En ce début du mois d’août, une jeune chercheuse en littérature allemande de l’université Paris IV Sorbonne souhaitant rester anonyme a transmis à notre comité de direction un manuscrit inachevé de Bertolt Brecht retrouvé au fond d’une malle de la bibliothèque Hans-Eisler de Berlin. Nous sommes fiers d’en retranscrire ici en exclusivité les premières pages fraîchement traduites.

Un garage dans une banlieue non définie. Hiver. Un homme se chauffe auprès d’un feu allumé dans un tonneau en métal.

LE PASSEUR, chantonnant entre ses dents

Je suis le chat noir des enfers
Craignez ma pique, craignez mes armes,
Je suis…

Il s’interrompt d’un coup et tend l’oreille.Le garage est plongé dans la pénombre.

LE PASSEUR – Qui va là ?

Il va faire quelques pas dans l’ombre et revient à son poste.

LE PASSEUR – N’ayez crainte, m’sieurs-dames, je vous ai bien vus. Mais ce n’est pas vous que je cherche. (Il se tourne vers le public.) Je ne vous force pas à rester. Les acteurs sont en train de s’habiller. Je suis encore Josip, c’est le nom que m’a donné ma mère – Dieu la bénisse –, c’est aussi celui que me donne ma femme quand j’éteins la lumière le soir. Mais dans quelques instants tout sera différent. Un homme va rentrer par cette porte, appelons-le Gricha, il aura l’air désespéré. Tout le monde ici est désespéré depuis que le haut mal est venu. Au début on soignait les malades, maintenant c’est devenu une honte : on les cache dans les greniers. Si les dragons de l’empereur découvrent qu’il y a un malade, on brûle la maison avec tous ses meubles, et la famille doit déménager dans le quartier des contaminés. Gricha avait cinq ans quand le haut mal est arrivé, maintenant il en a vingt, c’est un jeune homme vigoureux et sain, une plante qu’on garde sous serre et qu’on empêche de grandir. (Il tend l’oreille, se tourne vers la coulisse.) Je l’entends qui vient. Josip vous dit à tout à l’heure. (Il regagne sa place auprès du tonneau.) Notre histoire se passe à Pristonié, c’est-à-dire n’importe où, dans une petite ville tranquille, quelque part chez les humains. Entre Gricha !

GRICHA, entrant en trombe – Paix sur ton âme, Starets.

LE PASSEUR – Grichenka daigne payer une visite. C’est trop aimable, ohimé, trop aimable, petit voyou qui néglige ses amis.

GRICHA – Épargne-moi, grand-père, l’affaire est trop urgente. Je dois rentrer au palais ce soir.

LE PASSEUR – Et pour quoi faire, mon oisillon ?

GRICHA – Ça ne te regarde pas.

LE PASSEUR – Et comment ! Je sais bien que ce n’est pas par courtoisie que tu es venu. Tu as besoin de quelque chose.

GRICHA – Sans ça, je n’aurais pas pris le risque de te voir.

LE PASSEUR – Tu parles comme l’empereur. Lave-toi la bouche, petit ingrat. Tu sais bien que le haut mal ne pourra pas passer par moi. J’ai la croûte trop dure. C’est un mal pour les urbains qui n’écoutent plus la sève des arbres et salissent le sol. Mais pour ta requête, je te dis non tout droit.

GRICHA – Starets, tu ne peux pas me le refuser.

LE PASSEUR – J’en ai déjà fait trois la semaine dernière. C’est trop dangereux. Et pourquoi entrer au palais ?

GRICHA – Tu en fais pour des inconnus qui te graissent la patte et pas pour moi que tu connais depuis le berceau ? Tu sais très bien qu’on prépare l’action depuis un mois. Là-haut il y a le salut pour tout le quartier au moins. Vingt doses, d’après l’informateur. Mais j’ai besoin de ton aide pour y rentrer ce soir.

LE PASSEUR – Tu me feras tuer, ohimé. Je crains bien plus les dragons que cette toux du diable. Et ton père, il en pense quoi ?

GRICHA – Ne me parle pas de mon père. Il est d’un autre temps, il ne comprend pas que la liberté se conquiert par la force.

LE PASSEUR – Il connaît les hommes mieux que toi à force de les soigner.

GRICHA – Tu vas me le faire, oui ou non ? Tu veux qu’on m’emprisonne pour être entré par effraction ou tu veux bien me donner une chance de réussir ?

LE PASSEUR – Grichenka, c’est mal de menacer les anciens. Je vais te le faire, mais c’est la dernière fois. (Il écrit précautionneusement sur un papier, qu’il roule et scelle du sceau de sa bague.) Il est valable pour 24 heures. Ne le perds pas, il n’y a plus aucun pharmacien en ville.

GRICHA – Starets, tu me sauves la vie.

LE PASSEUR – Je crains que non. Sauve-toi.

Gricha l’embrasse sur le front et sort en courant.

LE PASSEUR, reprenant sa chanson –

Je suis le chat noir des enfers
Craignez ma pique, craignez mes armes,
Je suis l’envers du décor,
Bonnes gens hâtez-vous
La mort est parmi nous

Le passeur fait rouler son tonneau, et il est remplacé par une table de cuisine où une femme coupe des oignons. Gricha entre en courant et s’arrête tout net en la voyant.

LARA – Ohimé, c’est le petit Gricha qui va me faire couper un doigt.

GRICHA – Je ne serai pas là pour dîner, Lara, je sors.

LARA – Ah oui, et où ça ? L’auberge est ouverte ? Tu vas danser au bal ? Il est six heures, tu n’iras plus nulle part.

GRICHA – J’ai mon autorisation pour la ville haute. Les dragons me laisseront passer.

LARA – Ah ça ! Et où l’as-tu donc prise ? Le pharmacien a fermé boutique la semaine dernière, depuis qu’on a menacé sa petite fille parce que les résultats n’étaient pas bons. Il y avait des listes pour un mois, il a tout annulé. Et tu me dis que tu peux te promener le nez au vent ? Ça sent l’entourloupe, Grichenka, je n’aime pas ça.

GRICHA – Ne dis rien à mon père, je t’en supplie.

LARA – De pire en pire. Maintenant tu es obligé de parler.

GRICHA – Lara, j’ai trouvé le moyen de rentrer là-haut. Piotr est déjà dans la place depuis hier, tu le connais, il a des relations. Pour détourner les soupçons, il fallait que je rentre par la grande porte, propre comme un sou neuf au regard de la loi. Je connais l’endroit. Il y a vingt doses. Tout est organisé. Il y en aura pour toi aussi, ma bonne chère Lara, je te le jure.

LARA – Tu es un idiot et un irresponsable. Pourquoi risquer ta vie ? Les doses arriveront bientôt, ils nous les ont promises.

GRICHA – Et tu les crois encore ? Ça fait cinq ans que la ville haute a fermé ses portes et qu’ils vivent là-haut tout comme avant, avec des dîners, des bals, des fêtes dont on voit les lumières par-dessus les créneaux, pendant que nous crevons dans les bas quartiers, et tu crois encore qu’ils se soucient de nous ? Il n’y a plus d’autre solution maintenant, il faut entrer par la force. Je me fiche de tous les faux remèdes, je veux vivre. Vingt doses pour le quartier et on quitte la ville. J’en ai assez de me cacher, de ne voir personne, de vivre dans la peur d’avoir ma maison brûlée, dans la culpabilité, la rancœur, j’en ai assez d’avoir faim, et de porter la honte d’un père incapable de soigner ses malades !

La porte du fond s’ouvre et un homme fatigué s’avance, en s’essuyant les mains sur un torchon.
Gricha et Lara se figent. C’est le père.
Le silence s’installe.

DAVID – Tu as tout dit ?

GRICHA – Mon père, il faut me comprendre.

DAVID, doucement – Je te comprends, Gricha. Il n’y a pas de remède, il n’y a pas de doses. Mais il y a aussi la loi. Nous ne serions rien sans la loi. Je suis médecin de la ville basse, la Fortune en a voulu ainsi, et je soignerai le quartier tant que l’empereur l’aura décidé.

GRICHA – L’empereur est un puissant qui ne veut que sauver ses amis.

DAVID – Et toi, tu ne veux pas sauver tes amis ?

GRICHA – Ça n’a rien à voir !

DAVID – Non, car tu n’es que Gricha de la ville basse. Mais si tu étais l’empereur, ce serait différent. Malheureusement, Gricha n’écrit pas la loi.

GRICHA – La loi n’est pas toujours juste.

DAVID – Non. Mais moi, je suis médecin. Cela ne me regarde pas. As-tu fini ?

GRICHA – Mon père…

LARA – Sauve-toi, imbécile.

Gricha sort la tête basse. Lara regarde longuement le médecin.

LARA – Vous toussez, monsieur. Je vous ai entendu toute la nuit.

DAVID – Ton enveloppe est sur la table. Il y a ton salaire d’un mois, tu peux partir quand tu veux.

LARA – Taisez-vous. Le repas est prêt.