Dans Moi, étoile filante, l’écrivain égyptien Khaled Al Khamissi revient par la voix de Chihab al-Chamandar sur la vie de ce peintre imaginaire. Au seuil de la mort, Chihab nous livre ses mémoires, dans lesquelles il interroge la vie politique et culturelle de l’Egypte, mais aussi sa propre construction d’adulte, comme l’étoile filante dont il porte le nom, et qu’Al Khamissi a choisi pour titre. Dans ce voyage fantasmé entre modernité et traditions, le badinage du cancre devenu créateur nous emmène avec lui, jusqu’à la fin.

« Moi »

« Vais-je être en mesure de raconter tout ce que mes yeux ont vu lorsque ce sera l’heure pour moi de comparaître devant le tribunal divin ? J’entre dans une salle où sont exposées mes œuvres. Derrière chaque titre, un instant vécu, déterminant. Je me remémore ma vie, je dois réfléchir aux explications que je donnerai lorsque viendra l’heure de me présenter devant la demeure du Seigneur de l’éternité. » (page 19)

À l’heure de la dernière rencontre avec Azraël, Chihab al-Chamandar décide de raconter sa vie. Al Khamissi se glisse alors derrière la voix du narrateur au seuil de la mort pour écrire avec lui une histoire morcelée par l’émotion d’un homme fantasque, à la vie foisonnante. Le peintre passionné se refuse ainsi à la narration chronologique pour préférer la sensation et les moments choisis de l’émotion. 

Le grand mérite d’Al Khamissi est ici de travailler la poésie du récit sans jamais juger la moralité de l’homme. Car si Chihab est brillant, spirituel et particulièrement cultivé, associant sans peine les images et les pensées, il est aussi très imparfait, le flegme du personnage cachant un égo surdimensionné, et parfois destructeur. Or au-delà de toute morale, Al Khamissi se glisse dans le personnage pour désigner une vision, celle de l’homme, et de l’artiste, avant toute chose.

Le regard du peintre en puissance croise celui du petit garçon et du vieil homme, et dessine entre les lignes une âme-artiste se baladant à travers le monde de ses souvenirs

Chaque chapitre de cette autobiographie fictive capture alors un moment de vie marqué par un regard particulier sur le monde. Le regard du peintre en puissance croise celui du petit garçon et du vieil homme, et dessine entre les lignes une âme-artiste se baladant à travers le monde de ses souvenirs. Mais le souvenir est avant tout un moyen de revivre intensément ce qui fut un présent brûlant. Doux-amer, le narrateur revient sur les mots de l’adolescent prêt à en découdre avec le monde des adultes, en réalité avec le monde tout court : « Pour mettre fin à nos jours, il nous faut d’abord en finir avec ces idiots d’adultes qui contrôlent le monde. » (page 98).

Dans ce monde imparfait, Chihab exprime son besoin de complétude dans ses dessins et tableaux. Il transforme son réel, le transfigure littéralement, dans  son art :

« Nous sommes assis tous les trois, Buona, Mayaseen et moi, dans le salon d’albâtre qui donne sur l’azur de la mer, nous venons de terminer un plat de gambas que Buona aime toujours autant. Les souvenirs nous envahissent et nous emmènent dans les cieux avec grand-mère Verona, nous arrivons sur la montagne de la rencontre, à l’extrême nord, nous grimpons sur les collines. Là, je peins un tableau : Buona suivant de loin l’archange saint Michel qui caresse Verona. » (page 303)

Art, sex, and sun

Si Chihab est un peintre passionné, il est avant tout passionné par le désir, et en particulier son désir pour les femmes. Moi, étoile filante n’est pas tant un récit autocentré sur la vie et les pensées d’un homme, mais plutôt un kaléidoscope de vies et de corps qui s’entremêlent, au gré des envies. Al Khamissi n’est ici jamais puritain, et livre au contraire une vision de la sexualité en Egypte, intime mais libre.

Le fantasme n’est jamais loin, et Al Khamissi en abuse peut-être ici un peu trop, mais on ne peut s’empêcher de penser à l’univers peuplé d’érotisme qu’est celui tout d’abord de l’histoire de l’art. L’une des obsessions artistiques de Chihab est ainsi L’Origine du monde de Gustave Courbet. Il cherche alors sans cesse celle qui fera son meilleur modèle : « J’ai le choix entre Jehan et Nariman, les filles de l’architecte. Sarah, la fille de la Méchante, et la troisième et dernière fille de l’immeuble. […] Ce sera donc l’une d’elles le modèle de mon tableau que j’appellerai : La Nouvelle Origine du monde. Mais quel sexe choisir ? » (page 139).

Or les figures féminines se croisent et se répètent : les mères et les filles se mêlent, qu’il s’agisse de professionnelles ou non. La sexualité, elle, s’avance toujours comme victorieuse, en dépit de ses souffrances. Le narrateur est violé par sa tante (page 108), Magda est brutalisée (page 211), Férial est dépossédée de son enfant (page 247), entre autres, mais le sexe reste un moyen d’exister, et d’être dans ce monde brutal que nous dessine Al Khamissi, dans une confusion qui même fantasmes et brutalité.

La sexualité, libre usage de son corps dans l’union avec l’autre, est cependant développée par Chihab comme Al Khamissi comme un moyen de s’affranchir des règles, et de devenir libre. La relation familiale, sociale ou intellectuelle n’est ainsi jamais une limite au plaisir. Al Khamissi donne en effet une dimension politique à la désirabilité, comme au moment du commissariat. Si l’épisode est bref, et un peu trop discret, ce qu’on peut regretter, il montre malgré tout la revanche des corps libres, désirables et désirants des jeunes femmes en tenues de bain.

« Angelo brise le silence.

̶ Savez-vous qui a dit : ˮ La liberté est un crime en soi ˮ ?

̶ Hegel, je crois, répond la belle fille dont j’ai oublié le nom.

Je réponds :

̶ Non, c’est le marquis de Sade » (page 63)

Chihab est un peintre des corps, et d’autant plus des corps libres et vivants, non contraints, d’aucune manière

Chihab est un peintre des corps, et d’autant plus des corps libres et vivants, non contraints, d’aucune manière. Dans l’esprit du peintre, L’Origine du monde fait ainsi face à L’Origine des espèces. Dans une fusion constante des réalités et de ses niveaux, corps physique ou matière spirituelle, voire créations, « L’étoile filante » dont parle Al Khamissi se fait spermatozoïde fécondant la femme et la création, comète donnant naissance à l’humanité, ou clin d’œil d’Allah…

Petite mort

Al Khamissi montre un personnage d’apparence désinvolte, dans une ambiance artistique à l’abri de toute interrogation matérielle ou sociale, dominant parmi les dominants dans le monde professionnel et intellectuel d’une Egypte préservée, celle des fonctionnaires proches du pouvoir, ou du moins s’en accommodant. Ce cadre privilégié n’est pourtant qu’une façade face à la question que se pose le narrateur, et qui, à l’inverse du contexte social du livre, unit tous les hommes : la mort.

Al Khamissi boucle son livre autour de la mort du personnage, qui complète les nombreux portraits de morts : la grand-mère Bostan, les jeunes suicidaires, Zakaria assommé, Buona devant avorter à cinq mois de grossesse, … La mort rôde, constamment, et si les relents épicuristes de Chihab tentent de faire diversion (une fausse annonce, cruelle, de la mort, annonçant la mort future, quand une autre vie s’éteint, voir page 375), le dandy que joue Chihab est toujours rattrapé par la mort : « Je hais ma faiblesse et ma peur, la détresse m’envahit : je vais donc mourir. » (page 16) 

Cette angoisse de la mort, Chihab la combat avec trois outils : l’art, le sexe, et la mystique. Chihab écoute ainsi les femmes qui vivent et parlent avec les djinns, comme Mama Rafi’a, et construit son monde inspiré et poétique comme revers de la mort du monde matériel.

On peut évidemment regretter qu’Al Khamissi délaisse totalement l’aspect politique d’un tel récit situé dans le temps des années 60 à aujourd’hui, mais il privilégie ici l’expérience poétique et métaphysique du rappel du temps. Au-delà de la peinture, c’est l’expérience de l’écriture, repoussée le plus tard possible, qui va permettre cette transfiguration. Zofin, l’une des nombreuses conquêtes de Chihab, en parle comme d’un « surréalisme », celui de la naissance de l’écriture, enfin :

« ̶ Tu te cherches et tu ne trouves pas. Tu ne connais pas le sens du mot « sincérité ». Tu restes au bord du gouffre en espérant t’immerger dans l’inconscient, mais tu n’en as pas le courage. Tu oscilleras, toujours sur le fil, entre être un artiste ou un marchand. Chaque pas que tu feras vers le surréalisme sera suivi d’un pas en direction de celui qui paie et à qui tu vendras ton pinceau. Une de tes plus importantes réalisations sera une fille très belle qui héritera de toi un don pour l’art et de sa mère une sincérité obstinée. Elle sera ce que tu as toujours souhaité devenir. » (page 336)

Bibliographie

BENNIS Mohammed, Le Livre de l’amour, 2007

CAMUS Albert, Le Mythe de Sisyphe, 1942

EPICURE, Lettre à Ménécée, IVe siècle avant J-C

MAHFOUZ Naguib, Propos du matin et du soir, 1987

MARQUIS DE SADE, Pauline et Belval, [1793]