© Frederic Iovino

Pour continuer notre dossier sur les rapports entre théâtre et musique, nous abordons aujourd’hui l’immense travail de Joris Lacoste, déjà évoqué pour son spectacle Parlement. Ce 17 juin, à l’occasion d’un festival d’automne reporté en été, au Nouveau Théâtre de Montreuil, nous avons assisté à la Suite n°3, composée avec Pierre-Yves Macé, une expérimentation effrayante des effets de la parole sur nos corps.

Une « suite », c’est un groupement de choses, de nombres, ou de personnes qui se suivent. Une suite d’œuvres désigne un ensemble se rapportant au même sujet. En musique c’est une composition à plusieurs mouvements. Les « suites lyriques » sont des extraits de pièces arrangées pour orchestre. Les « suites chorales » peuvent désigner une série de spectacles réalisés, entre autres, par Joris Lacoste et Pierre-Yves Macé, qui ont de la suite dans les idées. Le metteur en scène et le compositeur ont œuvré ensemble à la réalisation de 4 pièces à partir de paroles glanées dans toute l’Europe. « Europe » était le sous-titre initial de cette « suite n°3 » qui fait partie du projet global de L’Encyclopédie de la parole, consistant à recueillir, classer et étudier une multitude d’enregistrements vocaux.

De la musique scientifique

L’Encyclopédie de la parole, c’est tout un algorithme.

L’Encyclopédie de la parole, c’est tout un algorithme. Les 90 minutes du spectacle auxquelles nous avons assisté ne constituent que la partie émergée d’un iceberg qui se construit depuis bientôt 14 ans. Il s’agit d’un pharaonique projet de recherche, permis par la démocratisation de l’enregistreur, de l’enregistrement, et par la foultitude de captation sonores disponibles numériquement. L’étude consiste à établir en équipe une collection d’enregistrements de paroles. Ces documents sonores sont recueillis à travers le monde entier, peu importe la langue. Les sons sont ensuite classés suivant leurs propriétés formelles, et non sémantiques. Pour segmenter la diversité des parlers, l’équipe regroupe chaque parole en fonction de sa cadence, de sa mélodie, de ses emphases, et bien d’autres critères. Le slogan « nous sommes tous des experts de la parole » dévoile bien la philosophie du projet : chacun des bruits sortant d’une bouche, en tant qu’agent participant au développement de l’oralité, porte un intérêt. L’ensemble de plus de 1000 documents forme une base de données, présentée sur un très élégant site internet (https://encyclopediedelaparole.org/), qui sert de corpus de départ pour réaliser des « pièces », c’est-à-dire des rendus de cette recherche. Bref, le spectacle est autant composé de suites musicales que de suites mathématiques.

Du bruit, de la fureur

La parole, est-ce du bruit ou de la musique ?

Cette logique de classement formel donne à la parole les propriétés de la musique. Au-delà de la représentation, un précieux savoir sur le dire s’exprime. Peut-on chanter le dire et parler le chant ? Où est le parlé, où est le chanté ? La parole, est-ce du bruit ou de la musique ? Autant de questions que pose la série des « suites chorales », dont le principe est d’adapter musicalement du langage parlé. Cela est d’abord passé, pour le compositeur Pierre-Yves Macé, qui a écrit une thèse sur le document sonore et l’archive, par une transcription en langage musical des enregistrements. Ce rapport au document change le travail des interprètes. Pour la soprano Bianca Iannuzzi et le baryton Laurent Deleuil, le but est de glisser son interprétation dans l’imitation de l’enregistrement, pour faire transiter la parole vers le chant.

© Frederic Iovino

De fait, le spectacle navigue entre les genres : assiste-t-on a une pièce de théâtre, à un concert, ou à du théâtre musical ? Semblable à un opéra, la représentation est structurée par des airs, qui s’additionnent les uns aux autres, avec des enchaînements parfois fluides mais souvent abrupts, qui se jouent des contrastes mélodiques entre les légers trilles d’une consommatrice sur youtube et les prêches monocordes d’un moine. Sur scène, la musique d’un piano à queue manipulé par Denis Chouillet, sur un plateau entouré de lourds rideaux blanc cassé dans une atmosphère feutrée, donne l’impression très chic d’assister à un petit concert privé de musique de chambre.

La particularité de ce concert – là est tout le charme du travail de Pierre-Yves Macé – est qu’il s’accommode des dissonances, puisqu’il intègre pleinement le bruit dans sa composition. Ainsi nous voyons renaître la beauté des pianos préparés de John Cage (des pianos dont le son est altéré par des objets placés sur les cordes), nous entendons parfois de simples bruits blancs envahir la salle, ou nous sommes saisis par la puissance d’un cri  d’homme arrêté par la police qui résonne fortement avec la mort de Georg Floyd. Mais qu’importe le signifiant, le passage d’un extrait à un autre ne fait pas forcément sens, puisqu’il n’y a pas de narration, le compositeur propose « de la musique avant toute chose », comme aurait dit Verlaine.

Et là, c’est la gêne

Au fur et à mesure de la représentation, le spectateur se crispe, ses dents grincent, ses mains deviennent moites.

Au fur et à mesure de la représentation, le spectateur se crispe, ses dents grincent, ses mains deviennent moites. En effet, cette « suite » s’intéresse particulièrement aux effets que font les paroles sur nous. Les Diderot et d’Alembert du blabla ont choisi avec malice des paroles, non pas uniquement pour leur aspect formel, mais surtout pour leur effet gênant. S’enchaîne une série de discours particulièrement désagréables à entendre pour diverses raisons.

© Frederic Iovino

Certains convoquent directement nos neurones-miroirs, comme lorsque le baryton, reprend le récit (très) détaillé d’un homme qui s’est coupé la main. D’autres relaient des paroles qu’on n’a pas vraiment envie d’écouter : des propos xénophobes, putophobes, discriminants… De révoltants passages offrent une critique tangible des démocraties, par exemple, lorsqu’à Athènes, en 2013, le président du parlement du pays fait passer un grand nombre de lois approuvées par 3 députés en salle, contre lesquels s’insurge la soprano. Les sensations du spectateur oscillent entre sourire aux lèvres et fourmillement dans le ventre face à un portrait glaçant des politiques européennes.

C’est cet entrechoc des signifiants qui crée la beauté froide de cette recherche se jouant des limites du dicible.

Pour adapter ces « mauvaises langues », ces paroles désagréables, le metteur en scène a trouvé une distance adéquate à chaque propos, par l’intermédiaire du pianiste. La musique donne parfois une teinte ironique à un tutoriel luxembourgeois d’évasion fiscale joué sur l’air d’une valse, parfois elle dramatise (et esthétise) un son en transformant en un lamento la plainte d’une mendiante pour boire de l’eau. À cela s’ajoute de très subtils mouvements chorégraphiés par Lenio Kaklea, qui apportent aux paroles une densité spatiale permettant au spectateur de déployer son imaginaire. À chaque enregistrement, sa solution. Le piano souligne le rythme, trouve une mélodie, s’inscrit en contretemps, joue des dissonances… Il confronte le sens du discours aux sensations de la musique pour appuyer des décalages parfois hilarants et souvent déstabilisants. C’est cet entrechoc des signifiants qui crée la beauté froide de cette recherche se jouant des limites du dicible.

Pour suivre l’actualité de l’Encyclopédie de la parole : https://encyclopediedelaparole.org/fr