Veuillez prendre part à la tombola la plus décapante du cinéma tchèque ! À travers son amour de la décadence, une absurdité sans concession et une pointe de tendresse, Au Feu les Pompiers ! – réédité par Carlotta –est devenu le film « martyr » de la fin des années 1960. Le cinéma de Milos Forman résonnait alors comme un espoir face à la chape de plomb imposée par la censure communiste à toutes les cinématographies d’Europe de l’Est. 

« La provocation consistait à ne pas s’inspirer des grands films, mais plutôt à réagir à la stupidité absolue de cette propagande »Abreuvés de réalisme socialiste et de cultes stakhanovistes en tout genre, les cinéastes de la Nouvelle Vague tchèque cherchent désespérément une issue à leur agonie culturelle. C’est à travers un humour délicieusement caustique que Forman ignore et dénonce les entraves libertaires d’une idéologie qu’il réfute. Avec Au Feu les Pompiers !, interdit « à vie » en Tchécoslovaquie, il tire sa révérence à son pays natal. Sorti avant son exil aux États-Unis, à la suite de l’invasion de Prague par l’armée soviétique en 1968, il clôture ainsi le pendant de sa carrière européenne. Pour ce faire, il réunit dans une vieille salle communale un groupe de pompiers défraichis, dont l’unique préoccupation est d’organiser une soirée mémorable pour leur bal de fin d’année. De toute évidence, la bonne volonté de ces pompiers est mise à mal par une succession d’événements et de quiproquos fascinants. La flamme qui anime le film dès ses premiers instants (au sens propre comme au figuré) nous tient en alerte jusqu’à la séquence finale ; ardeur rompue par la neige qui se pose sur le brasier.

Générations désenchantées

Une chose est particulière aux personnages de Forman : ils n’ont rien d’attrayant, quel que soit leur âge.

Comme souvent chez Forman, tout est question d’obsession. Pour ce film, il s’agit d’un concours de beauté. L’élection de « Miss Pompier », point d’orgue de la soirée, met en émoi la joyeuse troupe. Il faut trouver des filles, et belles qui plus est ! S’engage alors une exploration scrupuleuse des potentielles candidates présentes au bal. Prenant leur rôle bien trop à cœur, les pompiers scrutent tous les corps en mouvement. Cette séquence d’inspection physique est absolument mémorable. Les trois décisionnaires examinent les visages avec insistance, montent au premier étage pour regarder les poitrines, puis redescendent traîner leurs guêtres au sol, pour observer les jambes. Par le sérieux et la minutie de leur entreprise, le potentiel lubrique de la situation s’efface presque. Le ridicule de leur conciliabule révèle l’absurdité des canons de beauté. Car une chose est particulière aux personnages de Forman : ils n’ont rien d’attrayant, quel que soit leur âge. Plutôt laids et empotés, le regard vide, ils sont l’emblème d’une diatribe brûlante envers l’artificialité. Attentive aux détails, la « caméra-vérité » du réalisateur cible leurs défauts et expose leurs imperfections avec délice. Comme l’explique la jeune chanteuse dans la séquence d’ouverture de Taking Off « You should fuck the uglies, just to be kind and polite » !

Les prétendantes au titre nous sont exposées, à coup de gros plans et de zooms. Les yeux des jeunes femmes balayent la salle, cherchant désespérément une échappatoire à cette soirée interminable. On retrouve dans leur impatience l’ennui d’Andula, personnage principal des Amours d’une Blonde qui subit avec lassitude les avances de plusieurs soulards. Stoïques, voire presque inanimés, leurs visages détonent face à l’excitation qui règne au sein de la brigade. Leur salut retentira avec une sirène : un feu s’est déclenché au loin. Le malheur du vieil homme qui voit sa maison partir en fumée sera providentiel pour les jeunes femmes. Mais avant cela, elles devront subir l’ultime affront de se présenter face aux pompiers grabataires, pour être jugées sur leur physique. Dirigées par le chef de brigade, elles défilent dans un balai militaire, formant une ronde ridicule. Cette procession bien triste est le point culminant du concours, animant les yeux vitreux et embrumés d’alcool des voyeurs. Ce système d’opposition est caractéristique du cinéma de Milos Forman, fervent amateur des contrastes générationnels. De la même manière qu’il oppose la jeunesse ouvrière et rurale au corps militaire vieillissant dans Les Amours d’une Blonde, le réalisateur travaille l’incommunicabilité dans Au Feu les Pompiers !. Si ces deux films marchent en tandem, le premier n’atteint pas les sommets tragi-comiques du second. La cassure est brutale entre ces groupes, qui passent leur temps à s’épier. À travers ces conflits générationnels, Forman confronte le monde en tension qu’il observe, oscillant entre un système d’ordre et une liberté absolue.

Dansons ensemble

La communauté est l’unique espoir. Elle seule est éternelle et retrouvera la liberté perdue.

Une chose cependant permet la réunion de ces personnes qui ne se comprennent plus. Animés par la musique, ce sont les corps qui mènent la danse. Plus l’ivresse se fait sentir, plus les gestes se libèrent. Rares sont les films de Forman qui ne laissent pas de place au chant et à la danse. Agglutinés dans cette salle de bal, jeunes et plus âgés prennent part au rythme, dans un mouvement global, presque hypnotisant. La musique semble motiver les invités qui, dès que les premières notes s’échappent, se lèvent vers la piste. Ces formes d’expression magnifient l’unique protagoniste de Forman, seul à le faire vibrer : la communauté. En confrontant les générations, il oppose différents collectifs. La dissection sociale de son cinéma passe par la compréhension du groupe. Les dynamiques diffèrent et créent des étincelles, mais l’expression physique est comme un exutoire. La communauté est l’unique espoir. Elle seule est éternelle, elle seule retrouvera la liberté perdue. Comme une exception à la règle, la caméra de Forman poursuit Joseph tout au long du film : ce pompier âgé, responsable des lots de tombola, frôle l’arrêt cardiaque toutes les demi-heures. À mesure que les lots disparaissent, nous voyons le vieil homme pâlir, dépassé par la situation. Avec ce personnage, Joseph Kolb livre une prestation iconique. Une main sur le cœur, et l’autre bien accrochée à sa chope, Joseph mène l’enquête, traquant les voleurs d’un œil peu vif. Mais lorsque sa propre femme dérobe le pâté de tête, c’en est trop. Pour finir d’achever ce pauvre homme, deux amants ivres décident d’aller batifoler sous la table qui supporte le peu de lots restant. Blasphème ultime ! Joseph est de ces personnages qui dérogent aux groupes pour mieux les mettre en valeur. Avec lui et son « idiote honnêteté », c’est la notion d’honneur qui est tournée en dérision.

Toutefois, une nuance miséricordieuse se profile dans le regard de l’aîné, l’ancien chef des pompiers, à qui le bal est dédié. Derrière le sarcasme de la caméra, la candeur du chef à la retraite est glaçante. Dès le début du bal, il se livre à ses collègues, proposant qu’on le fouille sans protester, bien décidé à prouver qu’il n’est pas l’auteur des vols. Reliquats inconscients d’une vie d’insécurité et de contrôle, ce geste porte en lui les traumatismes de toute une génération. Forman prend plaisir à mettre en scène ces élans d’honneur désuets. Ces moments sont importants, rares et remplis de tendresse. La dernière tirade du patriarche en est un exemple vibrant. Alors qu’il reçoit un coffret censé contenir une hache honorifique (bien évidemment volée, elle-aussi), l’ancien se met à réciter un laïus de remerciement appris par cœur. Cette récitation enfantine prend fin alors qu’il ouvre le coffret, qu’il découvre vide. Il n’y a rien à retirer de ces hommes malgré toute leur bonne volonté. La beauté irréelle de la séquence finale apaise nos sens ; un retour au calme bien mérité… Après avoir tout perdu dans les flammes, il est temps pour le vieil homme de se reposer, et de partager son lit avec un inconnu, au milieu des débris de sa vie.

  • Au feu les pompiers !, un film de Milos Forman avec Jan Vostrcil, Frantisek Debelka, Joseph Kolb, disponible en Blu-ray et DVD