(c) Jean-Louis Fernandez

Au Nouveau Théâtre de Montreuil, et après plusieurs reports covidiens, la pièce musicale d’Alice Laloy voit enfin le jour. Dans un monde à l’agonie, le Death Breath Orchestra nous confie ses derniers souffles, et tente de sauver ce qui peut encore l’être.

Après la catastrophe

(c) Jean-Louis Fernandez

Dans un décor de fin du monde, une fanfare s’est réfugiée dans un studio d’enregistrement abandonné, où les bâches et le plâtre masquent une désolation post-apocalyptique. On se croirait au milieu des tuyaux absurdes et des machines compliquées de Terry Gilliam dans Brazil, une modernité incompréhensible et inhumaine qui tient tantôt du monstre vivant et respirant, tantôt de la machine sans âme. Au milieu de ce désordre qui ne fait que craquer, souffler, siffler, cinq humains perdus s’évertuent à redonner du souffle – littéralement – à ce monde mourant. Sur cette trame se construit un spectacle muet, qui tient à la fois du clown, du spectacle musical et de la pièce à sketches, où dans une série de numéros les musiciens explorent tous les moyens possibles pour redonner du souffle, de l’air, de l’âme, de la vie. Flanqués de pantins construits à leur effigie, comme des doubles d’eux-mêmes déjà morts, ils se débattent avec l’énergie du désespoir pour jouer de la musique, valser avec leurs pantins et réparer les multiples accidents qui surviennent au plateau, habité par une machinerie très efficace.

Respirer ensemble

La fanfare nourrit le sentiment d’assister à une dernière parade, un dernier défilé pour l’humanité.

Impossible, évidemment, de ne pas voir dans cette lutte pour le dernier souffle une image presque trop concrète de notre situation de ces deux dernières années : l’enfermement dans un lieu où l’on étouffe, la peur de perdre le souffle, de manquer d’air dans tous les sens du terme, l’étouffement progressif de la vie et des liens avec l’extérieur. Le spectacle a pourtant été conçu avant la crise sanitaire, la preuve une fois de plus que cet étouffement était déjà dans l’air – politiquement, socialement, humainement… Il n’en est que ressenti plus crûment par le public, au point d’éprouver physiquement la même angoisse que les personnages qui dialoguent parfois sous forme de respirations hachées, construites en séquences rythmiques, et dont l’urgence m’a noué la poitrine. Le choix d’une fanfare est évidemment significatif :

(c) Jean-Louis Fernandez

les musiciens y donnent littéralement du souffle à leurs instruments pour leur permettre de parler, et ce langage est le seul qui leur soit accordé dans la pièce… Mais dans l’esthétique de la fanfare, autre chose se fait jour : le sentiment d’assister à une dernière parade, un dernier défilé pour l’humanité, envers et contre tout, en luttant avec la force des poumons contre les conduits d’aération menaçants qui soufflent parfois une fumée douteuse – tuyaux contre tuyaux, la dernière lutte ! On voit passer fugacement Nino Rota et les fanfares poétiques de Fellini, dernière danse de vie ou première danse de mort.

La vie gagne toujours

La respiration s’infiltre dans tous les pores du décor.

Le spectacle ne lésine pas pourtant sur l’humour de certaines situations, et l’esthétique de pièce à sketches y contribue largement. Les drames et les accidents ne durent pas longtemps, on leur trouve toujours des solutions aussi absurdes soient-elles, et on oublie parfois le cataclysme qui plane au-dessus de tout le spectacle jusqu’à ce qu’un autre pan du décor achève de s’effondrer. La respiration s’infiltre dans tous les pores du décor : on dirait que tout pourrait gonfler et se dégonfler, des bâches aux tuyaux, en passant par les pantins et les fenêtres en plastique tendu. Cet univers apparaît étrangement organique et animé, malgré l’angoisse du souffle qui s’éteint. La vie se dissémine ailleurs… Il faut saluer le beau travail d’animation des pantins, exécuté par les musiciens eux-mêmes, qui s’occupent de leur double au point de leur donner une présence troublante au plateau. Malgré le pessimisme ambiant, on en ressort donc pas complètement inquiet pour cette humanité qui trouve toujours le moyen de se réinventer pour s’adapter.

  • Death Breath Orchestra, écrit et mis en scène par Alice Laloy, au Nouveau Théâtre de Montreuil jusqu’au 24 octobre.