Avec Soul, Pixar (sous pavillon Disney depuis 2006) poursuit une réflexion sur l’intermittence des choses, la mort et le souvenir entamée avec Là-haut (2009) et Coco (2017). Le studio va encore plus loin, vers l’apologie d’un réjouissant renoncement. La sortie de Soul en DVD est l’occasion de se replonger dans ce poignant memento mori.

Un Pilgrim’s Progress sous mescaline

Tout ça pour ça. Le jour où Joe, pianiste semi-raté, parvient enfin à intégrer le jazzband de ses rêves, un accident stupide l’envoie tout droit aux portes de la Mort. Plutôt que d’attendre la Suprême Dissolution sur une passerelle interstellaire, Joe s’enfuit. En cavale, passant du Great Beyond au Great Before, il tombe dans le réservoir des âmes à naître. De drôles de gardiens de la galaxie aux allures cubistes le chargent alors de guider les consciences en devenir. Joe rencontre 22, flamme de vie sceptique à la vie, bien décidée à stagner dans les limbes de l’Avant. La chanceuse possède pourtant un passeport direct pour la Terre, dont il s’agira pour Joe de s’emparer.

L’un n’aspire qu’à vivre quand l’autre s’y refuse. La fausse confrontation, classique chez Disney, entre deux personnages que tout oppose, ne saurait escamoter l’étrangeté morbide de ce film, ni la complexité de son univers fictionnel, qui revisite le schéma des grands classiques de la littérature allégorique chrétienne comme le Pilgrim’s Progress (1678) en le sécularisant. Les terres de l’au-delà s’organisent selon un système psychédélique en roue libre. Elles fourmillent de trouvailles émouvantes ou satiriques qui font la plupart du temps mouche, même si, à côté du reste, le mécanisme de la création des âmes pèche par simplisme. On peut à juste titre s’agacer du retour momentané de Joe sur Terre à partir de la moitié du film : plus comique mais moins poétique, il ennuie tant on aurait aimé continuer à déplier la carte du Ciel. Le défi de la représentation de l’invisible passionne au fond Pixar depuis le voyage dans la psyché humaine que constitue Vice Versa (2015). Toutefois, ce dernier film était tourné vers l’acceptation des changements, donc de la vie, et des émotions qui l’accompagnent. Dans Soul, c’est en partie l’inverse : 22 apprend certes à vouloir vivre, quand Joe apprend à savoir mourir. Une troublante apologie de l’échec sert un propos plus métaphysique.

Soul music / musique de l’âme

Au-delà de Vice Versa, c’est bien avec Coco que Soul forme un diptyque

Un film sur la mort, vraiment ? Il y a quelque chose de pourri au royaume de Disney. Pas la mort héroïque, ni la fausse mort, celle à laquelle on échappe au prix d’un sacrifice ou d’un acte de foi, non, mais la vraie. À la fin du film, Joe parviendra quand même à revenir parmi nous, grâce à un ultime claquement de doigts du destin. Toutefois, cet invraisemblable happy end ne trompe personne. Soul est une préparation à la disparition. Au-delà de Vice Versa, c’est bien avec Coco qu’il forme un diptyque, en inversant le point de vue. Cette fois, le spectateur adulte ne s’abrite pas derrière la réconfortante et frêle silhouette de l’enfant à qui il reste tout à vivre. Nous endossons le regard de celui qui a déjà vécu, et pour qui ce ne fut guère probant. Dans un des moments les plus émouvants du film, Joe assiste à une exposition crépusculaire qui oriente un projecteur glauque sur son existence : beaucoup de soirées télé, trop de plateaux repas, couronnés par le parfum d’un minable aftershave. À l’opposé de tout héroïsme, c’est un parcours quotidien, dont on pourrait cyniquement, sans aller trop loin, dire qu’il est raté. Dans ce naufrage, seule la passion de Joe, le piano, surnage. Le calembour du titre (âme et rythmes de la soul music pieds et poings liés) indique assez que la musique est une bouée de sauvetage. C’est qu’au-delà du décès, Soul invite le spectateur à s’interroger sur sa propre médiocrité. Que retenir d’une vie ? Lors d’une poignante épiphanie finale, Joe réunit une bobine de fil, un ticket de métro, une croûte de pizza. C’est par le souvenir d’humbles moments de grâce qu’il sort de la contemplation narcissique de sa propre misère. Comme chez Proust, la remémoration soutient l’émotion esthétique et aide à créer autant qu’à vivre.

Médiocrités dorées

Joe n’était pourtant pas prêt à mourir. Son rêve aurait été d’être un personnage de Disney, un vrai. Pendant la majeure partie du film, il s’échine à fredonner la nouvelle rengaine que la franchise nous joue depuis une dizaine d’années. Le bonheur reviendrait à accomplir sa destinée, à laisser s’épanouir son vrai « moi ». Dans Soul, c’est finalement accepter de n’être pas grand-chose, c’est supporter de n’avoir pas d’histoire, c’est regarder en face le fait qu’on ne sera peut-être jamais un personnage. Au cours de sa fréquentation de 22, Joe fait l’expérience d’un lieu commun de la philosophie morale : ni la quête de gloire ni la gloire elle-même ne rendent heureux. Et c’est ainsi que les studios Disney, grands professionnels du syncrétisme, parviennent à recycler un vieux fonds de sagesse antique : l’éloge de la médiocrité dorée.

Il fallait oser faire de la mort un dessin animé grand public

Soul constitue un appel à une modestie consciente, et au refuge dans deux valeurs : les relations humaines et l’art. Sous la politesse très sobre des couleurs glacées et du happy end, se cache un film simple mais pas simpliste, facile mais pas frivole. Il fallait oser faire de la mort un dessin animé grand public. L’aspiration au bonheur personnel sans prétention grâce à la culture du bien-être est certes un dada de notre époque. En cela, le film cède à la mode. Mais sans individualisme, Soul appelle à s’épanouir en toute grâce et comme musicalement au sein de la collectivité des mortels : dans un monde où l’on serait non pas tous seuls, mais seuls, ou soul, tous ensemble.

  • Soul, film de Pete Docter et Kemp Powers, disponible en DVD et Blu-ray