(c) Matthieu Edet

Dans sa dernière création, le Rodéo théâtre met en fiction le personnage de Louise Bourgeois à la fin de ses jours. Le récit intime de cette célèbre artiste plasticienne nous offre une réflexion inattendue sur l’art de la marionnette, qui résonne étrangement avec notre actualité.

C’est avec une émotion particulière que la directrice du théâtre Au fil de l’eau, Morgane Le Gallic, ouvre les portes de cette dernière représentation réservée aux professionnel·le·s. En ce jeudi 20 mai à 15h, au lendemain de la réouverture des salles, le théâtre de 270 places installé dans une ancienne usine en brique faisant face au canal de l’Ourq, accueille la création de Simon Delattre, L’Eloge des araignées. Debout sur les quelques marches qui surplombent l’entrée, le marionnettiste nous prévient : « le spectacle n’a pas encore été joué devant un jeune public, il se pourrait que le texte change en fonction de l’âge des spectateur·rice·s… » Les araignées se sont fait attendre. Après une adaptation réussie de La vie devant soi de Romain Gary en 2018, l’équipe du Rodéo théâtre avait prévu de présenter sa nouvelle création en novembre 2020. Coup du sort et malice de la fortune, la crise sanitaire les a obligés à repousser et annuler de nombreuses dates pour éviter une surmortalité des plus âgé·e·s via la transmission du virus… ça tombe bien, la solidarité intergénérationnelle, c’est le sujet du spectacle. Le futur directeur de La Nef à Pantin, ironise sur le « timing parfait » de son projet. À travers la figure de Louise, personnage principal presque centenaire qui dialogue avec une petite fille de 8 ans, les comédien·ne·s nous parlent délicatement de soin et de transmission. Alors on garde son masque, on met du gel, on colle sur les sièges voisins une feuille A4 imprimé d’un « pas ici » pour mettre de l’espace dans notre commun, on entre dans le plus grand respect des protocoles hygiéniques pour découvrir ce récit d’une vie.

« Je ne suis pas une vieille dame, je suis une artiste »

En amateurs de théâtre de texte, le metteur en scène et son dramaturge, Yann Richard, travaillent à partir de l’écrit de l’un des auteurs britanniques les plus réputés dans le théâtre jeune public, Mike Kenny, traduit et diffusé en France par Séverine Magois. Drôle d’idée d’ailleurs, de faire jouer un joli texte à des objets. Le pari est risqué puisque, bien souvent, la marionnette, en tant qu’art de la matière, résiste à la poésie verbeuse du théâtre pour privilégier la beauté de l’image. Il fallait une idée brillante pour faire du travail de Mike Kenny une œuvre spécifiquement marionnettique.  En amateurs d’arts plastiques, les artistes ont pris pour sujet la vie et l’œuvre de l’une des femmes les plus marquantes de l’histoire de l’art de XXème siècle : Louise Bourgeois.

Le travail de Anaïs Chapuis, constructrice de marionnettes, est d’une remarquable virtuosité. La marionnette portée

(c) Matthieu Edet

qui représente le personnage principal, sorte de buste manipulé à la main habillé de vêtements, ressemble à s’y méprendre à l’artiste iconique. Comme dans le documentaire éponyme de Camille Guichard (1993, 52min.), nous retrouvons Louise Bourgeois dans son atelier, béret sur la tête, accompagnée de son assistant prénommé ici Pierre, interprété par Simon Moers. Père élevant seul son enfant, ce dernier lui demande l’autorisation d’amener sa fille, Julie, dans la demeure de l’artiste. Malgré ses réticences, car Louise n’a « jamais aimé les enfants même quand [elle] en était une », elle accepte de se confronter à cette nouvelle rencontre.

Louise se décline dans une multiplicité de jeux et de voix truquées, qui construisent la complexité d’un personnage.

La figure de l’enfant ignorant, pareil à un spectateur innocent, fournit le prétexte d’une narration. Louise se raconte à Julie au cours d’une fugue dans les bois, pour revoir sa maison d’enfance, et se souvenir de son passé. Grâce aux trois comédien·ne·s, Simon Moers, Maloue Foudrinier, Sarah Vermande, qui se passent tour à tour la marionnette, Louise se décline dans une multiplicité de jeux et de voix truquées, qui construisent la complexité d’un personnage. Elle incarne à la fois les stéréotypes de l’aristo’ richissime, de la grand-mère timbrée et antipathique, d’une vieille femme écorchée par son passé au grand caractère et à l’esprit vif, d’une incroyable artiste terriblement attachante.

De fils en fils

Après avoir cassé violemment de la vaisselle, elle déclare que l’art, ça sert aussi à réparer les objets et les humains.

Aspect ludique de cette création, la pièce est l’occasion d’une initiation au travail de la sculptrice, réinterprété sur scène dans des tableaux poétiques. Comme dans une petite rétrospective, nous reconnaissons avec plaisir son vocabulaire esthétique.  La belle scénographie de Tiphaine Monroty, éclairée par Jean-Christophe Planchenault, composée de paravents rectangulaires striés de lamelles de bois, évoque les fils d’une toile d’araignée. Ces insectes, dont Louise Bourgeois faisait des sculptures monumentales symbolisant la mère protectrice ou contraignante, rassurante ou angoissante, sont transformés en marionnettes à fils qui tremblotent sur le plateau noir. Subrepticement apparaissent les emblématiques femmes à la tête de maison, évoquant son obsession pour le foyer, elle qui collectionnait les habitations vides pour se persuader qu’à l’intérieur, il n’y aurait pas de dispute, pas comme dans son enfance.

Au fur et à mesure de leur périple, dans lequel Julie trimballe une pelote de laine qui lui servira de fil d’Ariane, les anecdotes de Louise sont l’occasion d’exprimer sa vision de l’art. En alternant les adresses au public à l’avant-scène et les dialogues, Louise montre son désir de transmission du savoir. En vieille sage, par diverses maximes, elle nous rappelle la nécessité de la création. Après avoir cassé violemment de la vaisselle, elle déclare que l’art, comme le Kintsugi japonais (technique qui consiste à recoller de précieuses porcelaines avec de l’or), ça sert aussi à réparer les objets et les humains. Évoquant son rapport assez psychanalytique au passé, à son enfance, elle conclut que l’art ça sert aussi à maîtriser le temps.

Dans le spectacle les acteur·rice·s, semblables à des aides-soignants, maintiennent les vivants à bout de fil.

Plus touchante, encore, est la vision de la marionnette que transmet Simon Delattre. Dans le spectacle les acteur·rice·s, semblables à des aides-soignants, maintiennent les vivants à bout de fil. Du bout des doigts, il·elle·s matérialisent la solidarité qui relie nos corps fébriles, ceux des comédien·ne·s sur le plateau, ceux des valides et des invalides en société. Car Louise, au crépuscule de sa vie, est dépendante de ses marionnettistes pour la faire vivre. Cette interrelation s’exprime parfaitement dans la scène d’exposition, où elle leur demande de la laisser tranquille. Il.elle·s s’éclipsent mais elle ne peut plus rien faire, elle est assujettie aux valides. Le déploiement de la métaphore du marionnettiste en soignant invite ainsi à l’empathie envers nos aînées… de quoi garder son masque, remettre du gel, et réserver son vaccin.

Le spectacle sera en tournée en 21-22

  • du 25 au 27 janvier à la Maison de la Musique (Nanterre)
  • du 14 au 19 mars au Théâtre Dunois (Paris)
  • le 10 et le 11 avril au Théâtre de Corbeil-Essonnes
  • le 27 avril à la Faïencerie (Creil)