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Nouvelle découverte de la Semaine de la Critique, De l’or pour les chiens , premier film rayonnant, sort aujourd’hui dans les salles obscures. À cette occasion, sa réalisatrice, Anna Cazenave Cambet, s’est longuement entretenue avec Zone Critique, évoquant notamment son travail, de l’écriture au tournage, ses inspirations ou sa collaboration avec la jeune actrice Tallulah Cassavetti. 

Tu es sortie de la Fémis en 2017, tu as réalisé deux courts métrages, Gabber Lover et Iemanja cœur océan, et cette année tu présentes ton premier long métrage, De l’or pour les chiens. Il y a pourtant des choses qui, déjà, se retrouvent et dessinent un fil d’un film à l’autre, des motifs, des idées qui reviennent. Pour n’en citer que quelques uns : une jeune fille passionnément amoureuse, la violence de cet amour, les grands espaces aquitains, cette musique étrange, à la croisée du hip hop et de la techno, le gabber, l’effacement des parents, la traversée des espaces. Ces idées récurrentes, à quel point se sont-elles imposées dans l’écriture de ce nouveau film?

En écrivant De l’or pour les chiens, il y avait deux idées évidentes, qui étaient celle du portrait d’abord, le portrait d’une jeune femme. En ça c’était une sorte de changement pour moi, de sortir de l’adolescence pure, et d’aller vers cet intermédiaire, le palier entre les deux âges. Et puis, il y avait cette notion de l’espace : je savais que je commençais à développer un travail autour du rapport entre sentiment intime du personnage et impact de ses déplacements. Dans Gabber Lover, c’est déjà un road trip, certes à toute petite échelle, car on est avec des mobylettes, et qu’on ne peut pas aller bien loin. Mais on est déjà en déplacement. Dans De l’or, j’avais envie de la mettre sur la route, de lui faire traverser des espaces, et que ces espaces viennent en miroir de son évolution intérieure. Ça, je pense que c’était vraiment au tout début du projet, c’était assez clair. Et puis, pour les espaces eux-mêmes, il y avait une sorte d’opposition dès le départ, car il y avait l’envie de travailler sur le lieu clos du monastère, et celle de revenir sur des territoires qui sont mes territoires de cinéma, à savoir les Landes, les paysages assez particuliers de ces forêts et de l’océan. Donc j’avais une règle de jeu, qui était de faire un portrait de jeune femme, et me débrouiller pour que des espaces, très différents, communiquent d’une manière ou d’une autre.

Avec quelle idée, ou quelle image, l’écriture du film a-t-elle commencé ? D’ailleurs, y a-t-il eu ça, un noyau dur, une image matricielle ? ou plusieurs idées se sont-elles d’emblée assemblées les unes aux autres ?

Pour les images, il y a eu le moment de l’hostie : là, en l’occurrence, c’est devenu le plan où elles passent toutes avec les mains et où l’on termine sur le visage de la jeune sœur. Et puis, plus qu’une image, il y a eu le monologue. Il a été écrit très tôt, avant même d’avoir trouvé les grandes articulations. Je ne savais pas vraiment où il allait prendre place. Je pense que c’était même en amont de savoir la place de cette dernière partie au couvent. Et puis après, il y a la blondeur d’Esther, je savais que ce serait un bouton d’or. Et aussi la séquence de salle de bain au tout début, la séquence de viol. L’image était très claire, je savais que ce serait un plan séquence et que ce serait frontal.

Ce monologue, je trouve ça très intéressant que tu dises qu’il ait fait partie des premières idées, parce que moi justement je m’étais imaginée l’inverse, que c’était l’une des dernières choses qui étaient arrivées au scénario. Comment l’as-tu écrit, pensé, ce flot de paroles soudainement lâché par celle qui a fait vœu de silence ?

Je l’ai écrit d’un jet, sur un bout de table. Et je crois, maintenant, avec le recul, qu’il porte une grande partie du message du film. C’est un sous-texte, aussi, sur le devenir d’une jolie fille. Ce qui m’intéressait, c’était que cette jeune sœur délivre une parole de sagesse à Esther, qui est bien en amont de son parcours à elle, comme si elle lui donnait des clefs pour plus tard. Et j’y voyais aussi un passage pour moi, pour commencer à travailler sur l’âge adulte. C’est-à-dire qu’elle vient dire des choses en tant que femme, en tant que “vraie femme”, entre guillemets. Et ce monologue a été écrit en une seule fois, en écriture automatique, il n’y avait pas de structure en amont. Je me suis mise à essayer d’écrire la parole intérieure d’un personnage sans même savoir que ça allait donner lieu à un monologue. C’était pour la faire parler. Et ça s’est développé, et quand ça a été écrit, je me suis dit que je voulais que ça soit porté, je voulais que ça fasse partie du film, du scénario.

Et l’idée que ce monologue devait être porté par celle qui a fait vœu de silence, c’était dès le départ une évidence ?

Oui, car ça me permettait de conserver l’aspect littéraire du texte. Ce que je me suis dit c’est que  si cette sœur parle un jour, forcément ce sera comme quelque chose qu’elle a appris quasiment par cœur. Car cette parole est une parole qu’elle a construite, décortiquée, qu’elle s’est dite, répétée, pendant des nuits durant. Je me raconte que cette parole est une sorte de confession, et que c’est quelque chose qui vit en elle depuis trois ans, que ça ne peut pas être de l’oralité. Ou du moins un mélange entre une certaine oralité et quelque chose de beaucoup plus écrit. Pour moi, c’était forcément une parole qui a été si longtemps retenue qu’elle est très construite et, en m’imaginant ça, je me suis dit qu’on l’admettrait aussi du point de vue de la mise en scène.

Cette parole-là entre en écho avec un autre type de parole, c’est la voix d’Esther quand elle écrit à voix haute son journal intime, quand elle laisse un message vocal à sa mère, quand elle lit les lettres et cartes postales qu’elle envoie à son amoureux et à sa famille. C’est comme si dans cette adresse aux absents, sa parole se libérait… Qu’est-ce qu’elle représente pour toi cette parole écrite dans la bouche de la jeune Esther ?

Pour moi, c’était une sorte de cadeau au personnage, c’était permettre à Esther de prendre l’espace de parole qu’elle ne prend pas dans la vie. C’est un personnage, elle le dit, qui écoute, qui est là pour écouter, on lui a mis ça dans la tête, elle a peu d’espace de parole. Et quand elle écrit, elle est plus, si ce n’est littéraire, sans doute poétique que ce qu’on attend d’elle. Et je trouvais l’idée jolie que cette fille qu’on écoute peu, finalement quand elle parle, elle écrit, elle est plus profonde que ce qu’on calque sur elle. En fait, je n’avais pas perçu ça en amont. C’est au montage que je l’ai vu, on a testé une version sur une personne, et c’est elle qui m’a révélé l’importance de l’écrit pour Esther. Je ne m’étais pas rendu compte de l’importance que je lui avais donné à travers l’écriture.

La carte postale, elle la signe avec une vague au bout de son nom. Esther, c’est la lumière, c’est l’étoile, mais c’est aussi celle qui se cache et, effectivement, qui passe le film entier à se cacher. Alors même que les autres essayent de lui dire qui elle est, vulgaire ou généreuse, avec cette vague, elle donne sa propre vérité. Il y avait quelque chose de très simple dans ce geste de la signature, où elle découvre quelque chose d’elle-même.

J’aimais beaucoup l’idée d’offrir à ce personnage la possibilité de mentir, et de ne pas en faire quelque chose de moral.

Sur ce personnage, dès le début de l’écriture, j’ai eu à expliquer en quoi il ne fallait pas confondre une sorte de relation première aux choses et une forme de bêtise. Esther peut agacer, on peut la décrire comme passive et sotte, alors que pour moi c’est un personnage très actif, très fort, mais qui n’est pas dans la force par la prise d’espace. Et, effectivement, tout au long de son parcours, on vient la définir, on vient lui dire : “toi tu es comme ci, tu es comme ça, tu es faite pour ça”. Il y a là quelque chose qui m’intéresse, quelque chose qui vient recouper ce qu’elle dit dans la petite légende, le rêve-souvenir qu’elle raconte sur son enfance. C’est quelque chose de très important, c’est le fait que ce personnage va avoir à apprendre à raconter d’elle-même sa propre histoire. Parce que jusque-là son histoire, on lui a écrite, et on se permet de lui répéter quelle est son histoire, et Esther finit par accepter que son histoire, c’est celle qu’on lui a dite. Et quand elle finit par dessiner la petite vague à côté de son nom, déjà elle s’ancre, elle vient de quelque part, c’est Esther de l’Océan, c’est comme une particule. Et puis dans cette carte, elle ment, et j’aimais beaucoup l’idée d’offrir à ce personnage la possibilité de mentir, et de ne pas en faire quelque chose de moral. Elle ment parce qu’elle ment, elle veut mentir. Et elle signe pourtant avec quelque chose qui la dévoile beaucoup. Ce n’est donc pas quelque chose d’anecdotique, ça dit beaucoup de choses sur elle.

Il y avait une petite séquence, je ne sais jamais trop si c’est bien de raconter les séquences qui ont sauté, mais il y avait une séquence à l’écriture située au moment de la conversation qu’elle a dans la cuisine avec la jeune sœur. Elle disait qu’elle n’avait jamais vu l’océan avant cet été, alors qu’elle ne vit pas très loin de la mer. Et j’ai gardé cette idée-là, le fait qu’elle ait vu l’océan très tard, que c’était quelque chose qui la constituait, un choc esthétique, une chose devenue très importante pour elle. Et pour finir, ce que je disais pour travailler avec l’actrice, Tallulah Cassavetti, c’est qu’Esther est très sensible au beau. Elle n’a pas accès au beau intellectuel, elle ne va pas conceptualiser. Mais en fait, elle est très sensible au beau, donc elle fonctionne vers le beau. Elle trouve les gens beaux, et elle trouve des choses très belles. Et ces choses-là, elle va les garder avec elle, s’en servir.

Pour en venir à Tallulah Cassevetti, tout ce que l’on voit et que l’on entend d’elle, le moindre regard, le moindre mouvement, sa façon de marcher, de poser sa tête contre un bras ou un dos, ce ton de voix inqualifiable, tout paraît si naturel que l’on se demande si tu as réécrit le film après ta rencontre avec elle.

C’est compliqué de répondre tellement aujourd’hui je crois pouvoir dire que Tallulah et moi on est de la même famille, on s’est reconnues, et c’est très fort comme relation : sur le plan intime, c’est une personne que je trouve passionnante. Mais non, le film n’a pas du tout été réécrit pour Tallulah. Par contre, quand j’ai rencontré Tallulah, j’ai été assez inquiète parce qu’elle est à l’opposé du personnage d’Esther. Quand on la rencontre, en général ça étonne les journalistes, c’est vraiment très drôle parce que Esther et Tallulah ne sont pas les mêmes. On a donc passé beaucoup de temps en amont à essayer de décrypter Esther, à discuter séquence par séquence de pourquoi elle fait ça, pourquoi elle réagit comme ça, qu’est-ce que ça veut dire. Tallulah était très étonnée des réactions d’Esther, elle les remettait toutes en question. Quand on décortiquait séquence par séquence, j’essayais d’expliquer et Tallulah faisait ce chemin. Et je pense qu’un des mots qui est le plus revenu c’est il faut que tu l’aimes, il faut que tu l’aimes Esther pour pouvoir la jouer. De fil en aiguille, elle a fini par me dire je l’aime très fort, maintenant je la comprends. On a vraiment travaillé sur la bienveillance pour ce personnage. Et ça recoupe ce qu’on disait sur la pureté du personnage d’Esther, dans un monde où cette pureté devient de la naïveté, est jugée comme étant de la naïveté ou de la bêtise. Je pense que Tallulah a contaminé le personnage, notamment sur le corps, parce qu’elle a une certaine façon de se déplacer.  Mais j’aurais presque envie de dire que ça, elle l’a fabriqué, parce qu’elle n’a pas du tout cette voix, cette façon de s’exprimer. C’est vraiment un truc qu’elle a travaillé, et elle est impressionnante sur le travail.

C’est une actrice qui avait déjà tourné ?

Non, elle n’avait pas tourné. Elle avait fait un peu de figuration, mais elle n’avait jamais tourné. Surtout que je ne répète pas, je ne répète jamais mes séquences. On est arrivées le premier jour au plateau, et je n’avais aucune idée de ce qu’elle allait faire.

Esther marche beaucoup dans le film, y compris quand elle séjourne au couvent, et elle marche seule. La caméra se met en mouvement pour la suivre. On l’accompagne, elle nous entraîne dans ses trajets et déambulations.  Quel genre de marche, quel genre de traversée, voulais-tu proposer au spectateur ? Où voulais-tu nous emmener en nous faisant à ce point suivre Esther ? C’est une des choses qui m’a vraiment marquée, le temps qu’on passe à la suivre, aussi bien sur des trajets qui sont très signifiants que sur des déplacements plus resserrés par exemple le long des couloirs, dans le couvent.

Je voulais qu’on soit collés à elle non-stop, je voulais qu’on ne la quitte jamais. Concrètement sur le tournage, on a tourné 24 ou 25 jours, et elle a été absente une demi-matinée. Je voulais vraiment qu’elle soit de tous les plans. En écrivant un personnage quasi mutique, ça ne pouvait passer que par le corps et par les regards. Je savais donc que pour emporter le spectateur, il fallait passer un pacte, être toujours auprès d’elle. Et ça me permettait de gérer aussi la question des ellipses : c’est-à-dire à quel moment on est en temps réel avec elle, et à quel moment on accepte de la perdre un peu. Dans toute la dernière partie du film par exemple, où personne ne sait combien de temps se passe réellement, moi y compris. C’était important pour moi d’avoir attaché assez fort le spectateur pour qu’on accepte une certaine durée, un certain rapport au temps. Esther dit à un moment : « je vais marcher », « j’aime ça marcher ». C’est un personnage qui est tout le temps en mouvement, mais c’est une force tranquille, elle est tout le temps en mouvement alors qu’on a l’impression qu’elle ne fait rien. Mais elle traverse un pays, elle est sans parents, sans argent, et ça aussi je pense que ça faisait partie de mon envie de ne jamais la quitter, jusque dans les moindres petits détails de son ennui, car elle s’ennuie beaucoup. J’ai été beaucoup touchée par Sans toit, ni loi quand je l’ai découvert, et par Sue Perdue dans Manhattan – c’est un très beau film sur une femme seule, très seule, et qui, du coup, marche beaucoup, déambule. C’est peut-être aussi ma façon de témoigner de l’état de solitude d’accompagner par la marche un personnage.

Quand la caméra s’immobilise, s’instaurent de forts rapports d’écho entre les plans fixes. Entre autres moments, la scène de sexe assez musclée sur la plage, au tout début du film, l’échange violent dans la baignoire, la rupture non moins violente dans le bar. La fixité de ces plans semble dire le rapport d’Esther non seulement aux garçons, mais aux autres. C’est comme si à chaque fois qu’elle écoutait quelqu’un lui parler, elle se retrouvait à devoir endosser les assignations des uns et des autres, comme si ces assignations avaient tendance à figer son image, avec quelque chose de presque mortifère dans cette fixation. Et l’une des seules scènes de dialogue où la caméra est en mouvement, c’est le plan séquence avec sa mère. Pourquoi avoir voulu donner, à ce moment-là, pour cet échange-là, de la mobilité à la caméra?

Il y a deux raisons :  je voulais que ce soit accidenté autant au son qu’à l’image, je voulais qu’on entre dans cette cuisine et qu’on ait envie d’en sortir, et qu’on se retrouve avec elle dans un espace où il n’y a pas de place, c’est le bordel. Elle est donc à moitié assise, il y a du bruit qui est très fort, la mère fait du bruit. Je voulais aussi qu’il y ait une rupture du point de vue du rythme. Ça va beaucoup plus vite, les échanges fusent. Et ça me permettait de dire : Esther est née dans ce bazar-là, et le conflit qu’il y a dans cette séquence, c’est un conflit quotidien. On se rend bien compte que c’est la façon dont leurs rapports fonctionnent. La  séquence est écrite avec une structure de courbe : ça commence tranquillement, et puis on comprend que ça va péter, et quand ça a pété, c’est de nouveau l’accalmie, on se doute que ça a toujours été comme ça. En écrivant une seule séquence de rapport à sa mère, ça m’intéressait aussi de renforcer la solitude d’Esther. Mais on ne va pas non plus s’éterniser auprès de sa famille, car ce n’est pas le sujet du film. Il faut donc qu’il y ait une unité de lieu, une unité de temps, une seule séquence, un seul plan-séquence, l’idée c’était d’aller au bout de cette règle du jeu. Il est vrai que c’est ce dialogue-là qui est le plus en mouvement. Il y a une autre séquence de dialogue en mouvement, qui est la séquence avec la retraitante où, là, il y a un travelling, très doux, mais où Esther va pareillement faire appel à des souvenirs de l’enfance, de sa mère, de sa grand-mère. Elle va aller chercher dans ces racines-là.

Sur les trois séquences que tu as citées, c’est des séquences que j’ai volontairement découpées en symétrie. C’est-à-dire que c’était important pour moi que la première séquence, la séquence de la salle de bain, et la séquence de la rupture, soient frontales, en plan fixe, parce que pour moi elles racontent toutes la même chose, différemment. Le rapport d’Esther aux hommes, le rapport des hommes à Esther et, plus que ça, le rapport d’une société à une identité sexuelle et à une identité de genre. Donc Esther elle écoute sur ces séquences-là car c’est tout ce qu’on lui donne à faire. Mais c’est la même chose pour les premières séquences, Esther est en représentation et en attente que les choses se passent, mais elle n’est pas active dans les rapports.

Il y a deux retours à l’enfance, très différents, dans le film. L’un, quand elle monte les escaliers et se retrouve dans sa chambre, qui est devenue la chambre du bébé, et où on la voit ouvrir des cartons et des caisses. L’autre, c’est cette séquence avec des images oniriques, des images brouillées. Est-ce que tu pourrais en dire plus sur ces deux retours à l’enfance ? 

Je pense que la source de ces moments, c’est une question qui me passionne, à savoir comment, en tant que femme, on se libère du poids de la société, et d’une société patriarcale en l’occurrence, par le fait de réussir à réécrire sa propre histoire. Et par réécrire j’entends, pas nécessairement inventer, mais récupérer des éléments de sa propre histoire pour les réinterpréter seule. Je pense qu’Esther est le fruit parfait de ce que la société fait de très jeunes femmes. C’est-à-dire qu’elle est jolie, elle a un corps sexué, et donc elle se retrouve avec sur les épaules tout un tas de trucs qui la dépassent complètement et qui n’ont rien à voir avec sa propre volonté. Là où elle en est à ce moment de son histoire, c’est la sexualité qu’elle croit devoir avoir parce que c’est celle qu’on lui demande d’avoir, et donc elle s’exécute. Ça n’en fait en aucun cas pour moi, dans mon discours, une fille à juger, mais par contre ça fait d’elle le résultat d’un processus en cours. Les retours à l’enfance sont vraiment liés à cette envie de légende, parce que je pense que devenir adulte, et devenir adulte en tant que femme, c’est la question de comment on fait pour s’appartenir. Comment on fait pour s’appartenir ? Je crois que ça demande de venir déstructurer des éléments qui nous ont définies et qui ne venaient en aucun cas de nous. Esther va dans sa chambre et ce n’est plus sa chambre, et dans sa chambre il y a des choses qu’elle a gardées. Est-ce que ça la définit ? Je ne sais pas. Donc, elle met cette espèce de parfum qui pue potentiellement, mais elle n’a que ça là, et puis elle pue, elle a marché, donc elle met du parfum. Et puis elle met des chaussures parce qu’elle va avoir à marcher. Et c’est aussi simple que ça, et déjà quelque part, elle grandit.

Puis, plus tard, on lui dit « t’es silencieuse », « tu parles pas trop », et pour moi en racontant son histoire une énième fois, parce qu’elle la raconte comme quelque chose qu’elle connaît par cœur – le rapport de la parole par cœur me passionne assez. Elle raconte cette histoire qu’on lui a racontée des milliers de fois. Est-ce qu’elle est vraie cette histoire ? Est-ce que ça s’est produit ? On ne sait plus, c’est une légende. En la racontant, je me dis, elle la raconte pour la dernière fois, elle va avoir d’autres choses à raconter, c’est presque magique, à partir de là elle pourra raconter d’autres choses de sa propre légende.

Le synopsis du film parle du « cheminement intérieur d’une jeune fille d’aujourd’hui ». Crois-tu en la notion de génération et de différences générationnelles ? En ce sens, As-tu pensé Esther comme un personnage générationnel, un personnage dont la caractérisation sociale tiendrait plus à un air du temps, de nouvelles choses qui se disent et se font, qu’à un positionnement de classe, ou à une origine géographique ?

J’ai envie de croire que la génération de Tallulah sera plus intéressante sur la sexualité.

Je crois que plus que ça, je voulais écrire un film de coming of age qui intégrait la question de la sexualité des jeunes gens de la génération d’Esther, y compris la mienne. Ce n’est plus la sexualité des jeunes femmes de tous les films de coming of age qui ont été faits par des mecs sur les 60-70 dernières années. C’était important de dire : Esther a une sexualité, sa sexualité elle ne la maîtrise pas, elle est épanouissante ou pas, ce n’est pas la question. À 18 ans on a une sexualité, parce qu’on est exposées à des images. Je voulais me défaire de cette idée selon laquelle les femmes s’épanouissent dans leur sexualité avec des hommes, souvent plus âgés, souvent hétéros, avec qui elles vont, d’un coup, comme ça, se révéler. Esther, on démarre le film avec elle sur une scène de sexualité, et comme ça on s’en défait, on se dit que c’est un personnage sexuel, et maintenant on va aller chercher autre chose. Parce que je ne crois pas, et je crois que le cinéma a une grande responsabilité là-dedans, qu’on puisse définir les femmes par leur accès à ce moment d’épanouissement total, qui serait le passage à la sexualité pour des jeunes filles hétéros. C’est peut-être une histoire de génération, en tout cas ça s’est peut-être renforcé ces trente dernières années. Esther peut singer une sexualité qu’elle croit être la sienne, qu’elle croit devoir être la sienne. Je pense que ça traverse toutes les couches sociales, c’est tellement dirigé vers le féminin que ça n’a pas tant à voir avec les catégories socio-économiques. Je ne sais pas si je crois aux générations, mais j’ai envie de croire que la génération de Tallulah sera plus intéressante sur la sexualité. J’ai l’impression de rencontrer des jeunes personnes, y compris chez les garçons, plus tolérants. Je ne sais pas si Esther est un personnage générationnel, mais c’est un film de femme metteure en scène qui dit : on va arrêter ce délire d’attendre en haut d’une tour – parce qu’on n’attend rien du tout en fait. Par contre, le parcours pour arriver à soi-même est très long, et ça n’a rien à voir avec le fait de rencontrer des hommes qui nous sauveraient.

Tu parlais de films de coming of age, as-tu vu ou revu des films auxquels tu voulais répondre à travers ce long métrage ? Soit que tu voulais les compléter, les nuancer, les déplacer, ou carrément les contredire ?

Pas consciemment. En ce moment c’est très drôle car on est dans une période de sortie / non-sortie du film, qui fait que je suis très liée à De l’or pour les chiens, et à la fois c’est déjà un peu passé. Je crois que c’est en ce moment que je me rends compte de liens avec certains films, surtout que là je suis dans un programme où tous les soirs je revois un film, et je prends ainsi conscience de liens existants. Par exemple, je me souvenais avoir été très en colère quand j’avais vu Nymphomaniac, ne serait-ce que par le titre, et puis le traitement, la question même de la nymphomanie. Et j’ai vu Breaking the waves il y a trois jours, et je ne m’en remets pas, parce que je me sens très liée au personnage de la fille, et que je me dis qu’Esther a elle aussi quelque chose très lié à ce personnage-là. Plus que ça encore, j’ai l’impression que dans Breaking the waves, il y a une sorte de mélange de mes deux personnages féminins. C’est après coup que je vis un dialogue avec ce film.

Je pense donc qu’il y a une réponse que j’ai voulu formuler, c’est que je ne supporte plus que des films comme La vie d’Adèle ou Mektoub my love soient considérés comme des films sur la jeunesse, et sur la sexualité de jeunes gens. Je ne supporte plus ce regard, je trouve qu’il est temps d’avoir une discussion esthé-éthique sur la mise en danger des comédiens, et sur comment on écrit une histoire. Écrire un scénario ce n’est pas être tout puissant, et mettre en scène non plus. Dans De l’or, je me suis beaucoup dit que je voulais mettre en place une sorte de contrat avec ma comédienne sur comment on allait faire les choses, ce que ça allait impliquer, comment j’allais être à l’écoute d’elle sur les sujets qu’on abordait. Je crois très fortement que la fabrication d’un film – comment se fabrique un film –  se voit dans un film. Que ce soit La vie d’Adèle ou Nymphomaniac, je ne suis pas du tout à l’aise avec cette perversité. J’ai essayé de mettre en place des méthodes, en particulier pour les scènes de sexe, avec ma comédienne, mes comédiens, sur comment on allait faire, ce qu’ils allaient accepter de faire. On a fait des listes, on les a relistées trois fois.

Par exemple, j’ai mis des années à m’autoriser à tourner une scène de sexe parce que je voulais me dire que j’avais les épaules pour, que je ne faisais pas juste de l’expérimentation. Je suis très intéressée par la question de comment on a dissocié l’acteur, et l’actrice en particulier, de l’humain, comment, sous prétexte de cinéma, on a autorisé des trucs fous qu’on n’autoriserait dans aucun autre rapport de travail. Il y a des moyens de mettre en place des choses tout autour de la sexualité au cinéma, pour protéger les comédiens, et particulièrement les comédiennes, parce que c’est presque tout le temps les comédiennes qui, comme dans la vie, sont en danger. Ce principe a été un des piliers de la conception du film parce qu’on est dans la frontalité pour cette première séquence, mais on est aussi dans la frontalité pour la séquence de viol, et on ne s’approche pas, on ne s’éloigne, on ne découpe pas, on ne vient pas regarder de plus près, car ce n’est pas ce que j’essaye de raconter. On est beaucoup à penser que ce serait bien que des femmes parlent de la sexualité des femmes, parce qu’on a peut-être des choses à dire aussi.

Il y a des liens symboliques forts dans le film. L’or pour les chiens, c’est l’or des cheveux d’Esther, c’est le jaune-soleil de ses accessoires ou la décoration de son studio, et ces liens sont renforcés par les mots mêmes d’Esther, quand elle parle d’étoile pour dire l’étymologie de son prénom, ou quand elle parle de lumière dorée et de sable doré, dans son journal et sa lettre à Jean. Mais le symbole de cet or n’est pas pour autant élucidé, il demeure mystérieux. Il faut dire qu’à l’or de la lumière vient s’associer le bleu de l’océan, de son maillot de bain, des perles de son collier, le bleu de la lumière projetée sur son visage quand elle se met à danser seule dans la nuit. Comment as-tu pensé les couleurs et le montage de ces couleurs pour creuser un symbolisme qui ne soit pas arrêté, fixé de manière explicite, mais un symbolisme ouvert ?

On allait imaginer une trajectoire où ce petit personnage très coloré, qui porte tout le soleil du Sud, irait vers le dépouillement et l’austérité

Dès que la structure du scénario a été en place, j’ai su que la règle du jeu ce serait de se dépouiller des couleurs, pour n’en maintenir que de tous petits indices. Dans la dernière partie du film, on n’a que de tous petits indices de ce qui reste d’Esther : effectivement, son collier, un bout de sa robe, des taches de couleurs qui nous rattachent à elle. Quand, au tout début du film, on est sur quelque chose de plus simple, et peut-être vulgaire, en tout cas dans un rapport aux couleurs fortes, au soleil, à des espaces où il y a de la nudité, des corps jeunes et donc colorés. Ça m’amusait beaucoup de me dire qu’on allait imaginer une trajectoire où ce petit personnage très coloré, qui porte tout le soleil du Sud, irait vers le dépouillement et l’austérité. Je pense que ça conjugue deux pans de mon esthétique, entre lesquels je n’arrive jamais à trancher. C’était comment retirer à Esther tous ses atours d’Esther, et comment on la retrouve quand même à la fin du film : c’est Esther, ça reste Esther, ça passe à ce moment par des choses qui sont plus petites. Cela pourrait être une sorte d’allégorie sur comment on se dépouille progressivement pour devenir soi, comment on s’allège, comment ce personnage s’allège de tout un tas d’artifices, sans être dans l’ascèse. Je crois que c’était très intéressant pour moi de me dire qu’on allait commencer par un film qui serait très coloré, pour finir par un film qui serait presque en noir et blanc. Comment on trafique ça, comment on amène le spectateur vers cette sorte d’austérité, comment on passe le contrat. Ce n’est pas simple sur la structure d’admettre des parties si classiquement opposées. Ce qui recoupe ta question sur la marche : Esther, en marchant autant, elle nous permet d’atteindre certains espaces. C’est que le changement de cap n’est pas si évident. C’est parce qu’on marche avec elle qu’on admet qu’elle aille jusque-là dans le film.

Et pour parler de la diversité des paysages qu’elle traverse : les Landes, c’est aussi bien la plage aux dunes et les couchers de soleil sur l’océan que les bords de la départementale, les pylônes électriques, et les terrains vagues aux abords des gares. De même que Paris, c’est aussi bien la symétrie du Pont Neuf que les façades hétéroclites de Belleville. Avais-tu une idée précise de ces ruptures géographiques, pour chacune des séquences, au moment du scénario ? Ou cela s’est affiné au montage?

Pour être transparente là-dessus, il faut que je dise que je suis monomaniaque. J’écris pour des lieux qui existent. C’est peut-être un manque d’imagination terrible mais j’écris en fonction de lieux que j’ai envie de traverser. Sur le tournage, il y a des choses concrètes qui nous déplacent de là où l’on s’était imaginé être. On se met à la recherche de quelque chose d’autre, mais ça va ressembler de très près à ce à quoi ça devait ressembler au départ. Belleville a toujours été Belleville, et c’est mon Paris, le Paris que je connais le mieux, sachant que je ne connais pas trop Paris. J’avais un intérêt à lui faire traverser Paris. Esther, quand elle arrive à Paris, se trouve en bas de la tour Montparnasse, et ce n’est déjà pas très joli, et puis elle traverse cette carte postale, elle se dit que c’est beau, que ça va être ça Paris, et finalement c’est Belleville. C’est le Paris que j’aime et qui m’intéresse. Pour le Sud, le terrain vague tout tagué est une route que je traverse depuis des dizaines d’années, et je me suis dit que je tournerais là à un moment. J’avais pris la géolocalisation il y a des années de ça, donc j’ai écrit pour cet endroit. Pour le monastère, c’est un rapport encore un peu particulier, parce qu’à l’écriture, au tout début du scénario, j’ai fait une retraite dans un monastère à Paris, ce que je n’avais jamais fait et qui était une découverte folle. J’ai vraiment écrit pour ce monastère-là et, évidemment ce n’est pas dans ce monastère qu’on tourne, et donc ça, ça a été difficile parce qu’il a fallu admettre que l’organisation ne serait pas exactement la même. Mais tous les codes couleurs, le rapport à l’espace, la déambulation, l’organisation du réfectoire et comment ça se déroule dans le réfectoire, c’est documentaire, c’est purement documentaire. Ça part d’observations d’un lieu qui existe.

De toutes les musiques que l’on entend avec Esther, il y en a deux qu’elle met, qu’elle choisit. Les deux sont de la musique électronique, l’une dans la voiture, plus pop, plus acidulée, et l’autre, dans le bar, carrément hypnotique. Comment ces deux musiques-là se sont-elles imposées à toi ? et est-ce que tu voulais qu’elles se détachent des autres morceaux ?

La musique de la danse est un choix que j’ai fait au tournage. Il a fallu décider en amont ce que ça allait être, et je voulais que ce soit très envoûtant, très magique, qu’on puisse aller avec elle dans quelque chose de planant, et d’assez abstrait. Et jusqu’au moment du tournage, je n’étais pas sûre que c’était le bon choix, j’avais peur. On a tourné cette séquence, et ça s’est imposé très fort. Je voulais que la comédienne puisse danser sur la musique réelle, et puis parce que j’aime beaucoup comment Tallulah danse, et que je ne voulais pas essayer de calquer des trucs qui ne fonctionneraient qu’à peu près. C’est quelque chose que je voulais donner au personnage : peut-être qu’elle n’est pas tout à fait ce qu’on aurait pensé qu’elle était. Finalement, elle nous est très secrète jusqu’au bout, et cette danse tenait à cette idée d’accéder à des petites choses d’elle, des petits éléments de réponse sur son intériorité.

Pour la séquence de voiture, c’est une musique qui a beaucoup compté pour moi dans ma vie, et qui me raconte de très belles choses. On l’a essayé au montage, je l’avais pas du tout écrite pour cette séquence, et ça a marché très fort. Le côté vulgaire des paroles marchait très fort. Je me dis qu’Esther, je ne sais pas si elle comprend, je ne sais pas si elle parle anglais, mais pour ceux qui parlent anglais et regardent le film, c’est touchant. C’est une musique qui raconte bien un rapport presque spirituel à la sexualité. Un rapport total, de désir, qui vient transcender quelque chose de très vulgaire. Parce qu’effectivement la musique est très pop, c’est très simple, les paroles sont simples, mais finalement elles racontent quelque chose qui dépasse sa propre musique. Et j’aimais bien ce que ça disait du personnage.

Et ces autres musiques, les musiques qu’elle entend mais qu’elle n’a pas choisies, par exemple le zouk chez le glacier, les chants religieux au couvent, toutes ces musiques imposées par les autres, est-ce qu’elle ne les subit pas ?

J’ai envie de répondre ce qu’elle elle répondrait, à savoir qu’elle ne juge pas. Je pense que ce n’est pas son choix, et que ce n’est pas grave. Mais effectivement ça ne vient pas d’elle. Le zouk chez le glacier, c’est le choix des filles pas très sympathiques derrière.

Au couvent, il y a une scène qui est particulièrement saisissante. Une scène de prière. Je me suis dit que j’avais rarement assisté à une scène aussi pleinement silencieuse. Comment fabrique-t-on ce silence-là ?

Qu’est-ce qui fait le silence ? Le craquement du bois au loin, un tout petit peu de la ville

C’est un enjeu de raconter un espace comme celui-là. Venir dans un lieu comme ça, un monastère, quasi en silence, dans un espace en non-mixité, dans un espace à ce point retiré du monde, et retiré même d’une époque. C’est difficile. Tout en en faisant un territoire de fiction, sans être trop documentaire, parce que c’est tentant. Le souvenir que j’ai de ma retraite c’est que tout faisait image, c’était très impressionnant. Chaque truc que je regardais j’aurais pu rester des heures, c’est quand même très saisissant ce type d’espace. J’avais envie aussi, à travers ce groupe-là, de faire des portraits de femmes, et puis des portraits de femmes qu’on ne voit peut-être pas beaucoup. Elles sont toutes différentes, et puis ce sont presque des nature-morte, ce sont des portraits, elles s’immobilisent, c’est presque de la peinture, elles ne bougent pas, elles ne parlent pas. On est donc venu travailler au son, on a utilisé ces portraits, et on s’est dit qu’on allait construire le silence. Au montage son et au mix, on se pose la question : qu’est-ce qui fait le silence ? Le craquement du bois au loin, un tout petit peu de la ville. C’est un sujet dans la partie du monastère : comment et quand on fait exister la ville ? On est dans la ville mais en même temps, on est dans quelque chose de plus spirituel, donc à quel moment cela réapparaît ? Sur cette partie-là, ça a vraiment été du dosage, tout petit bout par tout petit bout. Est-ce qu’il y a un oiseau, est-ce qu’il y a un craquement un bois ? On entend le chapelet d’une des femmes. C’était passionnant pour moi de bosser au son avec Geoffroy et Victor sur toute cette partie-là, c’était très riche. Parce que, effectivement, on a réfléchi en négatif. La première partie du film c’est comment on va combler, comment ce monde est rempli de sons, et puis ensuite c’est comment on enlève, comment on retire.

Tu disais qu’elle se défait tout au long du film de choses qu’elle laisse derrière elle. Elle laisse aussi des lieux derrière elle, et ces lieux qu’elle laisse, son studio au bord de l’océan, sa chambre dans le couvent, et le couvent tout entier, ça donne, en fin de séquence, des plans fixes sur des espaces qui sont soudainement vides. C’est très simple et en même temps une sorte de bouffée vertigineuse émane de ces plans.

Quand on a découpé le film, on savait qu’elle quitterait son studio exactement de la même manière qu’elle quitterait cette chambre. C’est le même plan transposé, l’encadrement de la porte, on savait que ce serait une symétrie. Et quand on a tourné son départ du monastère, on était tous très émus sur le plateau. C’était à la fin du tournage au monastère, il ne nous restait que la partie à Paris à tourner. On avait passé deux semaines dans ce lieu très particulier, qui est un lieu à l’abandon. On a retapé une partie du lieu, mais c’était que pour eux, et toute l’équipe a cru voir des fantômes durant les nuits, c’était un endroit un peu fou. Quand on a tourné ce plan d’Esther qui quitte sa chambre, on a été aussi ému que potentiellement le personnage à la fermeture de cette porte. On a eu foi en l’effet que ça aurait sur le spectateur. Dans un film qui est un film-portrait, qui est aussi un film sur les espaces, c’est donner de l’importance aux lieux en tant que personnages. On quitte le lieu, et puis après on quitte le personnage. J’ai un rapport un peu mystique aux lieux, à la plupart des lieux.

Après cette première expérience de long métrage, où en es-tu de ta préférence en matière de format ? Voudrais-tu idéalement continuer à creuser les deux sillons du court et du long, ou te concentrer sur l’un d’entre eux ?

J’ai très envie de refaire un long. D’avoir fait la Fémis, 4 années, plus ou moins abouties, de court-métrage, ça a confirmé que le long est un espace de réflexion qui est bien plus dense en fait. C’est assez frustrant du point de vue de la fiction, à quel point il faut réduire le discours, et à quel point un court-métrage doit être efficace – et l’efficacité c’est vraiment un mot qui est lié au court-métrage, là où dans le long, on peut s’autoriser des recherches. Dans mes courts, je tentais certes des choses qui pouvaient m’être reprochées par l’école, et j’avais bien conscience que j’allais perdre des gens en cours de route, mais j’étais à l’école, et c’était fait pour expérimenter, et je savais que c’était quelque chose que je retrouverais, la digression, le rapport à la digression. Mais le long-métrage, dans le pacte qu’il établit avec le spectateur, il permet plus de dire attends, on va prendre 5 minutes pour faire un peu autre chose, ça va être un peu bizarre mais on va quand même le faire. Ça m’excite beaucoup. Refaire un court, pourquoi pas, si le sujet s’y prête mieux. Je co-écris, je suis scénariste pour des réalisateurs, et je prends un plaisir fou à développer un sujet sur une longueur. Il y a aussi un truc du marathon dans le tournage du long-métrage. On l’a fait avec un très petit budget, donc c’était vraiment hardcore, mais c’était très plaisant d’avoir cet espace-là. La série m’intéresserait aussi, pour l’espace sur le personnage, le fait de pouvoir aller creuser des personnages.

  • De l’or pour les chiens, un film d’Anna Cazenave Cambet, avec Tallulah Cassavetti, Ana Neborac, Corentin Fila