Présenté à Venise en 2019, Il Varco enchevêtre journaux intimes de militaires italiens et images d’archives du front russe, fabriquant ainsi de toute pièce le récit fictif d’un voyage élégiaque et immatériel, à travers les vestiges de la guerre et de la mémoire.

La première séquence d’Il Varco ressemble à s’y méprendre à un éveil – la vision y est encore en suspension, en cours douloureux de formation, tandis que des formes indécises et des silhouettes vaporeuses s’abiment dans une lumière aveuglante. Manière peut-être pour les deux réalisateurs, Michele Manzolini et Federico Ferrone, de signifier que le métrage sur le point de débuter attendait son spectateur depuis un moment pour enfin se mettre en mouvement et raviver un récit oublié, terrible flux d’images et de pensées hétéroclites, de langues étrangères et de souvenirs polymorphes.

Agrégeant des images d’archives familiales ou militaires, aux origines multiples, à une voix-off librement composée à partir des écrits de soldats italiens (dont Un Sergent dans la neige de l’écrivain Mario Rigoni Stern), embarqués dans la tristement célèbre opération Barbarossa, le film fait émerger de l’Histoire une fiction unique, à la fois universelle et intime, dans laquelle un soldat, sans nom ni visage, traverse une Europe en proie aux fantômes et aux flammes.

Il Varco se présente comme un long et presque ininterrompu travelling vers l’avant, une ligne du destin jamais linéaire, tracée par le rail, les ponts, les tunnels et les routes boueuses ou poussiéreuses qui mènent notre soldat de l’Italie fasciste aux bords de la Volga. Au rythme lancinant du chemin du fer, il raconte les odeurs et les paysages, les compagnons de voyage, la peur de la mort (celle que l’on donne et celle que l’on reçoit), les hommes et les femmes rencontrés, victimes et bourreaux confondus, dont les visages ramènent inévitablement dans ses pensées celui d’Isa, la fiancée restée au pays, figée dans l’expression insolente d’une éternelle jeunesse, pleine de promesses qui ne seront jamais tenues.

Chaque soubresaut, chaque halte menacent de le sortir du songe qui nous enveloppe. À mesure que les paysages se délabrent, que la pensée perd de sa force et de son incarnation, à mesure que l’on s’enfonce dans la guerre, les liens avec cette vie antérieure s’estompent presque complètement. Les landes inexplorées de la Crimée, balayées par le froid et le feu des obus, lui ouvrent la porte des Limbes, comme un passage à travers les âges.

Le montage d’Il Varco résiste jusqu’au bout à l’envie d’une trop grande perfection plastique

La justesse et la beauté d’Il Varco reposent toutes entières dans son montage, qui résiste jusqu’au bout à l’envie d’une trop grande perfection plastique, au désir d’une invraisemblable fluidité. Bien au contraire, à l’instar des archives rayées et abimées, les jointures de la pellicule sont marquées par l’effort et le travail. Quelque chose, ou plutôt quelqu’un, cherche, fouille, achoppe bien souvent, tombant sur tout autre chose que ce qu’il était venu y chercher. La collecte patiente de l’archive et l’introspection minutieuse de la mémoire se fondent alors dans la magie opératique du montage, équation à plusieurs inconnus où le regard du spectateur agit comme la pièce manquante, l’ultime réceptacle, le creuset dans lequel résonnera une dernière fois la voix des morts.

On assiste à l’inquiétant spectacle d’un débordement mémoriel, d’un trop-plein d’oubli, l’image-souvenir se muant en une nostalgique remémoration d’un futur encore non advenu, encore non résolu, mais déjà rongé par l’usure du temps : la Crimée d’hier laisse alors place au Donbass d’aujourd’hui. Devant les combattants séparatistes, les stèles commémoratives, les ruines coincées dans une étrange stase temporelle, la fiction se dévide et la mise en archives s’emplit d’un vertige – chaque jour, chaque événement étend notre dette envers ce passé qui ne veut pas passer. Il Varco, c’est-à-dire le passage, par le ressassement et la circulation de l’intime à travers le champ de ruines qu’est la mémoire collective, cherche obstinément un chemin au-delà du temps, au-delà des guerres : un chemin vers les Havres Gris.

  • Il Varco, un film de Federico Ferrone et Michele Manzolini, en salles le 1er septembre 2021.