(c) Yannaï Plettener

En coop artistique tout le mois d’octobre à la Maison des Métallos, Gwenaël Morin fait théâtre de tout bois en reconvoquant les plus grands textes tragiques au service d’un théâtre vivant et ancré dans la cité. Retour sur une nuit blanche aux allures de rituel démocratique, un grand moment d’art et de politique à ne pas manquer.

En entrant dans la Maison des Métallos, portes grandes ouvertes, on croirait revenir quelques mois en arrière, au moment de l’occupation des théâtres du printemps dernier par les intermittents en colère : le hall du bâtiment – ancien haut lieu d’un syndicat de métallurgistes – s’orne en effet d’une multitude de banderoles où fleurissent en noir sur blanc, non des revendications politiques, mais des citations de tragédies, de Sophocle à Racine. C’est que, tout le mois d’octobre, en conséquence du mode atypique de programmation du lieu (chaque mois, les clés du théâtre sont données à un.e artiste différent.e), le metteur en scène Gwenaël Morin a investi la Maison des Métallos de la même manière que les intermittents avaient investi les lieux de culture : en en faisant un espace ouvert, un espace de parole et de démocratie en action. Fidèle au fil qu’il tisse depuis longtemps déjà dans le paysage théâtral français, il continue de donner forme à cette idée de « Théâtre Permanent » qui l’habite, notamment depuis 2009 et l’expérience des Laboratoires d’Aubervilliers. Au fond de celle-ci, la conviction que le théâtre n’est pas un monde séparé de la société, ni un miroir de celle-ci, mais qu’il est la société même, et qu’inversement la société elle-même est le théâtre. Un théâtre qui ne se joue donc pas dans des salles closes loin des rues, qui ne commence pas par trois coups et ne s’achève pas avec le « Rideau » qui clôt le texte. Non : le
théâtre de Gwenaël Morin n’a ni début ni fin, il est continuellement en action, en train de se faire et de nous faire, il se joue partout, sauf dans les salles, et tout le temps, du matin jusqu’au soir et du crépuscule à l’aurore. Et quoi de mieux, pour ce théâtre permanent et démocratique, que la tragédie ?

C’est à un théâtre vivant qu’on assiste, dont le but n’est pas une forme aboutie qui se figerait,
mais une actualisation constante de son sens par le seul pouvoir des mots, du geste et de la voix.

Ainsi c’est sous le signe des plus anciens textes de la tradition occidentale et des vers les plus marquants du théâtre français que l’on vient cet octobre à la Maison des métallos, mais pas seulement. Outre Andromaque à l’infini, où trois comédien.ne.s réinterprètent chaque soir le chef-d’œuvre de Racine sans artifice, et les tragédies grecques auxquelles nous avons assisté, Gwenaël Morin invite penseurs, philosophes et citoyen.ne.s à venir débattre toute la journée dans ses murs sur les sujets actuels de nos sociétés contemporaines : tout au long du mois il sera ainsi question d’égalité, d’adelphité, de migration, de corps politique, d’action collective, de ce que nous pouvons en commun. Le théâtre pensé comme espace de fondation du politique. Et, pour retrouver le sens brûlant du collectif, c’est Eschyle et Sophocle qui sont convoqués, notamment, tous les vendredis du mois, lors d’une nuit blanche – entièrement gratuite pour garantir son accès à toutes et tous – comme un rituel sacré autour des grandes figures tragiques.

(c) Pierre Grobois

La soirée commence par une répétition publique des Exilé.e.s, performance conçue d’après les Suppliantes d’Eschyle et interprétée par un chœur de 50 amateurs et amatrices. Disposé en cercle, texte dans une main, rameau d’olivier dans l’autre, accompagné d’un tambour et d’une simple flûte à bec, ce chœur on ne peut plus contemporain d’habitant.e.s de la cité de tous âges prend la parole avec force et conviction. Les 50 filles de Danaos fuient leurs 50 cousins qui veulent les marier de force, traversent la Méditerranée pour demander asile à la cité d’Argos : la pièce résonne puissamment avec la tragédie migratoire et la dénonciation des violences sexistes de ces dernières années. Au sein du cercle, tel un participant comme un autre, le metteur en scène accompagne son chœur sans interrompre la performance. En répétition toute la semaine, et même devant public, c’est à un théâtre vivant qu’on assiste, dont le but n’est pas une forme aboutie qui se figerait, mais une actualisation constante de son sens par le seul pouvoir des mots, du geste et de la voix.

La puissance du verbe antique se suffit à elle-même, réveille nos instincts politiques, insuffle en nous le sens de la communauté.

A la suite de cette performance, la Maison des métallos version G. Morin, loin de fermer ses portes et d’inviter chacun et chacune à regagner ses pénates, propose à toutes celles et ceux qui le souhaitent d’y passer la nuit, sur chaises longues et lit de camp, tandis qu’au coin du feu, le metteur en scène et ses comédien.ne.s lisent La Naissance de la tragédie, de Nietzsche. Manière de garder la braise ardente et de tenir le fil tragique jusqu’au lever du soleil, où on se déplace alors hors les murs, dans la ville endormie, pour assister, dans l’amphithéâtre du parc de Belleville tout proche, à une ou plusieurs tragédies, intégrale de trois pièces de Sophocle : Ajax, Antigone et Héraklès. Sous la pâleur du jour à peine naissant, on prend place sur les gradins de pierre, tel les citoyens de la cité dans l’Agora, ici au cœur d’un quartier historiquement populaire et cosmopolite de la capitale. Avec une troupe de jeunes comédiens et comédiennes issu.e.s du dispositif Adami, indifféremment du genre du rôle, sans costumes, avec une scénographie réduite à sa plus simple expression, un minimum d’accessoires, et la traduction aiguisée d’Irène Bonnaud, Gwenaël Morin réactive Sophocle comme s’il s’agissait d’un auteur contemporain. La seule puissance du verbe antique se suffit à elle-même, réveille nos instincts politiques, insuffle en nous le sens de la communauté. D’Eschyle à Sophocle, c’est le peuple souverain qui débat et nous inclut : on questionne la loi des Dieux face à celle des hommes, on observe la fragilité du pouvoir, on assiste à la naissance de sujets. On rit aussi, l’humour étant bien présent dans le tragique, comme manière de réunir public et interprètes en un seul corps politique. On s’émerveille du Soleil levant – char divin d’Hélios salué comme il se doit au début de chaque pièce –, et de la correspondance qui semble exister entre l’univers et ce qui se joue sur scène : à la mort d’Ajax ou à l’intervention prophétique de Tirésias répondent ainsi comme par enchantement les cris des corbeaux parisiens. 2500 ans après, Sophocle fait s’arrêter joggeurs, travailleurs et sans-abris. Un moment suspendu au milieu de l’accélération de la modernité. Un moment où réfléchir ensemble à la suite des choses. Gwenaël Morin fait vivre le théâtre, et à son appel, la société répond.

  • Nuit blanche tragédie – les vendredi 22 et 29 octobre à partir de 20h30
    Uneo uplusi eurs tragé dies (intégrale Sophocle) – les samedi 23 et 30 octobre à partir de 7h au parc de Belleville
    Ajax, Antigone et Héraklès également à voir séparément – jusqu’au 28 octobre
    Andromaque à l’infini – jusqu’au 28 octobre
    et débats, etc. à la Maison des métallos.