(c) Adèle Thivillier

Ainsi passe la gloire du monde, dernière création du Groupe O présentée pour la première fois le 13 octobre au Théâtre 13, est certainement la pièce la plus à-propos que vous pourrez voir cette année. Sortie quelques jours après l’explosion du #metootheatre en France (bien qu’écrite en 2020 et ayant subi comme bien d’autres les aléas de la crise sanitaire), elle met en scène la complexité des rapports entre les genres aujourd’hui, d’un sexisme persistant, en particulier dans le monde du théâtre, à une masculinité en mal(e) de réinvention. Recette implacable d’un dialogue qui ne passe pas sur fond de non-représentation de Platonov de Tchekhov.

Femmes de théâtre, au théâtre, par le théâtre

Attendez-vous à un humour méta qui enverra régulièrement voler le quatrième mur. Ici, on s’adresse directement à vous, et on vous le fait savoir sans détours. Après une solitude prolongée, imposée par des confinements successifs, le public a semblé aussi sensible que moi à ce rapprochement – les rires étaient francs et généreux. Les sujets abordés ne sont pourtant pas toujours légers. Et pour cause, beaucoup sont autobiographiques. Le Groupe O, collectif fluctuant autour d’un noyau constitué de deux metteurses en scène, Lara Marcou (également actrice) et Marc Vittecoq, pratique l’écriture collective, notamment au moyen de l’exercice, de plus en plus répandu, de la rédaction de monologues intérieurs par les acteurices. Un moyen efficace d’obtenir du brut, de l’authentique. Et l’on est bien serviE.

Et si on inversait les rôles ?

Quand les actrices parlent de ce qu’elles connaissent, c’est évidemment les coulisses du monde du théâtre qui s’ouvrent à nous. Or, comme doit le savoir toute personne ayant un peu suivi l’actualité de cette semaine, celles-ci ne sont pas très roses – et pas seulement en termes de statistiques paritaires. Sur scène, on s’écharpe devant nos yeux entre partisanEs d’un « rafraîchissement » des classiques et partisans de la fidélité au « texte sacré », dont il s’agit de rendre l’esprit, si sexiste soit-il. Les femmes ne jouent que des rôles de bonnes épouses soumises ou d’amantes à prendre de gré ou de force ? Quel est le problème, puisque tels sont les livres ? Et si, pourtant, on inversait les rôles ?

De son côté, l’actrice Lilla Sárosdi, qui, malgré le talent indéniable de ses collègues, crève le rideau à chaque apparition, dénonce avec courage le metteur en scène qui fut son agresseur alors qu’elle avait 17 ans. Elle raconte aussi les réactions décevantes de son entourage professionnel lorsque, des années plus tard, elle trouva la force d’en parler. Un récit intime qui sublime par l’art la technique militante du call out popularisée par le mouvement #MeToo.

(c) Adèle Thivillier

Alors, femmes comme objet de désir, censées exciter le génie du metteur en scène, femmes-actrices convoitables dont le corps appartient aux hommes, femmes-personnages dont l’existence se réduit à ce qu’elles inspirent aux hommes, femmes toujours perçues avant tout comme femmes dans un milieu encore très dominé par les hommes – tel est le panorama de la scène qui nous est offert sur scène par des gens de la scène. On comprend bien, dès lors, l’impérieux titre de la Tribune publiée le jour même de la première dans Libération : « #MeTooThéâtre : après la libération de la parole, l’urgence des actes ».

Et les hommes, dans tout ça ?!

Un thème difficile à traiter : celui de la place des hommes blancs cis et hétérosexuels dans une société post #MeToo.

Pas de panique. Aussi mixte à la mise en scène qu’au jeu, la troupe ne se contente pas du seul point de vue des femmes et aborde un thème difficile à traiter : celui de la place des hommes blancs cis et  hétérosexuels dans une société post #MeToo. Thème difficile, car il est rare de le voir abordé sans sombrer dans la caricature ou la fausse victimisation. Il faut pourtant saluer la finesse du propos aussi bien que l’esthétique qui l’introduit, et dont je ne veux pas gâcher la surprise. Je dirai seulement que les amateurices de surréalisme en prendront plein les yeux.

Pour une fois, ce n’est donc pas de la peur de fausses accusations dont parleront les hommes, ou de « on ne peut plus draguer / on ne peut plus rien dire » ou encore de galanterie, tant de sujets qui peuvent légitimement faire lever les yeux au ciel. Le texte ne sera pas une réécriture ou une réinterprétation de Platonov, dont le titre original se traduit par Le fait social de ne pas avoir de père, et dont Lara Marcou m’a expliqué qu’après de longues recherches, elle n’y a vu l’absence de père nulle part, mais le connard partout. On parlera plutôt dans Ainsi passe la gloire du monde d’un sentiment de culpabilité généralisé, de l’héritage d’une éducation défaillante, d’un difficile rapport au désir, au fantasme, à l’impuissance qui en découle, et qui se confond de manière tourbillonnaire à la peur du temps qui passe, ce temps qui comme le titre de la pièce fait penser à la mort. Le tout sur fond de musique rock tantôt oppressante, tantôt nostalgique, tantôt entraînante et libératrice.

Être puissants ensemble : une approche philosophique de la résolution

Il faut chercher, ensemble, le moyen d’être « puissants ensemble », en renversant non pas les rapports, mais les logiques de domination.

Face au constant de l’impasse que constituent les rapports entre les genres ainsi décrits, point de naïveté, ni de défaitisme : la pièce montre toute la colère héritée de millénaires d’oppressions sexistes, des micros-violences du quotidien aux agressions dont le nombre nous montre chaque jour un peu plus qu’il ne s’agit pas seulement de drames personnels, mais d’un fait social qui doit être combattu. Cette colère, ce désir de vengeance, les auteurices invitent les hommes à les comprendre, à les accueillir avec patience. C’est finalement dans une magnifique scène d’aveu de faiblesse qu’apparaît la naissance d’une solution,

(c) Adèle Thivillier

inspirée par Spinoza : il faut chercher, ensemble, le moyen d’être « puissants ensemble », en renversant non pas les rapports, mais les logiques de domination. Une philosophie dont le Groupe O donne un bel exemple par cette création qui ne pouvait qu’être collective pour être ainsi puissante, et dont le point d’orgue est un chant rauque à la voix venue du fond des tripes, mêlant deux cris peut-être pas encore réconciliés, mais s’empuissantant mutuellement – ensemble.

  • Ainsi passe la gloire du monde, mis en scène par Lara Marcou et Marc Vittecoq / Le Groupe O, au Théâtre 13 jusqu’au 17 octobre.
  • En tournée en France : l’Arc – le Creusot (21/10) ; le Préau – Vire (09/12) ; Théâtre de Vanves (21/01) ; Le Chai du Terral – St Jean de Védas (25/01) ; Théâtre Albarède – Ganges (28/01)