L’intrigue du roman  des châteaux qui brûlent   d’Arno Bertina, publié en septembre 2017 chez Gallimard et à l’occasion des 20 ans de la très belle Collection Verticales, est très simple. Quelques rapides pages pendant lesquelles l’arrivée d’un secrétaire d’État est scrutée par le personnel d’un abattoir de volailles en pleine procédure de liquidation judiciaire. Puis « spontanément », c’est le titre du premier chapitre, une insurrection démarre au sein de l’usine, Pascal Montville, secrétaire d’État, apprend qu’il est séquestré, les portes se calfeutrent, le fossé se creuse entre l’usine et l’extérieur et les ouvriers s’interrogent sur ce qui vient d’arriver, conséquence logique, acte désespéré ou espoir retrouvé ? Un huis-clos étouffant s’installe alors dans l’abattoir occupé. Un cadre et un événement parfaits pour un roman politique, et pourtant Arno Bertina livre avant tout à son lecteur une construction narrative singulière, perspicace et prenante.

      «De la masse qu’on formait autour de lui, “avec lui” pour ainsi dire, une main aurait pu s’extraire sans que personne, ensuite, ne soit en mesure de dire qui était au bout, quel bras et quel visage, et elle l’aurait frappé, lui, et ç’aurait été le déclencheur d’autres coups de poing, la curée, le truc pour se vider sur une victime, le bouc émissaire – que nos blessures et nos misères elles changent de camp.»

Polyphonie politique.

La politique est au cœur de ce roman, mais pas en tant que fil conducteur, encore moins comme un engagement mais plutôt comme un tempo donné aux différents protagonistes, une manière de colorer l’analyse de cet événement qui change tout au long de ces soixante-treize discours livrés au lecteur.

Le discours politique s’entend pourtant. Il grésille au loin dans les paroles du secrétaire d’État et derrière celles-ci dans les paroles du pouvoir économique en place lorsque l’on explique aux salariés en colère que la liquidation de l’usine est un acte économique citoyen, il se reforme, se module au fur et à mesure de l’occupation de l’usine. Les mots se tordent et  le licenciement devient  une bravoure lorsqu’il est présenté comme une mesure écologique, un remède à la souffrance animale dans la bouche du politique qui finira même par en appeler à un élan humaniste des salariés quand les conséquences de leur activité sur les pays pauvres sont exposées.

Mais cette musique de la logique économique ne trouve pas d’oreilles attentives en face. La chanson du néolibéralisme s’essouffle, elle s’enraye d’elle-même au fur et à mesure que Montville se rapproche des salariés, elle se heurte à la mélodie des réalités quotidiennes à laquelle elle est renvoyée par les ouvriers de l’abattoir. De l’autre côté, les voix de syndicalistes, d’ouvriers à la chaîne, de livreurs dont les clameurs contestataires viennent briser cette rengaine bien trop souvent répétée :

« Certains ont sifflé tout de suite, d’autres étaient si surpris qu’ils encaissaient. C’est à cause de la mondialisation que le travail est rare et qu’on est obligés de tenir à notre emploi. Il vient nous reprocher les langoustines qu’on sert au Club Med ? Le kérosène des avions qui emportent nos poulets en Arabie Saoudite c’est la faute à nos collègues licenciés le mois dernier ? S’il y avait du boulot, est-ce que j’en prendrais pas un autre, plus propre… ?! Il nous répète qu’il est de gauche en faisant ce qu’il fait ; mais nous éviter la misère du chômage, ce serait pas un job de gauche  peut-être ?! […] Un mec doit payer s’il raye l’aile d’une voiture, mais quand il envoie 3000 salariés à Pole emploi il peut continuer à faire de la voile tous les week-ends ou un golf… ».

Le grand discours cynique et fourbe du capitalisme s’entend sans être décrié par une écriture partisane, au lecteur alors de réagir devant ce tableau. Les rouages de l’exploitation économique qui s’approprie les corps ouvriers, s’immisce dans leur vie privée, cultive une précarité essentielle et monte les discours des uns contre les autres sont exposés aussi finement que les mécanismes de la rhétorique gouvernementale et de son entreprise de justification. Et pourtant, et c’est peut-être la grande force de ce roman, Arno Bertina brouille ces discours, ne se contente pas de les opposer mais au contraire montre bien leurs interstices difficiles, leurs fragilités plutôt que de sombrer dans une binarité facile.

Le grand discours cynique et fourbe du capitalisme s’entend sans être décrié par une écriture partisane, au lecteur alors de réagir devant ce tableau.

Le discours ne se résume pas à une opposition du discours des ouvriers au discours politique, les syndicalistes du roman ne parlent pas d’une voix tout comme les pensées du secrétaire d’État et de son assistante, Céline Aberkane, anciennement syndicaliste et empêtrée dans les contradictions de sa nouvelle condition ne se rejoignent pas en une unicité de pensée. Le personnage de cette conseillère ministérielle transfuge nous montre bien cette rupture consommée entre deux univers  dont les paroles épuisées ne trouvent pas d’échos : « Je parle cette langue – celle des conditions de travail, celle des conflits dans lesquels on se lance pour pas crever sans avoir dit un dernier mot, c’est-à-dire sans véritable espoir. »

Les invectives, les saillies politiques, les envies révolutionnaires et les idées nouvelles prennent naissance dans les mots de ces personnages mais semblent elles aussi captives de l’abattoir, elles résonnent sans réussir à faire corps car la véritable insurrection n’est pas la séquestration du secrétaire d’État mais une insurrection personnelle qui se joue en chacun des personnages et qui se réinvente dans la confrontation des discours.

Des corps de huis-clos.

Le roman est seulement bâti sur des monologues et des dialogues, offrant ainsi au lecteur une diégèse particulièrement réaliste mais pourtant les discours et pensées de ces protagonistes ne sont pas les seuls témoins de cet événement. À l’instar des paroles qui se contaminent, des discours aux frontières poreuses, les corps des protagonistes, qu’ils soient corps travailleurs ou politiques, et en particulier leurs interactions conscientes ou non racontent à leur manière l’événement qui est en train de se dérouler.

Avec un réalisme très cru ou avec humour, le corps apparaît comme un enjeu symbolique capital pour ces personnages enfermés. Avec cet événement inédit, le corps séquestré par la machine dévorante du capitalisme, condamné à n’être qu’un simple outil d’abattage pour le patron, doit se réinventer. Mais comment réinventer quelque chose de brisé et qui nous échappe ?

 Pour les salariés de l’usine, le corps prisonnier devient cette fois-ci un autre, celui d’un secrétaire d’État et c’est un corps qui devient alors problématique. Ce corps ministériel change lui aussi, il est ramené à sa matérialité, dépouillé de son statut  et pourtant il se trahit à de nombreuses reprises par des réflexes rappelant son appartenance de classe. Un corps qui fascine autant qu’il effraie, qui se rapproche, s’acclimate sans pouvoir être autant dénoué de tout soupçon.

Avec un réalisme très cru ou avec humour, le corps apparaît comme un enjeu symbolique capital pour ces personnages enfermés.

La personne physique des ouvriers devient alors un objet de doute pour tous les personnages, il échappe, on en cherche les desseins devient incontrôlable alors que le discours essaie d’en rétablir la logique : « Si on ne fait pas un coup d’éclat, le système continue de nous dévorer, alors que c’est tout ça qu’il faut renverser, revenir dans l’innocence. Je vais faire un truc fou par colère mais je vais le faire pour redevenir innocent, pour nous ramener tous dans l’innocence ».

L’enjeu du geste échappe à la logique, il faut lutter mais pourquoi ? Dans quel but ? Par vengeance d’une humiliation ? Pour aboutir à un fonctionnement en coopérative comme ce qui est proposé par certains des personnages ? La logique individuelle ne s’y résout pas, peu importe ce qui aboutira ou non, l’enjeu principal de cette insurrection c’est la lutte en elle-même, et sa joie. Tout corps plongé dans l’insurrection subit de la part de celle-ci une poussée.

« Nous ce serait quoi ? La révolte ? Mais on y est ! Que la révolte donne quelque chose (parce que toujours elle donne rien du tout) ? Ce serait d’y croire ? Ou alors c’est aussi la joie, notre impossible, celle qui fait danser comme ça, en pleine rue, parce que tu viens d’entendre un merle, ou parce que t’as envie de boire une pinte sans respirer… »

            Ainsi des châteaux qui brûlent ne donne pas de leçon, ne cède pas à l’envie de réduire le discours politique à une seule voix, sans en explorer les existences plurielles, les possibilités créatrices et les subjectivités personnelles.

C’est alors le rapport entre la politique et l’écriture qui est remis en jeu, comment interroger la politique sans en fournir les réponses en même temps ? Très certainement avec autant d’habilité qu’Arno Bertina, en faisant intervenir le réalisme dans les particularités du langage de ses personnages, en triturant les pensées de ses protagonistes et en laissant la possibilité à ses corps de papier de s’exprimer et d’agir instinctivement dans un huis-clos réinventant le discours politique.

  • Arno Bertina, des châteaux qui brûlent,Collection Verticales, Gallimard, 2017, 424 pages.