(c) Miliana Bidault

Nous avons assisté, au Théâtre 13 / Jardin, à la représentation – réservée aux professionnel·le·s du spectacle – de la pièce Rabelais de Jean-Louis Barrault, mise en scène par Hervé Van der Meulen, avec notamment des acteur·ice·s issu·e·s de la formation de l’École Supérieure de Comédiens par l’Alternance du Studio d’Asnières (ESCA). Un hymne à la joie atemporel, qui nous invite à vivre sans temps mort, et à jouir sans entraves.

Monstres

Discrimination, intolérance, xénophobie, déportation, violence d’État, police partout justice nulle part. XVIème siècle vs. 2021. Son époque ou notre époque ?

Je n’ai de souvenirs de Rabelais que vagues et contradictoires : vieux français moderne pour l’époque, foule de néologismes aujourd’hui dépassés, blagues truculentes et sans détour qui nécessitent de nos jours un dictionnaire pour en démêler le sens. Mais encore et surtout, et ceci asséné par mes divers·es professeur·e·s : Gargantua et Pantagruel sont deux chefs-d’œuvre de la littérature française. Et qui dit chefs-d’œuvre dit atemporalité. C’est ce qui, sans doute, a frappé Jean-Louis Barrault quand, à la fin des années 1960, il décide d’écrire et de mettre en scène Rabelais, fresque théâtrale restée dans les cartons depuis sa création en 1968. « Son époque ou notre époque ? » nous demandent les comédien·ne·s, énumérant les faits historiques, politiques et sociaux qui traversent la vie de l’écrivain de la Renaissance. En effet, les parallèles sont troublants : discrimination, intolérance, xénophobie, déportation, violence d’État, police partout justice nulle part. XVIème siècle vs. 2021. Son époque ou notre époque ? Nous sommes convaincu·e·s, avec les dix-huit comédien·ne·s pris·e·s dans l’entreprise dramaturgique gigantesque de Van der Meulen, de l’évidence et de la nécessité de monter ce texte, aujourd’hui.

(c) Miliana Bidault

Le metteur en scène s’empare de toute la théâtralité du texte de Barrault qui propose une somme de l’œuvre de Rabelais (Gargantua, Pantagruel, Tiers, Quart et Cinquième Livres, mais aussi lettres, essais et allusions biographiques) pour fabriquer au plateau un spectacle-monstre. Logorrhées de mots bizarres, invention perpétuelle d’une parole riche et déconcertante, mais aussi chant en direct, danse, combat et cascade, ce Rabelais est un spectacle total. Les acteurs haranguent, suent, le maquillage coule, les jupons virevoltent, les voix s’entremêlent dans des chants et des prières, les larmes ne sont jamais loin du rire énorme. Il y a des marins, des oiseaux, des soulards, des moutons, des flûtistes et une trompettiste, des masques, des corsets, des guêtres, du rouge à lèvres, des yeux dessinés au khôl ; bref, toute une cohorte de monstres qui se délectent de leur animalité, et nous avec eux. Comme dans le texte de Rabelais, les êtres boivent, rigolent, gueulent, pissent, chient, copulent, dans un joyeux et tournoyant – mais non moins merveilleusement organisé – bazar. Épuisement des corps, épuisement de la langue, nous ressortons un peu étourdi·e·s du Théâtre 13 et les acteur·ice·s également. Leur halètement final fait écho aux applaudissements qui viennent récompenser leurs deux heures et quart de travail – pour ne pas dire labeur – à la scène.

Buvez la vie, mangez la vie, jouissez la vie.

Une couronne et c’est un roi, une armure un guerrier, une toile de jute qu’on secoue un bateau sous la tempête.

Il y a une longue partie creuse en milieu de spectacle pendant laquelle on s’ennuie quelque peu, notamment lors des scènes dialoguées à deux, ou trois, qui rendent la foule au plateau un peu morte : Pantagruel et Panurge ont du mal à faire vivre à eux seuls un plateau et un texte, l’un bourré de corps, l’autre d’un français riche qui laisse sans repos la langue et l’esprit. Pour autant, qu’il est bon d’être emportée par le tourbillon d’une troupe aussi nombreuse qui fait feu de tout bois et nous fait retourner à nos fondamentaux théâtraux : une couronne et c’est un roi, une armure un guerrier, une toile de jute qu’on secoue un bateau sous la tempête. Il est doux de se laisser aller à l’illusion comique. Et de recevoir de plein fouet, en plein cœur, cet ordre si juste et essentiel en ce printemps 2021 (nous en sommes à notre troisième confinement, rappelons-le), impératif scandé et répété en clôture du spectacle : « Buvez la vie. » Buvons la vie, mangeons la vie, jouissons la vie. Retournons dans les salles de spectacle dès le 19 mai (c’est dans quatre jours), dans les théâtres, les cinémas, les musées, les galeries, les salles des fêtes, les jardins, les rues, faisons-y résonner nos rires, nos pleurs, nos joies partagées, la saine et vibrante possibilité d’être ensemble, foule, communauté, enfin retrouvée.

  • Rabelais de Jean-Louis Barrault d’après les œuvres de François Rabelais, dans une mise en scène de Hervé Van der Meulen – Co-production Le Studio d’Asnières et le Théâtre Montansier de Versailles – Jusqu’au 13 juin au Théâtre 13/Jardin dès la réouverture des salles de spectacles.