La sortie en DVD de Family Romance, LLC de Werner Herzog donne l’occasion à Zone Critique de revenir sur un des plus étranges films de l’année écoulée, quelque part entre le documentaire intime et le film d’anticipation, ainsi que sur une partie de sa réception critique. 

Anticinéma

Avec Family Romance, LLC, Herzog renoue un « rapport sauvage » au cinéma. Non sur le plan du contenu, mais sur celui de la production matérielle. Il s’exempte du « gros dispositif » des studios, des « assurances »[1] et autres soutiens-censeurs économiques, grâce à un petit budget fournit par le journaliste Roc Morin à l’origine de l’Interview[2] qui inspira le scénario. Herzog a, comme il l’affirme, rajeuni son format de réalisation. Caméra numérique, proche du « film d’étudiant », suffisamment construit pour faire apparaître son caractère fictif, ingénieusement monté et mis en scène pour susciter le sentiment du documentaire ; Family Romance, LLC a pu passer pour de l’anticinéma. L’insulte a valeur de thèse. Au lieu de réfuter l’offense, le critique doit savoir en faire une arme. S’il s’agit d’anticinéma, il est évident que la raison suffisante de l’attaque dérive de l’esthétique – c’est-à-dire : d’un jugement de goût. L’anticinéma, contrairement au Cinéma, rendrait indiscernable la ligne de démarcation entre l’image-document et l’image-fiction. Cette confusion formelle du fictionnel et du documentaire aboutirait à une esthétique qui, du point de vue de l’attaque, doit être jugée faible ou pauvre (« étudiante ») alors que, du point de vue de la défense, doit être louée comme sobre ou mineure. Or, du point de vue critique, l’anticinéma de Family Romance, LLC révèle autre chose. Sous l’esthétique formelle, apparaît la prise de position tactique d’Herzog. Le débat concernant la nature documentaire ou fictionnel de son film fait surgir un troisième terme : le film n’est pour nous ni réaliste ni imaginaire, il se constitue comme pure et simple pièce à conviction.

Pièce à conviction

C’est pourquoi Family Romance, LLC n’est ni document, ni fiction mais pièce à conviction. Pièce à conviction pour le procès futur du marché, le procès futur de la technologie.

Comme l’affirme Herzog, c’est « la substance qui détermine la forme » de ses films, et non l’inverse. Or la substance de Family Romance, LLC, c’est l’avenir. C’est-à-dire : quelque chose « qui est en train de foncer vers nous »[3]. Autrement dit, Herzog fait figure, ici, d’oniromancien[4]. Il met en garde contre ce qui vient. Mais quelle est donc cette chose, cette « substance », qui « fonce vers nous » ? Réponse : la mise en place d’un marché de la crise existentielle engendrée par nos solitudes. Ce qui vient, c’est le règne des substituts au cœur de la crise anthropologique majeure que vit le XXI° siècle ; la bien nommée « crise de la présence ». Herzog l’a souvent répété : « le XXI° siècle sera le siècle des solitudes ». C’est pourquoi Family Romance, LLC n’est ni document, ni fiction mais pièce à conviction. Pièce à conviction pour le procès futur du marché, le procès futur de la technologie.

Rentaru furendo

De quoi est faite cette pièce à conviction ?

D’une réalité contemporaine, actuellement en développement au Japon : la location de proches et d’amis, le Rentaru furendo. Pourquoi un tel choix ? Selon Herzog, le Japon est une « avant-garde », et doit être contemplé comme une « boussole philosophique ». Ce qui s’y passe là-bas, aura éventuellement lieu en Europe. Herzog a écrit son scénario à partir d’un entretien avec le fondateur d’une entreprise existante, Family Romance, LLC. Son fondateur, Ishii Yuichi, joue son propre rôle dans la fiction d’Herzog. Une jeune fille retrouve son père. Il s’avère qu’il s’agit d’un acteur loué par la mère. Autour de ce centre narratif : de nombreuses scènes exhibent le concept. Un employé louant un acteur pour présenter ses excuses auprès de son patron. Une jeune mariée louant un père pour assister à son mariage. Une instagrammeuse louant des faux paparazzi pour une séance de shooting en pleine rue. Une femme ayant gagné à l’équivalent japonais du loto, louant des acteurs pour la surprendre une nouvelle fois, et lui faire revivre ce moment.

Herzog fait de son film, non seulement un film d’anticipation ; mais une image-document de ce qui peut déjà être

Le thème est évidemment abyssal et borgésien, au moins si l’on se contente de la distinction document/fiction. Car faire fictionner une réalité effective, en faisant jouer le fondateur réel de l’entreprise qui se charge justement de faire fictionner les relations réelles, c’est, au-delà d’Inception, faire s’encastrer le réel et les rêves à un degrés traumatique de confusion. D’autant plus que, comme en témoigne Ishii Yuichi[5], pour apprendre à jouer son rôle de Père, dont il ignore tout parce qu’il n’a pas d’enfants, il doit s’inspirer massivement de films (« I cultivated my persona through the movies »). Néanmoins, en tant que pièce à conviction, le labyrinthe entre fiction et document éclate. L’aspect documentaire de ce qui n’est qu’une fiction fait apparaître le fait qu’il s’agit, en définitive, d’un documentaire, mais d’un documentaire qui ne porte pas sur le présent. En tant qu’anticinéma, Herzog fait de son film, non seulement un film d’anticipation ; mais une image-document de ce qui peut déjà être. Ce que voit Herzog, c’est l’avènement sans limite du Fake.

F for Fake

La boussole philosophique nippone nous dit : la marque du temps présent est celle du Fake. Or, pour paraphraser une phrase célèbre, le vrai est un moment du Fake[6]. Plus simplement, Family Romance, LLC va montrer au spectateur les limites internes au Fake. Car s’il y a une fascination pour les possibilités infinies que représentent la location de proches ; la substitution existentielle généralisée ; le film d’Herzog maintient une ambigüité : il faut que le Fake soit dissimulé. Il faut que la petite Mahiro croit qu’il s’agit bien là de son père. Il faut que les passants croient avoir vraiment affaire à une bande de paparazzi photographiant une véritable star. Le Fake n’opère qu’à s’éclipser : et, partant, qu’à duper l’autre. Tout le point incandescent des contradictions nippones se situe à ce niveau-là. Car alors l’acteur finit par ne plus savoir si sa propre famille est ou non fictive ; la locatrice du père-substitut finit par tomber effectivement amoureuse de cet homme qui, finalement, agit en père pour sa fille et, parfois, en compagnon ou ami pour elle. Yuichi cherche un moyen de sortir de scène : mais la seule coulisse du theatrum mundi c’est la mort. Et la mort, évidement, est elle-même mise en scène. La contradiction, donc, que nous montre Herzog et qui fait de ce film un film en définitive classique sur l’apparent et l’authentique, est la contradiction produite par la dissimulation du caractère de substitut des acteurs.

La dialectique du Fake et de l’authentique trouve sa probable résolution dans un monde où l’artifice cesse de mimer le vivant

Or, Herzog n’en demeure pas là. Il va plus loin. Il ne se contente pas de l’opposition contrariée du Fake et du vrai. Dans une scène qui a pu paraître mystérieuse à certains spectateurs, Yuchii se retrouve dans un hôtel dont les hôtes de caisse sont des robots à visage humain, des Androïdes. Dans l’aquarium de l’entrée, nagent de faux poissons mécaniques polychromés. Cette fois, le Fake n’est pas dissimulé. Il est objet, même, de marketing : un hôtel de part en part robotisé, artificiel. Cette fois, c’est l’artificiel poisson qui, à être longuement contemplé en ses mouvements mimétiques, s’investit d’une vie qu’il n’a pas, par la grâce de notre relation à lui. À ce moment du film, le spectateur peut ressentir que la dialectique du Fake et de l’authentique, du rôle et de la relation, trouve sa probable résolution dans un monde où l’artifice cesse de mimer le vivant et se propose à l’homme comme une certaine forme de vie authentique. Après tout, la location de proche, débarrassée du voile d’ignorance qu’elle semble éthiquement impliquer, fait apparaître dans sa brutalité, que toute relation existentielle et affective est tout aussi bien monnayable qu’une relation commerciale ou un échange de biens. Et, plus avant, qu’il y a, dans le commerce monnayé de soi et de son rôle, une authenticité et une vérité obscènes, celles de nos misères affectives et de nos solitudes.

  • Family Romance, LLC de Werner Herzog, avec Ishii Yuichi, Mahiro Tanimoto. Disponible en DVD et en location chez Nour Films.

[1]https://www.sofilm.fr/family-romance-llc-rencontre-avec-werner-herzog

« Je retrouve aujourd’hui ce rapport sauvage au cinéma que j’ai perdu un peu après la période d’Aguirre. On était alors à l’apogée de ce système anarchisant, sans concessions. Mais, en studio, c’est impossible de ne pas ouvrir la porte aux hommes de la compagnie d’assurance. Laisser les gros dispositifs derrière moi comme je le fais aujourd’hui, m’arranger pour que ma curiosité se traduise en matière filmique, c’est une attitude très rajeunissante. »

[2]https://www.theatlantic.com/family/archive/2017/11/paying-for-fake-friends-and-family/545060/

[3] https://www.sofilm.fr/family-romance-llc-rencontre-avec-werner-herzog

[4] D’où la place accordée à la divination : au temple des renards, avec une machine divinatoire, ou chez une chamane. Cf. http://www.slate.fr/story/193905/family-romance-paradis-des-necessaires-illusions-cinema-location-proches-japon

[5]https://www.theatlantic.com/family/archive/2017/11/paying-for-fake-friends-and-family/545060/Yuichi: I’m not married in real life. I have no kids. At first, I couldn’t really find in myself the kind of father that she wanted me to be. So, I watched a lot of movies about fathers, and I cultivated my persona through the movies.”

[6] Debord, Guy. La Société du Spectacle, 1967