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Toute la semaine, Zone Critique part à la découverte de la littérature slovène contemporaine, et dresse le portrait des grandes figures et des nouvelles voix qui la composent. Rencontre aujourd’hui avec le premier roman de Drago Jančar. La fuite extraordinaire de Johannes Ott, œuvre culte de l’écrivain slovène Drago Jancar, n’a été traduite et publiée que cette année en France. Drôle de coïncidence temporelle pour découvrir cet opus massif, situé en plein Moyen-âge aux abords d’une épidémie de peste…

Le diable et le pouvoir

Dans ce pays où l’épidémie menace, surviennent toutes les réactions classiques vis-à-vis de l’étranger, celui qui apporte les mauvais germes, qui pactise avec le diable.

On ne saura jamais si Johannes Ott est oui ou non victime du diable. Il affirme être parti de chez lui parce que « sa femme mangeait beaucoup de viande et que les germes du mauvais oeil dévoraient cette viande dans son intestin »… Des signes semblent pourtant l’accuser : il reste éveillé la nuit, des mouches tournent autour de sa maison, il est repéré par les hérétiques comme étant l’un des leurs et va sauter avec eux au-dessus du feu de la saint Jean. Mais qu’est-ce que cela signifie ? On ne sait plus bien qui est du bon ou du mauvais côté dans ce climat de terreur où l’on cherche des responsables. Les « bons chrétiens » ne sont-ils pas les pénitents qui s’écorchent les genoux sur les chemins et cherchent à fonder l’Eglise nouvelle ? Pourtant c’est à eux qu’on coupe la langue, le nez, les mains, et que la foule lapide en toute bonne conscience.

Un jour, Johannes a lui aussi été un fermier paisible avec un toit sur sa tête, qui redoute les sorcières de minuit et s’allonge auprès de sa femme dans la chaleur du foyer. Si les motifs de sa fuite paraissent douteux et ne sont jamais clairement exposés, ni ceux de son départ initial, c’est aussi qu’il semble incarner pour tous le paria par excellence. Tous les costumes dont il tentera de s’affubler seront vains : le voyageur solitaire ne s’intégrera jamais à la petite société du village, et au moindre accroc, il deviendra la bête à abattre ; et même en ville sous les vêtements d’un riche marchand, on flaire encore le loup en fuite. Ce moment urbain est celui qui rapproche le plus Johannes Ott de l’origine de son mal, c’est-à-dire du sommet du pouvoir en la personne de l’empereur “Leopoldus Dei Gratia Romanorum Semper Augustus Germaniae, etc” ; et c’est aussi celui qui prend les traits les plus comiques, car le lointain ordonnateur de la violence apparaît sous les traits d’un homme bien faible qu’une belle femme de caractère parvient à soumettre en quelques jours. Il n’empêche que la répression est réelle, et la soldatesque, plus saoule que Johannes Ott la plupart du temps, n’en est pas moins habile à le déloger sans cesse de ses cachettes et à le rejeter sur les routes.

La fuite sans fin

Le parallèle avec les circonstances d’écriture est évident, mais on peut y lire aussi une forme de plaidoyer pour la résistance humaine, la résistance mentale et physique à toutes les épreuves – faim, soif, torture, chasse à l’homme, esclavage, fers, mais aussi obsessions, folie, fièvres étranges, angoisse.

Commencé pendant l’emprisonnement de Jancar en 1974 pour désaccord avec le régime communiste de Tito, La fuite extraordinaire est un roman de fuyard : pour Johannes Ott, il faut toujours déguerpir, tailler la route, échapper à la main d’un pouvoir arbitraire, violent, incompréhensible, dont les armes sont la terreur et la torture. Le roman est peuplé de scènes hallucinantes de fuite, dans la boue, la neige, dans les villes désertes et hostiles, face à la violence des éléments qui redouble celle des hommes. Le titre slovène était « galjot », galérien, le dernier état de Johannes Ott sur l’échelle de la descente aux enfers avant que la boucle ne soit bouclée et ne le ramène au lieu du commencement de son histoire – la statue d’un Saint Antoine criblé de flèches dans sa chapelle humide, la toute première image du roman. Galérien de l’existence donc qui porte sa croix comme Sisyphe son rocher, accusé de crimes qu’il n’a pas commis. Le parallèle avec les circonstances d’écriture est évident, mais on peut y lire aussi une forme de plaidoyer pour la résistance humaine, la résistance mentale et physique à toutes les épreuves – faim, soif, torture, chasse à l’homme, esclavage, fers, mais aussi obsessions, folie, fièvres étranges, angoisse. Et l’ultime épreuve, la peste, dont le fantôme rampant menace dès les premières pages du roman dans une ambiance crépusculaire, remplie de miasmes et de brumes mauvaises. Cependant, revenu de tous les enfers, Johannes Ott est alors convaincu d’être hors de portée de la faucheuse aux bubons noirs… Il incarne l’humanité face à l’horreur, et la preuve d’une force extraordinaire – extraordinaire comme sa fuite, extraordinaire comme les innombrables ressources déployées par l’homme pour broyer l’homme.

Le roman d’un corps

Car cette fuite, c’est le corps qui la porte, c’est lui qu’on attaque pour briser l’homme, c’est par lui que transite la violence mais c’est aussi le dernier bastion d’une liberté intime lorsque le corps tient bon. La surprise de Johannes (et la nôtre) lors de sa première évasion deviendra ce qui le fait tenir tout au long de sa fuite : “tout est complet, toutes les parties de son corps sont ensemble et entières. C’est important, dit-il en riant aux éclats”. Ce corps jeté aux quatre vents nous transporte d’un bout à l’autre du roman dans une écriture sensuelle extrêmement riche, où l’Europe centrale médiévale palpite avec force détails : on y sent les lourdeurs des brumes fétides, l’humidité, la crasse, les humeurs mauvaises s’écoulant des plaies, la circulation d’un sang fiévreux et malade, les vapeurs des marécages et la fumée des auberges où l’on s’enivre jusqu’à la mort. Tout y est dans le même temps concret et quasiment fantastique, à l’image de la folie qui s’empare peu à peu du pays à mesure que la peste approche. Car elle aussi est double : à la fois concrète dans ses symptômes physiques, et manifestation surnaturelle d’une puissance diabolique venue empoisonner les mortels. Par son écriture dense et rythmique, merveilleusement traduite par Andrée Lück-Gaye en une matière sonore boursouflée de mots rares, Jancar nous fait ressentir au plus profond de la chair une violence omniprésente. Le corps y devient à la fois le pire ennemi de l’homme mais aussi son dernier refuge de confiance devant l’absurdité du monde, et ce “malentendu universel” dans lequel le fuyard et l’écrivain se trouvent embourbés.