Dernier pas avant son premier long métrage, Alain Guiraudie tourne Ce vieux rêve qui bouge au tournant des années 2000. Court métrage qui prend l’audace de tirer vers le long, le film trouve une durée atypique. Près de 50 minutes, en ce moment disponibles en libre accès sur la plateforme d’Arte. Une entrée en matière lente et progressive dans la thématique que nous explorerons au cours de ces prochaines semaines de confinement aux écrans domestiques : la distance. Un avant-goût aussi de l’entretien que nous a accordé Alain Guiraudie pour le deuxième numéro de la revue Zone Critique, consacré à l’aventure.

Le rêve que Guiraudie met en forme est un fantasme d’usine. Une vision aux fondements réalistes qui met à l’épreuve les histoires que nous nous racontons sur les ouvriers au travail. Et le travail, est cantonné, limité à un seul homme. Nous entrons dans l’usine avec Jacques, intérimaire itinérant employé pour démonter la dernière machine. Cet étranger venu en mission pour achever de tuer une vie séculaire, incarne un principe de réalité drôlement triste. Une jolie gueule de jeune homme, agent malgré lui de la délocalisation. Très vite, il devient le centre des regards. Les ouvriers autochtones, littéralement désœuvrés, viennent le voir travailler dans son coin de hangar. Le relai du regard est ainsi inversé, le nouveau venu n’est plus le regardant mais le regardé. Et à travers Jacques, c’est nous, spectateurs, que le monde, ce monde industriel finissant, regarde.

L’épreuve du rapprochement

Il y a ceux qui restent, ceux qui n’ont pas encore été virés, Louis, José, Hubert, Robert et les autres, il y a Jacques, et il y a Donand. Un triangle ainsi se dessine. De la polarité ouvrière, celui qui viendra se positionner en pointe d’angle c’est Louis. Louis et les ouvriers regardent Jacques, qui regarde Donand, le contremaître, qui, lui, essaye de faire travailler les hommes ensemble. Entre chacun de ces angles, il y a la distance. La distance creusée par le grand angle et la profondeur de champ, et renforcée par la barrière que dresse l’Ubitona. Cette machine au nom phallique sépare Jacques, qui œuvre derrière elle, des ouvriers qui lui rendent visite. Le contremaître, lui, ne fait jamais que passer. Il est là pour vérifier l’avancée du travail, et inciter les ouvriers à aider Jacques. Le contremaître ne reste pas, et rarement s’avance, il se tient sur le seuil du hangar ou longe un muret dans l’arrière-plan. Au-delà de ces positionnements dans la profondeur de l’image, la distance est accentuée par la géométrie d’un cadre dont les lignes fuient à la verticale du format carré.

Cette distance serait difficilement palpable si elle était cantonnée à la composition des plans. Ce vieux rêve qui bouge, ce monde que l’on s’emploie à défaire pour le remonter ailleurs, cette micro-communauté au sein de laquelle le travailleur passager vient soulever des désirs et des frustrations, ce petit tout-là s’épaissit du temps qui passe. Les plans durent, ils s’étirent pour embrasser la séquence. En ça, le film est unitaire, systématique dans sa volonté d’unité. À l’exception des plans de transition, et de 3 plans d’amorce, les séquences se découpent toutes en un seul plan. Et dans ce plan qui gonfle – au moins 30 secondes, parfois jusqu’à 3 minutes – , il y a des lignes qui bougent. Pour laisser éclore le changement, pour que quelque chose de nouveau se manifeste, il faut donner la liberté à chaque plan de se constituer comme un tout. Petites machines dans la grande, ces plans sont du temps en mouvement, des bouts d’usine qui progressivement se déchaussent pour rejoindre la caisse dans laquelle la machine est stockée avant d’être envoyée à l’étranger.

Guiraudie forge un film métonymique qui rend à la caméra son honneur de machine

Les plans dans le film, les rouages dans la machine, les ouvriers dans l’usine… Guiraudie forge un film métonymique qui rend à la caméra son honneur de machine. La caméra accompagne les déplacements ou les regards des personnages dans de longs et réguliers mouvements panoramiques. Ce n’est pas une usine à l’arrêt mais une appareil qui fonctionne à bas régime. De quoi déclencher les dernières palpitations d’un organisme sur le point de mourir. Progressifs les plans qui vont de l’entrée à la sortie de champ, progressifs les mouvements de caméra, progressifs les regards qui se tournent vers la cible d’un désir naissant. La progression vers la fin, cette lente progression filmée dans une trame de cinq jours, le temps nécessaire pour défaire la dernière machine, le dernier phallus en place. La distance entre les corps ne tombe pas en un instant, elle résiste. Comme l’Ubitona et ses automatismes enrayés, elle renâcle. Précisément, c’est parce que ces corps, s’ils sont rouages ou machines, ne sont pas automatiques, que la distance a besoin du temps pour s’émousser.

Douceur et persistance

Dans Ce vieux rêve qui bouge, il n’est pas question d’agonie, mais de fin de vie. Louis, l’ouvrier au corps et au visage vieillis par l’usine et l’alcool, connaît ses derniers jours de travail. Sa poitrine mise à nue au vestiaire est tombante, ses yeux sont mangés par des poches pleines de fatigue, et pourtant Louis est beau. La décrépitude telle que Guiraudie l’imagine, n’est pas en effet une déchéance. Elle nous est donnée avec douceur et sensualité. Les orangés du soleil le matin et le soir, un soleil de moi de mai, se couplent avec des teintes rosées qui balayent la lumière des extérieurs. Et le clair-obscur, ou plutôt l’obscur-clair des hangars où la pénombre est éclairée depuis l’arrière-plan, où le plein jour rentre par l’embrasure…  cette lumière contrastée ne l’est pas de manière franche et abrupte. Le jour rencontre l’obscurité des intérieurs en dessinant des halos d’intensité lumineuse intermédiaire. À la fin d’un plan sombre, le flou est fait pour atténuer le passage à un plan lumineux.

Les couleurs vives, parfois presque fluo, des shorts, des tee-shirts, des tuyaux, des parasols, et des packs de bière, ne sont pas criardes, ni saturées. Elles font vivre à l’image une diversité chromatique où, bleu, vert, rouge, orange, jaune et rose, aucune teinte ne prend le dessus sur les autres. Certes l’image est souvent entièrement nette, mais cette netteté n’est pas clinique. Elle est, avec les couleurs, une façon de dire l’égalité. Des intérieurs de travail et des extérieurs de détente, tout peut se voir. La texture sablonneuse des sols, l’armature des murs et des plafonds, les mauvaises herbes des terrains vagues, les amas de choses mises au rebut, tuyaux, tubes, et tiges, les câbles électriques qui pendent… le champ du visible est large, et étendu par les panoramiques. Les personnages, entre eux non plus il n’y a pas de hiérarchisation. C’est avec l’arrivée de Jacques que nous entrons dans cette usine, mais il n’est pas sûr que cela fasse de lui un personnage “principal”. Guiraudie se laisse le temps de suivre chacun des ouvriers, leurs déplacements sont rarement coupés. Si certains personnages sont peu bavards, la caméra prend le temps de les accompagner jusqu’à ce qu’ils disparaissent derrière un mur. À la fin, on aurait peine à établir un classement des temps de présence à l’écran.

La scène de plus grand rapprochement, loin d’être une acmé, équivaut à un désamorçage

Guiraudie est à ce point attentif à chacun des ouvriers, que le triangle amoureux, ou plutôt désirant, entre Louis, Jacques, et Donand, transmet une tension qui advient lentement. Une tension sensuelle, un courant alternatif, à l’envers de la tension dramatique, sans escalier, ni éclat. La scène de plus grand rapprochement, loin d’être une acmé, équivaut à un désamorçage.

Ce choix de la modulation en lenteur plutôt que des coups d’accélérateur et des points d’orgue, apparente le film à la musique répétitive d’un Steve Reich ou d’un Philip Glass. Une grammaire de la différence dans la répétition. Le film est scandé par l’arrivée de Donand le matin à l’usine, et le rhabillage des ouvriers après la douche le soir. 5 fois Donand le matin, et 5 fois le vestiaire le soir. Mais Donand ne marche pas toujours du même pas, son empressement varie, et, de jour en jour, la caméra nous rapproche du corps nu de Jacques dans le vestiaire… jusqu’au dernier soir où elle se retourne, pour nous montrer ceux venus une dernière fois le regarder. Loin d’un martèlement agressif, la répétition se fait avec calme et douceur. À la fin, à l’inverse de ce film inaugural, la Sortie d’usine des frères Lumière, où les ouvriers s’avancent vers la caméra, Jacques et Louis s’en vont de dos dans le lointain. Mais, tandis que leurs corps s’éloignent, leurs voix restent proches de nous. Cette persistance de la voix nous dit peut-être que fin d’un monde et retombée des désirs ne signifient pas anéantissement et renonciation.

  • Ce vieux rêve qui bouge, un film d’Alain Guiraudie, avec Pierre Louis-Calixte, Jean-Marie Combelle, Jean Ségani. Disponible gratuitement jusqu’au 31 mars 2021 sur Arte.tv