À la suite des représentations de Louise, au centre Paris anim’ les Halles, nous nous sommes entretenus avec Judith Guillonneau (JG) et Élise Ducrot (ED), membres fondateurs, avec Marie Julie Peters-Desteract, de la compagnie Le Bruit de l’herbe qui pousse. Louise représente le quotidien d’une créatrice inventant des récits à travers son tricot, dans une mise en scène qui combine théâtre d’objets, arts textiles et arts bruts. Louise est le premier spectacle de ce collectif de marionnettistes prometteur, une occasion de présenter leur politique et poétique de création.

Baptiste Dancoisne : Pourriez-vous commencer par nous expliquer l’histoire de la compagnie, s’il vous plaît ?

Élise Ducrot : Le Bruit de l’herbe qui pousse c’est une compagnie de théâtre contemporain et de marionnette contemporaine qui a maintenant 3 ans et demi. L’histoire a commencé il y a 4 ans, quand nous étions à Montréal. Marie Julie Peters-Desteract et moi-même étions en formation de marionnettiste contemporaine à l’école supérieure de théâtre. Judith Guillonneau était en échange universitaire, elle a intégré certains de nos cours. C’est comme ça qu’on s’est rencontrées. Nous nous sommes liées d’amitié et avons eu un coup de cœur artistique. Puis nous avons monté une première forme de Louise, pour donner suite à un appel à projet d’un théâtre à Montréal, en dehors de notre cursus scolaire. C’était une forme de 20 minutes, Judith et moi étions au plateau et Marie Julie à la mise en scène. De là, est né Le Bruit de l’herbe qui pousse, dont le spectacle Louise est le noyau. Grâce à ce spectacle se crée la compagnie. À travers Louise, on définit nos engagements politiques, nos sujets de travail, notre vocabulaire commun. On crée une force commune en rassemblant des collaborateurs avec qui on travaille sur du moyen ou du long terme. Durant les trois premières années de la compagnie nous avons travaillé sur un réseau national, en faisant plusieurs résidences avec le projet Louise. Nous entrons dans un nouveau volet. Maintenant nous avons le souhait de nous intégrer vraiment sur notre territoire, à Bressuire, dans les Deux-Sèvres, en Nouvelle Aquitaine.

BD : Comment définiriez-vous vos lignes directrices ? Quelles sont vos méthodes de travail qui donnent l’identité de votre compagnie ?

Dans Louise, le thème est l’art brut, nous avons donc travaillé une forme très sensorielle, et non explicative.

Judith Guillonneau : Pour nous, ce qui est le plus important, c’est l’interdisciplinarité. On a toutes des attraits pour d’autres médiums que la marionnette. On aime aussi ne pas partir d’un texte, mais partir d’un thème qu’on a vraiment envie d’aborder. Selon le thème, nous choisissons de mettre au plateau différentes techniques. À partir de ça, nous construisons des dramaturgies très différentes. Par exemple, L’heure du thé et La Petite histoire de Gino Bartali, créés par et avec Cécile Viggiano sont des récits de vie, des portraits. Ce sont des formes narratives.Dans Louise, le thème est l’art brut, nous avons donc travaillé une forme très sensorielle, et non explicative. Dans  notre prochaine création, Ôlô, nous travaillerons avec l’expérience du jeune enfant, à partir des sensations produites par sa découverte de la peinture. En ce qui concerne le projet PRISMES, c’était une réflexion sur les rapports entre arts et science. Comment parler d’un sujet compliqué, la physique quantique, de manière à le rendre saisissable par d’autres langages que la physique ? Dans l’ensemble, je dirais qu’il y a une certaine volonté de faire fi des étiquettes. Parfois, ça me saoule d’être obligée de catégoriser un spectacle comme étant un spectacle « de marionnette » ou un spectacle « de théâtre ».

ED : Nous avons trois parcours très typés. C’est la marionnette qui nous a rassemblées. Judith et moi sommes avant tout comédiennes, Julie est plasticienne. Judith est très forte en technique, Julie a un regard tourné vers la scénographie et la plastique de la scène, moi je suis aussi autrice, s’il faut, je travaille l’écriture. Nous avons trois forces, nous sommes interdisciplinaires. Dans toutes nos créations, il n’y aura pas qu’un médium présent. On trouve notre fonctionnement dans l’écriture de plateau, avec cette interdisciplinarité. C’est notre mot d’ordre.

BD : Le spectacle Louise est comme une forme d’installation textile qui prend vie : qu’est-ce qui vous a amené à croiser les arts de la marionnette et le textile ?

Il y a ce qu’on appelle « l’image nombril », c’est-à-dire l’image qui fait naître le spectacle. Celle de Julie était un tricot qui se tricote tout seul.

JG : Parmi les techniques d’écriture plateau, il y a ce qu’on appelle « l’image nombril », c’est-à-dire l’image qui fait naître le spectacle. Celle de Julie était un tricot qui se tricote tout seul.

ED : De là tout est parti, il y a 5 ans.

JG : Par rapport aux femmes d’art brut auxquelles on s’est référées pour le spectacle, Judith Scott fait des choses qui ressemblent à ça.

ED : Elle encoconne. Elle est trisomique, autiste, sourde et muette. Elle prend des objets du quotidien, elle prend des fils qu’elle arrache, et elle les encoconne. C’est tellement mystérieux, qu’il y a des gens qui passent des radiographies des œuvres pour savoir ce qu’il y a dedans.

JG : Les sculptures sont constituées d’objets volés en fait.

ED : Je pense que, ce qui est fort, c’est qu’elle n’a pas la voix, donc elle ne peut pas donner de réponse, ce qui rend le travail encore plus fascinant. Au départ, nous nous sommes inspirées de Aloïse Corbaz, d’où le prénom de Louise. Nous avions les mêmes références, Marie Julie et moi. Nous sommes parties d’Aloïse Corbaz pour le thème de la fascination. Elle adorait l’opéra, les couleurs vives et Napoléon. Comment, à travers l’art brut, tu crées un monde ? Aloïse Corbaz était enfermée dans un asile : comment tu te réfugies dans l’art brut pour survivre ?

JG : Elle essaye vraiment de sortir de son quotidien pour se créer une vie rêvée avec des crayons et du papier…

Quand est-ce qu’être artiste c’est ton métier ? Pour nous, tout le monde peut l’être. Ce qui nous a beaucoup touché dans l’art brut, c’est que souvent, ce sont des gens isolés, qui ne sont pas connus, mais qui ne cessent de créer, de faire des choses incroyables.

ED : …et avec des choses qu’elle arrive à récupérer, car la récupération est très présente dans l’art brut.  La dernière référence dont on s’est inspirées c’est Séraphine de Senlis. On a rencontré son travail avec l’excellent film Séraphine (Martin Provost, 2008, 125 minutes). Je trouve qu’il est bien réalisé ce film, car il montre cette frontière : qu’est-ce que la folie ? Quand est-ce qu’on nomme quelqu’un comme « fou » ? Qui peut dire que quelqu’un est « fou » ? De façon arriéré on dit : « Dans l’art brut, ce sont des fous qui créent ». Nous ne sommes pas d’accord. Quand est-ce qu’être artiste c’est ton métier ? Pour nous, tout le monde peut l’être. Ce qui nous a beaucoup touché dans l’art brut, c’est que souvent, ce sont des gens isolés, qui ne sont pas connus, mais qui ne cessent de créer, de faire des choses incroyables. Ils ne le font pas pour la notoriété ou parce que c’est leur métier, ils créent parce que c’est primordial pour eux. Ils le font pour vivre, ou pour survivre. Je pense que c’est l’une des bases de cette création : pourquoi on crée ?

JG : Pour revenir sur notre utilisation du textile, effectivement, dans la première version, on avait un petit tricot, mais un petit tricot pas beau. Un petit tricot blanc et deux écharpes. On a réfléchi et on s’est dit : « Les artistes d’art brut créent avec tout ce qui leur tombe sous la main. » (montrant le plateaurecouvert d’objets) Voilà ce qui s’est passé depuis. Nous avons attrapé tous les tissus qui nous tombaient sous la main. Nous utilisons même des éléments qui ne sont pas du tissu : il y a des morceaux de matelas gonflable, de câble électrique. On a eu l’aide de beaucoup de personnes pour assembler tout ça. Ça n’a plus du tout le même cachet que notre petit tricot.

BD : À propos des références que vous citiez, comment avez-vous fait pour transformer ces œuvres picturales ou sculpturales en matériaux dramaturgiques ? Comment avez-vous travaillé ces sources ?

ED : On se réfère beaucoup à l’esthétique de Judith Scott, nous reprenons visuellement ses créations, et nous transposons au plateau son processus de création. Séraphine de Senlis et Aloïse Corbaz nous ont inspirées pour leur personnalité.

JG : Oui, le travail de Séraphine de Senlis avait un point d’apogée. Elle avait une espèce de mystique. Comme d’autres artistes d’art brut, elle entendait parfois des voix qui la guidaient dans ses créations. Elle peignait jusqu’à cet évènement, pour elle c’était une apogée mystique. Nous avons construit la trame du spectacle à partir de ça : le but c’est une apogée, une extase dans un tableau final. Il y a très peu de parole, on peut dire qu’on a gardé le caractère muet de Judith Scott. Et physiquement, Louise ressemble plus à Aloïse Corbaz qu’aux deux autres. C’est une petite femme qui a l’air un peu nerveuse.

Ces œuvres sont des espèces de théâtres, dans lesquels plein de choses se passent, il y a des personnages partout. Louise se raconte beaucoup de choses, comme Aloïse Corbaz dans ses dessins. De chaque artiste nous avons retenu des matériaux de travail différents et nous les avons tissés.

BD : La création sonore est particulièrement importante car grâce à elle, on imagine les histoires de Louise. Comment s’est fait ce travail sonore ?

JG : Il faut féliciter Jean-Christophe Quinsac !

ED : C’est très dur ce qu’on lui a demandé.

JG : On lui a demandé trois types de sonorités. Il y a celles des pommes, qui correspondent à des émotions, qu’on a enregistrées ensemble. Il y a celles des tricots et des fils, qui doivent tout de suite, pour le spectateur, évoquer des images, une certaine réalité, qui doivent le transporter quelque part. Et on avait besoin d’un son qui traverse la psyché du personnage principal pour soutenir la présence de ses doubles. On a dit à Jean : « on voudrait quelque chose qui ne soit ni des instruments, ni des sons qu’on puisse reconnaître tout de suite. » Et débrouille-toi avec ça ! C’est une belle réussite. À la fois il y a quelque chose de musical sans que ce soit une composition musicale. Nous n’avions pas envie d’avoir un effet « bande-son ». Il a vraiment réussi.

BD : Le spectacle présente des marionnettistes (vous) mettant en scène une marionnettiste (Louise) qui donne vie à des pommes. Par cette représentation de la marionnettiste, ou de l’artiste, quelle vision de votre métier vous avez envie de transmettre ?

ED : C’est l’une des bases de notre spectacle. Ce n’est pas anodin que ce soit notre première création. Étant donné qu’on parle d’artistes en voie de création, et notamment de femmes. On s’est beaucoup questionnées : pourquoi en tant que femmes on décide de faire de l’art ?

JG : Je pense que la marionnette et l’art brut entrent aisément en écho. Les artistes d’art brut travaillent avec des objets du quotidien, pour leur donner une vie, une âme, qui les rend différents. C’est assez semblable au travail du marionnettiste, qui est proche du travail des plasticiens dans ce rapport à la matière, et dans cette manière de lui donner une dimension qui n’est pas concrète. La marionnette, c’est une façon de nous interroger sur notre rapport au vivant, d’où le choix de travailler avec des pommes. On peut vite se projeter dans une pomme, dans le sens où c’est de la chair, de la peau, c’est quelque chose d’organique. Il y a un parallèle possible entre le personnage qui prend vie et la pomme qu’elle manipule.

Je pense qu’on ne pourrait pas vivre ou se sentir exister, si on ne faisait pas de l’art. Ce n’est pas juste « avoir une pratique ». Avant tout, c’est un processus de vie.

ED : Pour rebondir, je crois qu’il y a un peu de nous trois dans Louise. Dans le sens où je pense qu’on ne pourrait pas vivre ou se sentir exister, si on ne faisait pas de l’art. Ce n’est pas juste « avoir une pratique ». Avant tout, c’est un processus de vie. Nous ne sommes pas juste dans l’idée de créer un spectacle. C’est un questionnement et un cheminement avec des personnes, des collaborateurs. Je pense qu’actuellement, toutes les trois, on ne pourrait pas vivre, sans créer, se questionner, par rapport au monde, à notre environnement, aux gens qui nous entourent, aux rapports humains, aux rapports à soi-même. Je pense que Louise, elle est un peu là-dedans, dans ce rapport aux choses.

Louise se jouera :

  • À l’automne 2021 au Off-Bühne Komplex à Chemnitz, en Allemagne.
  • Le vendredi 26 mars 2021, à 10h00, 15h00 et 20h00, à Scènes de territoire, Bressuire, France.

Baptiste Dancoisne