durant des siècles, enflant et rugissant lors du dégel printanier, engloutissant les arbres lorsqu’elle en avait envie, traçant à sa guise de nouveaux chemins, puis ralentissant en un cours majestueux durant les mois d’été […] ». Au lâcher-prise de Rachel répond celui de la rivière, la crue incarne toutes ces forces et ses désirs trop longtemps refoulés qui ont besoin de se répandre avec violence pour retrouver sa propre identité.

Cette crue est également une réponse à la vanité des hommes, à leur volonté de contrôle que ce soit sur leurs propres passions ou sur la nature : « une rivière affranchie de toute entrave reliait à quelque chose d’essentiel, relevait du sublime […] une leçon tragique et meurtrière infligée à la vanité des hommes, à leur conviction qu’il pouvait construire partout où ils en avaient envie et dominer la nature à leur guise. »

Prendre en charge les injonctions à la réussite.

Ce à quoi s’oppose ce paradis est la vie que Rachel s’est peu à peu laissée dicter, et dans laquelle prennent place les injonctions liées à la maternité. Rachel est culpabilisée de ne pas être une bonne mère. Les enjeux qu’elle y place l’épuisent : « Bon Dieu, c’était vraiment absurde tout ce matériel. Les femmes mettaient au monde et allaitaient depuis des millénaires, bien avant la création des rayons « premier âge » dans les supermarchés ». Il y a ici une réflexion à faire sur les normes toujours plus élevées de sécurité, d’hygiène, d’exigence sur ces événements. Le contrôle et les normes de la société moderne sur les corps. Un motif du roman, qui revient comme un écho à la propre fuite de Rachel est celle d’une jeune mère qui, ayant abandonnée son bébé, est recherchée par la police. « Puis ce fut une vieille photo – une adolescente à la chevelure abondante, aux boucles d’oreilles à franges, aux yeux lourdement maquillés. La mère introuvable ». L’histoire de cette mère en cavale est comme un fil rouge dans l’histoire, un miroir pour Rachel qui ne peut s’empêcher d’éprouver de l’empathie pour elle : « Fonce, petite maman, murmura Rachel. Continue de courir. »

 Il y a ici une réflexion à faire sur les normes toujours plus élevées de sécurité, d’hygiène, d’exigence sur ces événements.

La culpabilité est très présente dans ce roman : de ne pas être une bonne mère, de ne pas bien réussir, de faire souffrir les autres. Elle pèse premièrement sur Rachel dans sa relation avec Michael. Alors que ce dernier incarne une probité morale qui la fascine, elle doute. La demande en mariage lors de la destruction du mariage Campbell montre comment elle met de côté ses propres désirs, ou au moins ses propres questionnements, pour ne pas faire souffrir Michael : « Rachel se sentit mal à l’aise, mais elle vit la peur croître dans les yeux de Michael, et ainsi très vite, pour endiguer ce flot, elle dit : « Bien sûr. Je veux dire, j’accepte. Evidemment. Ouah. Oui. » Elle l’embrassa, surtout pour chasser son propre malaise, effacer la bizarrerie de l’instant […] Elle pensa au soir de leur premier rendez-vous, trois ans plus tôt, quand, débout face au sombre océan, elle avait juré de ne jamais se marier. Que s’était-il passé au juste ? »

En retournant à la Ferme, Rachel peut prendre le temps de peser sa propre histoire, sortant du flux frénétique de la vie active et de la routine, pour évaluer son rapport aux normes, et analyser son sentiment d’étouffement : « Je crois que je me suis donnée trop de mal, continua-t-elle, pour essayer de devenir la femme que je pensais devoir être – bonne étudiante, bonne prof, bonne épouse, bonne mère. J’ai essayé de coller au mieux à tous ces modèles. Mais aucun ne semble me convenir. C’est comme si je me forçais à mettre des vêtements de plus en plus petits jusqu’à ne plus pouvoir respirer ! » On voit ici comment la gentillesse et la probité de Michael se retournent pour devenir des armes de culpabilisation. Le personnage n’en est pas pour autant condamné, puisqu’il évolue dans sa logique propre sans avoir idée du malaise qu’il suscite chez sa femme. Son problème est sa manière trop raide et simpliste de dénouer les nœuds : « Rachel », l’avait-il grondé de cette voix qui exhortait à l’ordre, à la retenue, à l’action rationnelle ; une voix qui semblait lui rappeler qu’elle avait toujours cinq ans d’âge mental ». Il y a également son incapacité à accepter un autre système de valeurs que le sien : il prend son comportement comme modèle : « Car, derrière ses attentions et ses actions désintéressées, bouillonnaient les jugements et les reproches. » Michael médicalise également Rachel pour trouver des explications rationnelles à ce qui lui échappe dans son comportement.

Face à la réussite sociale extérieure, Rachel se rend compte que c’est le modèle de sa grand-mère qui met en avant ce qui compte le plus : « Mamie qui ne se souciait pas de vos réussites, mais de la manière dont vous vous occupiez des gens qui vous étaient proches. Mamie, dont la joie de vivre ne dépendait pas de la perfection de vos actes, mais du plaisir qu’elle prenait à ce qui l’entourait et aux tâches simples que chaque journée lui imposait. Le mode de vie de Mamie semblait mieux accordé au pouls de la terre que l’existence à laquelle Rachel s’était habituée ». Rachel voit à quel point les idées de performance ou de perfection lui semblent vaines, elle leur substitue l’idée de soin : des autres, de la terre, et s’imagine vivre à la Ferme selon ce principe avec sa fille.

Le roman montre la vie dans toutes ses incohérences.

Ainsi cet épuisement et cette incapacité à répondre aux injonctions n’empêchent pas Rachel de porter un grand amour à son bébé : « Deirdre dormait bras et jambes écartés, le visage serein. Rachel s’émerveilla de la délicatesse de ses traits : la perfection minuscule de sa lèvre supérieure, comme si un pinceau aux poils fins et précis avait tracé cette excroissance en forme de cœur, la plénitude lunaire de ses joues, l’unique boucle noire sur son front. Elle était belle, c’était son bébé […] Elle en était absurdement fière ». Une des forces de ce roman est de réussir à peindre les nuances et la complexité de nos actions : on perçoit autant les choix rationnels des personnages que leur logique affective, les deux entrant parfois en contradiction.

Tout l’art de l’autrice est de rendre l’absence de clarté des intentions ou des émotions : tout est trouble, mouvant, mélangé.

Ceci s’illustre particulièrement dans l’histoire d’amour entre Michael et Rachel : elle se construit sans évidence entre les personnages, avec un véritable art du détail vrai, celui qui fait basculer d’un côté ou de l’autre des choix de la vie, sans même que l’on se rende compte que ce peut être une chose insignifiante qui détermine un grand engagement. Ainsi Rachel trouve d’abord Michael un peu trop propre sur lui, mais il lui donne un rendez-vous où de minuscules détails la touchent : « Michael éclata d’un grand rire cristallin, à l’étonnante beauté enfantine », « il avait une manière désarmante de la regarder » et la pousse à entrer un peu plus avant dans la séduction : « sans doute à cause de ce joli petit café au bord de l’eau, du rire enfantin de Michael et de son absolue sincérité, elle ne put s’empêcher de le taquiner, juste un peu. Cela semblait facile. » Le pouvoir du moment se fait sentir. Il est difficile de rendre dans un article la subtilité qui fait le roman, mais tout l’art de l’autrice est de rendre l’absence de clarté des intentions ou des émotions : tout est trouble, mouvant, mélangé. Les décisions, bien que pesées, ne sont jamais évidente. Tout cela ressemble plus à la vie que les certitudes intérieures des grands héros.

Logique rationnelle et logique affective.

Le roman pose la question du droit des Indiens à retrouver leurs terres spoliées. Michael, le mari de Rachel, est un ardent défenseur de la cause indienne, sur laquelle porte ses recherches universitaires. Au nom de son engagement, il invite Rachel à boycotter la Ferme, précisément parce que cette propriété reviendrait de droit aux Indiens. Au nom d’un principe moral universel, il parle également en son nom : « En tous cas, mon sentiment – notre sentiment – envers la Ferme n’a rien à voir avec l’attitude du reste de ta famille ». Cependant, sous cet engagement juste affleure les blessures personnelles de Michael, ce que l’on n’apprend qu’à la fin du roman, lorsqu’on accède à son point de vue : « le problème moral, l’enjeu lié à la possession de la terre existait certes, c’était l’explication qu’il avait fournie à Rachel ; mais il n’aurait peut-être pas fait tous ces efforts acharnés pour retrouver les limites originelles de la réserve s’il n’en avait pas autant voulu aux membres de la famille de son épouse quand ils étaient rassemblés ici. »

La littérature n’est pas une leçon de morale, n’est pas un système.

Face à la logique morale et rationnelle qui doit pousser Rachel à rendre cette terre à ceux à qui elle a appartenu, il y a la logique personnelle : cette terre lui appartient aussi parce qu’elle l’a aimé. C’est la terre des ancêtres de Diane, l’aide-soignante indienne de la Grand-Mère de Rachel, mais c’est tout autant une terre intérieure pour elle. Chacun des personnages s’arc-boute sur ses positions au long du roman, jusqu’à ce qu’une solution soit trouvé par un dialogue enfin réparé. La littérature n’est pas une leçon de morale, n’est pas un système. Les personnages sont incarnés car irrationnels, et changeants. Des évènements a priori dérisoires peuvent avoir de grandes conséquences. Ainsi la citation mise en exergue du livre semble donner une clé de ce projet d’écriture : « La justice est la face publique de l’amour » (Cornel West). L’autrice ne juge pas ses personnages, elle leur laisse plutôt déployer leurs possibilités et leurs choix avec empathie, notamment à travers une écriture qui présente les points de vue de chacun. Il n’y aucun aparté universel, l’autrice reste toujours proche de la voix de ses personnages. Elle laisse également coexister les mondes de la justice et de la spontanéité.

  • La Crue, Amy Hassinger, Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Brice Matthieussent, Rue de l’échiquier fiction, 2019, 471 p, 24€