Vinciane Despret
Rodolphe Perez, 2021.

Dans Autobiographie d’un poulpe et autres récits d’anticipation, la philosophe Vinciane Despret maquille la science de fiction pour redéfinir nos représentations du monde animal et c’est révolutionnaire.

Les animaux ont le vent en poupe. Ou plutôt en poulpe depuis que l’Oscar du meilleur documentaire a été décerné au film My Octopus Teacher, plongée vertigineuse dans la vie d’une pieuvre au large de Cape Town et dans la thérapie que le documentariste Craig Foster pense suivre à son contact. Une belle romance aquatique racontée du point de vue de l’homme qui anthropomorphise son sujet. Dans Autobiographie d’un poulpe, la philosophe Vinciane Despret, adopte la position diamétralement opposée et renverse notre manière de nous rapporter au céphalopode.

Comment se dégager de l’anthropomorphisme, comment saisir le point de vue des animaux, comment traduire leur langage tout en reconnaissant, pour une fois, que des pans du réel nous échappent ? Ne pas comprendre, se perdre, c’est justement ce que doit accepter le lecteur de Vinciane Despret tant son livre est hybride. Et étrangement, on y prend goût.  Il est tour à tour récit d’anticipation, pastiche universitaire, essai d’éthologie, livre philosophique, recueil d’articles scientifiques et même de poèmes. Le tout en moins de 150 pages. Et rassurez-vous, si vous n’avez jamais été très sensible au charme discret du poulpe, c’est tout un bestiaire qui nous est proposé ici. 

Le point de départ est une nouvelle d’Ursula K. Le Guin, « L’Auteur des graines d’acacia » dans laquelle la poétesse américaine et auteur de science-fiction imagine les débats au sein d’une association de linguistes spécialistes du monde sauvage et inventeurs d’une nouvelle discipline : la thérolinguistique. Dans cette nouvelle de 1974, les scientifiques se querellent au sujet d’un message laissé par une fourmi sur des graines d’acacias. Après moult réflexions et corrections de traduction, il se pourrait bien que cet écrit de fourmi soit en réalité un pamphlet contre la reine de la ruche. La graine est semée et voici qu’aujourd’hui, Vinciane Despret poursuit cette intuition dans son livre, en imaginant les dernières recherches des thérolinguistes qu’elle situe dans un futur indéterminé. En préambule, un glossaire définit cette nouvelle discipline comme étant « la branche de la linguistique qui s’est attachée à étudier et à traduire les productions écrites par des animaux (et ultérieurement par des plantes), que ce soit sous la forme littéraire du roman, celle de la poésie, de l’épopée, du pamphlet, ou encore de l’archive… ».

Remettre l’homme à sa place

C’est un livre hybride : il est tour à tour récit d’anticipation, pastiche universitaire, essai d’éthologie, livre philosophique, recueil d’articles scientifiques et même de poèmes.

Véritable compte-rendu de recherche, expérience de pensée, pur récit d’anticipation ? Vinciane Despret ne se préoccupe pas de trancher mais nous donne à penser autrement la vie et l’œuvre des animaux. Le premier chapitre regroupe une série d’archives sur d’étranges acouphènes perçus par des arachnologues. Ces ondes sont en réalité des chants oraculaires que les araignées nous adressent pour nous alerter de l’intensification de la cacophonie humaine qui brise toute l’harmonie vibratoire de la nature. S’ouvre ensuite un chapitre sur « la cosmologie fécale chez le wombat commun et le wombat à nez poilu », où l’on apprend que les murs construits à l’aide des fèces cubiques de ces petits marsupiaux dodus ne servent pas seulement à marquer leur territoire, mais qu’ils sont avant tout le produit d’une architecture à vocation cosmologique et donc la preuve de l’existence d’un sentiment du sacré chez ces animaux. Enfin, le dernier récit, qui donne son titre au livre, expose les débats de traduction autour de la découverte au large de Cassis d’aphorismes écrits dans une langue encore inconnue sur des débris de poterie. Ces textes signés par des tentacules de poulpe confirment la thèse selon laquelle l’encre recrachée par l’animal n’est pas un simple leurre permettant de prendre la fuite devant un prédateur mais qu’elle constitue en elle-même un texte. 

La science se maquille de fiction, mais les notes de bas de page permettront aux lecteurs les plus courageux de toujours dissocier le vrai du faux – ou plutôt du futur.

C’est un livre vertigineux, on vous avait prévenus. Tout en singeant le style pompier des publications universitaires, Vinciane Despret prend un malin plaisir à mêler les recherches d’éthologie les plus récentes à de pures fables. Par exemple, il y sera question de « l’épopée labyrinthique chez le surmulot », de « la versification vibratoire chez la cigale muette […] sans oublier ce genre, toutefois considéré comme mineur, qu’est le roman policier historique du coquelicot aux prises avec les produits phytosanitaires. » La science se maquille de fiction, mais les notes de bas de page permettront aux lecteurs les plus courageux de toujours dissocier le vrai du faux – ou plutôt du futur. Dans cet appareil critique, l’auteur livre un véritable état de la recherche sur le vivant. Rien de surprenant pour cette philosophe des sciences et de l’éthologie, inspirée par des penseurs tels que Bruno Latour, Isabelle Stengers ou encore Donna Haraway. 

Des « spéculations réalistes »

Dans ses recherches, Vinciane Despret défriche des terrains encore inexplorés et invente des manières singulières de faire de la science tout en poésie. Depuis son premier livre Naissance d’une théorie éthologique : la danse du cratérope écaillé, jusqu’à l’avant-dernier Habiter en oiseau, elle interroge le monde animal et ses performances artistiques, en mêlant les observations des éthologues à l’analyse de leurs propres émotions. Elle partage cette méthode inédite avec son disciple Baptiste Morizot, qu’elle s’amuse à présenter dans ce récit d’anticipation comme l’un des pionniers de la thérolinguistique pour sa redéfinition du pistage comme l’art de lire et de transmettre des signes entre espèces. La voie est ouverte pour la reconnaissance d’une littérature animale si l’on considère les traces, les marquages et les cris en tout genre, comme des modes d’expression qui dépassent la simple fonction utilitaire. 

Encre, exsudation, excrément sont autant de moyens utilisés par les animaux pour s’exprimer. Pourquoi dès lors leur refuser la possibilité de toute création littéraire et poétique ? Deleuze formulait déjà cette question à la lettre A (comme animal) de son Abécédaire : « constituer un territoire c’est presque la naissance de l’art ». Presque ? A la lecture de cette Autobiographie d’un poulpe, il n’y a plus de doute. En partant de cette expérience de pensée, le livre définit ce que serait une création animale et les visions du monde qu’elle dévoilerait. Le poulpe, avec son cerveau central et ses huit bras autonomes ne peut qu’écrire dans une langue nouvelle, une langue où le sujet est toujours multiple et où le sens du toucher prend le pas sur toutes les autres perceptions. 

Éloge de la furtivité

Ces signes que l’on ne peut percevoir, nous autres humains, ressemblent aux « glyphes » du roman d’Alain Damasio Les Furtifs. Ces figures laissées par une espèce animale inconnue, qui échappent toujours à la perception des hommes. Et ce n’est pas anodin si Vinciane Despret cite le romancier dans son chapitre consacré au poulpe qui écrit en s’effaçant. « Ce sont bien des aphorismes, car les poulpes ne peuvent imaginer d’autre mode d’expression que le furtif. » La place de l’homme reste alors à être redéfinie entre l’observateur qui sanctuarise tout en modifiant malgré lui l’environnement et le chasseur qui veut capturer le vivant. 

Besoin de Bergson

Pour sortir de cette dualité et penser la spécificité de la création animale, Vinciane Despret invente le personnage de Joey von Batida. Selon ce chercheur néo-bergsonien la vie est animée par une « insatiable pulsion créatrice » qui s’exprime de deux manières. Tout d’abord chaque vivant est condition d’existence pour d’autres vivants qui deviennent eux-mêmes les conditions de sa propre existence. Ils sont donc tous à leur manière « porteur(s) d’une responsabilité ontologique ». Ensuite chaque individu est animé par le désir d’écrire un récit, de laisser sa trace créatrice quelle qu’en soit sa forme, pour témoigner auprès des générations à venir de sa propre existence. Si dans L’Evolution créatrice, Bergson s’appuyait sur l’analogie entre la vie comme création et la pratique artistique tout en montrant leur différence, Batida prend le pari de les confondre. La coévolution et la survie des espèces sont rendues possibles par l’art animal. « Tous se racontent au passé, au présent et au futur, les uns aux autres et les uns sur les autres ». Il suffit de les écouter.

Le chant du poulpe

Cette pensée nous éclaire sur le message transmis par le poulpe lorsqu’il s’adresse à son moi futur (dans quelques années il sera démontré que cet animal croit en la métempsychose, ndlr). C’est parce qu’il se sent menacé qu’il écrit ses mémoires et livre le récit d’une espèce qui disparaît. Il témoigne d’un être au monde « où un rayon de soleil pouvait se goûter et la couleur se sentir, où la lumière et l’ombre pouvaient s’entendre, où les choses avaient chaleur et rythme, où les formes se découvraient par les lèvres et la langue. » Pour que cette autobiographie de poulpe ne devienne pas un chant du cygne, il faudrait pouvoir empêcher la catastrophe de l’âge adulte, qui consiste à ne plus croire que les animaux pensent et parlent. Il ne reste plus qu’à attendre que les textes de Vinciane Despret remplacent un jour au baccalauréat la « Lettre au marquis de Newcastle » de Descartes.

  • Autobiographie d’un poulpe et autres récits d’anticipation, Vinciane Despret, Actes Sud, avril 2021.