Hathaway (Chris Hemsworth dans son meilleur rôle), hacker emprisonné pour avoir détourné des sommes d’argent colossales, est libéré par le FBI pour résoudre une enquête terroriste – provoquée par une donnée informatique qu’il est le seul à pouvoir identifier. Sorti en 2015, Hacker (Blackhat en version originale) représente l’échec le plus cuisant de la carrière de Michael Mann, un four colossal au box-office et une réception critique très mitigée quant à la pertinence de son propos. Il nous semble important aujourd’hui de rendre au film ses lettres de noblesses, d’autant que la vision quasi futuriste du réalisateur n’aura jamais été autant d’actualité en cette période où l’écran s’est substitué au corps.

Toile numérique

La notion de distance dans Hacker peut être résumée en un seul plan, l’introduction du film : une vue de la Terre depuis l’espace, passage obligé de tout film de science-fiction contemporain détourné par Mann. Cette planète balaye le monde physique tandis que des mouvements translucides la parcourent, formant sur sa surface une immense toile d’araignée. Il s’agit là de données virtuelles sillonnant le monde à une vitesse inatteignable pour la matérialité de l’homme – la distance n’est plus, seule reste une proximité factice entre les corps. Et à mesure que le cinéaste se rapproche, l’évidence même de la disparition de la nature se fait ressentir, supplantée par un espace urbain fait de câbles et de connexions, symbole d’une société ultra-connectée. En l’espace de quelques secondes, aussi rapidement que les données se propagent sur la Terre, l’œil du cinéaste joint l’infiniment grand et l’infiniment petit, s’engouffrant dans un ordinateur pour devenir lui-même une information numérique. Ce morceau de bravoure nous dévoile le trajet complexe du renseignement jusqu’à son réceptacle humain, ici une main (et non plus un homme) pressant le bouton d’un clavier. Cette simple pression, geste aussi quotidien que banal, provoque l’explosion d’une centrale nucléaire. La démarche de Mann tient tout entière dans cette unique scène : la proximité numérique et ses tragiques conséquences, la domination du monde virtuel sur le monde matériel.

Le lieu de la confrontation

La confrontation est détournée, elle se fait à l’arrière d’un restaurant par écrans interposés, les noms sont transformés en pseudonymes

Le cinéma de Michael Mann, fasciné par la question éternelle du bien et du mal – à travers les figures éculées du policier et du bandit par exemple, évolue avec son monde. Il a été un des premiers et des plus pertinents cinéastes à s’interroger sur l’impact social du numérique, aussi bien sur la forme (transformation de l’outil cinématographique), que sur le fond (la dépendance qu’il engendre). Les célèbres antagonistes de Heat (Neil McCauley, Robert de Niro au sommet de sa carrière) et Collateral (Vincent, incarné par un Tom Cruise grisonnant) ainsi que le dur labeur physique que leur impose leur condition de hors-la-loi, disparaissent ainsi pour laisser place à un terroriste n’agissant que par le biais de ce nouveau monde numérique. Les films de Mann sont par ailleurs le plus souvent portés par deux scènes pivots de confrontations, une rencontre puis un affrontement. C’est le cas dans Heat entre De Niro et Al Pacino (devenant par la même occasion une confrontation d’acteurs) discutant au cours d’un diner puis s’opposant sur le tarmac d’un aéroport ; une idée poussée à son paroxysme dans Collateral (grand film de proximité), les deux personnages principaux passant l’entièreté de l’intrigue côte à côte dans un taxi. Dans Hacker, la confrontation est détournée, elle se fait à l’arrière d’un restaurant par écrans interposés, les noms sont transformés en pseudonymes. Dès lors, la confrontation physique, élément clé chez Mann, devient l’objectif ultime du héros. Les enjeux se sont spatialement étendus mais le dessein du criminel reste le même, l’argent. Finalement, le monde n’a pas tant changé que cela, on a beau provoquer des explosions ou influer sur les cours de la bourse à des milliers de kilomètres de distance, l’appât du gain demeure l’enjeu dramatique majeur. Cette confrontation finale attendue témoigne de l’étrangeté de ce monde numérisé. Tandis que les deux ennemis se retrouvent lors d’une marche religieuse, point culminant qui marque le retour de l’enveloppe matérielle et donc du réel, leur corps se dirigent à contre sens d’un défilé uniformisé où les habitants, semblables à des machines, ne semblent jamais vraiment réagir à l’excès de violence qui se profile. Hathaway agit tel une donnée informatique dissidente, capable de dévier de cet alignement sociétal. Il arrive enfin devant le terroriste, qui dans un somptueux plan passe du flou au net, de l’entité numérique au corps humain.

Échapper à l’écran

Le surnom de ghostman ne désigne pas en réalité sa subordination à l’écran mais sa capacité à en disparaitre

Cette quête du corps ramène Hacker à une autre thématique fondamentale de l’oeuvre de Mann, la quête d’identité. Ses protagonistes se retrouvent continuellement tiraillés entre deux mondes, deux facettes de notre société. C’est le cas de Sonny Crockett dans Miami Vice (où s’agite un Colin Farrell abimé), policier infiltré qui tombe éperdument amoureux d’une associée influente du cartel. Cette histoire sans avenir, sans lendemain possible, témoigne du déchirement émotionnel inhérent au héros mannien. Hathaway tente de briser ce cycle, il est un hacker au même titre que l’antagoniste du film, mais il se refuse à s’abandonner au monde virtuel, l’utilisant, croit-il, comme un simple outil. La salvation viendra de sa relation avec Chien Len, sœur de son meilleur ami qui travaille pour l’état chinois. En s’éprenant de ce personnage ancré dans le réel, en s’éprenant de ce corps, il s’octroie le droit de se retrouver en tant qu’être humain. Le surnom de ghostman qu’il transmet à son ennemi ne désigne pas en réalité sa subordination à l’écran mais sa capacité à en disparaitre dans un éclatant plan final, où s’approchant peu à peu de la caméra, il disparaît dans le flou. Là où Sonny, paralysé par les codes moraux de sa condition, est emprisonné par la société, Hathaway s’en délivre parce qu’il la contrôle, à distance. En réduisant la distance avec le monde virtuel, il se volatilise en apparence comme une donnée, en réalité comme un être humain, à la condition retrouvée.

  • Hacker de Michael Mann, avec Chris Hemsworth, Tang Wei, Leehom Wang, disponible en VOD