Crédit : Han Lei

Zone Critique revient aujourd’hui sur Pussyboy, le dernier roman de Patrick Autréaux, paru aux Éditions Verdier. Dans ce roman, l’auteur raconte – s’il s’agit de raconter – ce qu’il reste d’une histoire, dans un huis clos charnel mené par une écriture poétique qui interroge l’interdit du désir. 

« Ne vous méprenez pas, j’écris dans un entre-deux – entre la dénudation érotique et l’acte des corps emboîtés. J’écris dans cet espace où brusquement éclosent des images qu’aucune autre situation n’aurait fait surgir de nous, sauf peut-être les rêves et la poésie. »

Eût-il été possible de désirer sans amour ? de désirer d’une passion sans douleur ? D’un désir qui saisit, qui empoigne, d’un désir qui, en nous, prend racine dans bien des arrières-mémoires. D’un désir enfin comme politique, non pas que le roman d’Autréaux aurait à voir avec la politique, laquelle pourtant il n’ignore pas, là où tout est politique. Des questions, ce beau récit en soulève beaucoup, avec une finesse douce, sans drame.

Désordre et Dieu

Ne nous méprenons pas, il écrit ce qu’il reste dans son appartement une fois l’amant parti, entre la dénudation et l’acte : l’écriture comme mise à nu, non pas dans une conquête étrange de sentiments mais dans une sorte d’enquête sans concession. A l’époque du making-of, rien de plus normal et c’est pourtant ici une écriture poétique, un regard minutieux autant sur soi que sur le monde. 

Ce charmant roman de Patrick Autréaux raconte – s’il s’agit de raconter – ce qu’il reste d’une histoire, comment elle a cessé ; une histoire prise dans la grande histoire. Zakaria, l’amant arabe, qui s’autorise l’escapade, l’arrivée impromptue, qui bande les yeux, jouit puis finit par disparaître, uniquement le lendemain matin si on est chanceux. Zakaria, qui joue comme il peut avec ses contradictions, sa foi, ce qu’il s’autorise dans l’antre du narrateur, un huis clos charnel. Voilà ce qui lie, voilà ce qui sépare : « Ce qui pouvait persister du monde extérieur était éparpillé sur le sol, et ne restait vrai que le désordre encalminé – satisfait. » Mais tout n’est pas que sexualité ; l’érotisme apparaît comme une éthique de soi, une manière d’habiter sa propre existence, face au vacillement de Zakaria, un pied dans la foi, un pied sur la gorge du narrateur. Et l’interdit qui appelle, suscite la transgression, une impossibilité du durable, un corps à corps renouvelé ça ou là et bousculé par cette pensée complexe et fuyante, celle de Zakaria, dont on ne sait rien. 

« Quelque chose comme une Bérénice de bien peu de matière. Et sur quoi pèse la séparation nécessaire, la loi indépassable, l’interdit qui vient au croisement du désir, de l’air du temps et du religieux : on se rencontre, on se plaît, on doit se quitter car plus puissant que soi l’exige. »

L’héroïne tragique qui attend, femme de marin comme marin lui-même, dans le lieu de l’amour où l’on se cambre à la Genet, où l’on désire « Vénus tout entière à sa proie enchaînée » mais sans démesure, dans la plus pure banalité du quotidien : voilà un des états du désir. Là où l’on se rencontre envers et contre soi, dans le creux du corps.

L’amour l’après-midi

Zakaria donc, c’est celui qui débarque à l’improviste, sans aucune certitude. On lui sert son thé au jasmin puis « il posait la tasse et, me hameçonnant des yeux, suspendait un Alors ? entre nous. Cette fois il était bien là. Pour deux ou trois heures, ou pour la nuit. » Zakaria c’est l’incertitude du désir, c’est l’excitation dès qu’il franchit la porte, la bandaison de crémaillère toujours rejouée. Et lorsque Zakaria disparaît, c’est toujours avec la possibilité tue qu’il ne revienne jamais :« J’apprenais à retourner la peau de son dernier lapin en patiente continence, à la suspendre et l’accrocher comme un trophée négatif sur le calendrier, à accepter chaque fois l’imprévisible. Il m’enseignait l’ambivalent plaisir de ce qui n’est jamais acquis. »

De cette solitude nostalgique, Autréaux  ménage une scène à l’écriture, une expérience du corps et du désir où se délie une poétique du « jouir » 

Ce plaisir, le plus souvent, est de ceux qui ne reviennent qu’à leur guise. Ici, Autréaux le retourne, sans tomber dans le sentimentalisme. Il est celui qui reste et, restant, risque la solitude nostalgique au cœur des fantômes. C’est pourtant de cette solitude qu’il ménage une scène à l’écriture, une expérience du corps et du désir où se délie une poétique du « jouir ». 

« Parce qu’il m’apportait quelque chose d’unique, qui ne fut pas l’amour et n’aura pas été seulement le sexe mais une avancée presque chaque fois renouvelée vers une limite imprévue, l’impatience de sa venue, surtout quand il ne venait pas, si elle passait forcément par les étapes de l’excitation entêtante puis de la déception hargneuse, pouvait aussi conduire à cet état singulier où elle devenait rayonnante et calme. »

Désir suspendu à l’autre, entrecoupé du silence. C’est ainsi que le manifeste le roman, entre les introspections du narrateur – et on reconnait la formation de psychiatre –, les scènes de sexes avec Zakaria et des tableaux, comme des pauses dans le récit. Des pauses qui marquent une sorte d’acmé du désir, phrases suspendues à l’érection sensible du narrateur, mises en scène aussi sur la page.

« je ne veux pas la seule beauté des traits. Je veux

celle de l’accord. Cette tranchante du jouir. »

Comme si la recherche d’une épreuve de soi passait par une forme de violence ténue, d’expérimentations des capacités du corps à jouir. Et quelque chose de l’amour malgré tout :

« Sexe qui bande ou rondelle qui soupire.

et le safran du plaisir, un goût certain d’anis sur

la langue, le calme des mots vécus.

faire l’amour comme si nous étions toujours 

l’après-midi. »

Au silence des corps

Dans la cuisine érotique d’Autréaux, où fume un thé au jasmin face à l’amant en casquette, là où le narrateur s’agenouille les yeux bandés, où le corps tremble, soudain fragile entre les mains, mais d’une fragilité proclamée, une fragilité dont il épluche les images à loisir, on travaille à l’énonciation d’une parole muette, d’une suspension de la langue ; là où, ébahi d’un jouir tranchant, l’individu épouse un chaos serein : « Plus qu’un dérèglement, je cherchais l’extinction du langage. » Comme une manière de creuser les limites de l’être.

Baise d’arrière-cuisine donc, huis clos du secret, secret de l’écriture, caché des dieux qu’on ne saurait froisser, pour Zakaria du moins ; alors même que c’est le narrateur qui, progressivement, semble se cacher, dans son introspection, dans la solitude parfois du désir : « Dès le début il était clair que le secret était gage de son aise. Et si, notre relation devenue régulière, il venait autant baiser que parler, la liberté n’était possible que volets et rideaux tirés. J’étais l’habitant d’une zone en lui innommable. Un clandestin dans son monde. » Et clandestin dans sa propre histoire où il tisse – époque du making-of disais-je, des coulisses, où les auteurs se plaisent à dévoiler l’envers du visible – les liens avec l’histoire personnelle, sa propre thérapie sans concession mais avec élégance. Pourquoi cette solitude après l’acte ? Et pourquoi, parfois, la honte pour qui attend la « giclée » qui lui « pollocke le dos » ? On croise alors l’image paternelle, là où il faut se faire mâle ou femelle selon la position dans les draps. Ce resserrement vers l’envers, dans une tentative de compréhension de soi, essaime progressivement le texte, sans emphase ni fausse note, au gré du souvenir de Zakaria ; « Parce que l’amant est celui qui estompe ou rogne les clichés ; il se déshabille de ce qu’on lui faisait porter, vêtements, assignations et préjugés. » Et déshabiller l’amant en se voyant faire c’est bien comprendre comment on ne se déshabille pas soi-même. 

Autréaux maintient ouverte la béance d’un érotisme de soi comme enjeu d’une vérité d’être au monde

C’est bien l’œil grand ouvert sur un corps suspendu au désir que se regarde Autréaux, avec la minutie du poète, dans un roman d’une sensibilité étourdissante où se croisent la recherche éternelle d’un sens, l’épreuve de soi et l’expérience des limites de la chair. Au gré des intermittences de l’amour et de l’érection, là où le « désir est un rift », Autréaux maintient ouverte la béance d’un érotisme de soi comme enjeu d’une vérité d’être au monde : « Je n’ai pas le droit au repos, ni à ce repli du corps qui se ferme quand le désir est retombé. »