A propos de Deleuze / Hendrix

Qui ne peut parler de la danse, peut néanmoins parler des corps. Des corps dans leurs rapports de mouvements et repos. Des corps dans leurs célérités et leurs pauses ; leurs agencements binaires (couples équivoques et sexués) ou multiples (masses aux lenteurs pâles et fleurs de chairs diaboliques*) ; des corps dont les puissances varient. J’ignore tout de la danse, mais je sais quelque chose des corps. Et c’est des corps que je veux parler. Mais comme pour toute critique philosophique, le corps dont on parle n’est pas un corps, c’est un concept ; et le plancher de la scène, n’est pour moi qu’une feuille de papier. Le philosophe ne peut jamais qu’écrire des diagrammes, en espérant un jour les voir s’incarner. C’est pourquoi, plutôt que de simplement « critiquer » ou « donner mon avis », je veux tenter de dégager, à partir et grâce aux suggestions géniales de Preljocaj dans son Deleuze / Hendrix, quelques règles du jeu pour une chorégraphie du concept, dont l’œuvre de Preljocaj élabore les prolégomènes. Il faudrait envisager l’établissement théorique de ces règles sous l’horizon d’un retour, encore à venir, d’un art des multiplicités. Retour qui ne doit évidemment pas se limiter à la danse mais dont la chorégraphie sera, de toute évidence, un principe directeur. 

La danse des idées adéquates : Spinoza cause de Preljocaj ; Preljocaj cause de Spinoza

En deux mots, chez Preljocaj, on danse sur Hendrix, puis Deleuze commente Spinoza, tandis qu’on danse sur Spinoza ; alternativement. On va de la vitalité et du sexe à la méditation de la mort et, plus terrible encore, la méditation du mort-né. La construction des corps ne peut presque pas s’élever (les corps sont retenus par la gravité sur la scène et ne montent pas dans l’espace vide au-dessus de leur tête) ; la construction spéculative des concepts (individualité, éternité, parties extrinsèques, connaissance imaginaire et adéquate), elle, élabore et complète l’invisible où les corps ne dansent pas. L’enjeu est de faire conspirer le corps et le concept, par l’élément d’articulation dialectique de toute danse : le rythme (celui de Hendrix, celui de la voix deleuzienne).

C’est un dispositif ternaire : corps, concept, rythme. Le rythme confère devenir et mouvement ; les corps articulations, agrégations, adjonctions et scissions ; le concept redouble et réfléchit les corps et les rythmes dans une spéculation spinozienne sur l’expérience qu’ont les corps rythmés de leur partielle éternité. Le plan des corps est celui de la matière (parties extrinsèques agrégées), celui du rythme enveloppe la vie, et celui du concept, l’essence et l’éternité de celle-ci. C’est en cela que le dispositif ternaire se dédouble en : matière, vie, éternité. Et cette nouvelle tripartition rend possible une troisième : sexe, connaissance, mortalité.

Dans la danse, le corps-matière s’exprime d’abord sous forme de sexualité – ce que Deleuze détermine comme la dimension des « signes équivoques ».

Dans la danse, le corps-matière s’exprime d’abord sous forme de sexualité – ce que Deleuze détermine comme la dimension des « signes équivoques ». La sexualité pour Spinoza et Deleuze est le lieu de l’équivocité. Pourquoi ? Équivocité de quoi ? De la joie et de la tristesse, de l’amour et de la haine, de l’agressivité et de la tendresse. Un affect équivoque est ce que Spinoza appelle une « fluctuation de l’âme ». La sexualité est affect équivoque, est fluctuation : accouplement, rejet ; attraction, répulsion ; agression, caresse. C’est ce que Preljocaj nous montre au moment où Deleuze l’énonce. Mais de quoi la fluctuation est-elle fluctuation ? Fluctuation, on le voit, des affects. Et les affects, qu’est-ce que c’est ? une modification des rapports de mouvement et de repos qui constituent un être. Et par conséquent, la fluctuation est fluctuation de l’individualité que fonde, justement, la conservation d’un certain rapport entre mouvement et repos. L’individualité constitue un degré d’intensité ou de puissance d’agir, relatif à un rapport conservé de mouvement et repos – or la sexualité est le lieu, justement, où la puissance oscille, diminue et croît alternativement en secouant le rapport dans la rencontre accidentée avec un autre individu, un autre rapport.

Cela veut presque dire qu’il n’y a pas, à proprement parler, de « rapport sexuel ». Parce que le « rapport sexuel », en tant qu’il est fluctuation ou lieu des signes équivoques, lieu de l’ambiguïté (passive, agressive) ne peut constituer aucune espèce de rapport ou de rythme. Il est bien plutôt une absence, un défaut de mise en rapport. Il faudrait, pour la mise en rapport, une certaine clarté affective, une certaine adéquation dans la rencontre des corps sexuels. Preljocaj nous montre des couples se faisant et défaisant sous le règne des signes équivoques. Dans son éthique, Spinoza n’évoque le sexe qu’à travers l’échange des fluides que l’homme jaloux se représente en imagination entre sa compagne adultère et son amant. La mise en scène de Preljocaj a parfois cet aspect-là : elle donne à voir la scénographie imaginaire et ambigüe de l’homme jaloux.

La mise en scène de Preljocaj a parfois cet aspect-là : elle donne à voir la scénographie imaginaire et ambigüe de l’homme jaloux.

Le corps-matière-sexe renvoie à l’espace de l’arythmie, de la dissolution potentielle du rapport. C’est le premier genre de connaissance, celui des idées « mutilées et confuses » comme dit Spinoza, forme de connaissance par imagination aléatoire et contingente. La connaissance par idéesinadéquates : lieu du sexe et des signes équivoques. Au contraire, le rythme-vie, le fait d’exister et pas seulement de pâtir, quant à lui, renvoie non pas au sexe, mais à la compréhension « d’au moins un petit quelque chose » (Deleuze). Il est donc beaucoup plus proche de la définition, par Spinoza, non du Sexe, mais de l’Amour dans le couple : la reconnaissance ou compréhension de la « liberté intérieure de l’autre ». Tel est l’amour, attention fine au rapport tout spécial qu’est l’autre : on est loin des signes sexuels équivoques. Pour Spinoza, la compréhension est une forme d’amour, disons, objectif : une joie active qui s’accompagne de l’idée adéquate de l’essence d’une chose extérieure (et pas seulement une joie passive qui s’accompagne de l’idée imaginaire de l’existence imaginée d’une chose extérieure). Le rythme-vie-amour, c’est, par exemple, ne plus crier : « Maman, la vague m’a battu ! » quand on se jette à l’eau et qu’elle déferle : c’est, aucontraire, savoir nager et « prendre » la vague. Ne plus avoir besoin de maman. Savoir nager : élaborer un rapport adéquat au liquide, un rapport tel que l’eau conspire à la nage. Au moment où je sais nager, je possède les idées adéquates et l’amour de l’eau relative à mon corps. Et je sens et j’éprouve que quelque chose en moi est éternel. Ce qui nous ouvre sur le troisième plan, après celui du sexe et de l’amour.

La superposition des silhouettes représente à notre regard, la coexistence des virtualités essentielles du danseur. L’essence se rapporte à l’éternité : l’éternité, c’est éprouver et expérimenter une adéquation.

Troisième série de rapport : concept-éternité-essence. L’essence, en effet, est ce qui, à la suite du sexe et de l’amour (la compréhension), nous rapporte d’un coup, non seulement à la scène où dansent les danseurs, mais, en même temps, à l’autre scène, celle du chorégraphe, celle de la configuration a priori des potentialités de la danse. La scène où ce que peuvent les danseurs est comme préfigurée. L’essence, c’est l’ensemble des virtualités éventuelles d’un corps.  L’essence répond à la question : au juste, que peut un corps ? Non pas le corps vernaculaire jeté dans l’existence actuelle ; mais la virtuosité qu’il recèle, malgré les déferlantes de l’équivoque. Comment Preljocaj dessine-t-il l’essence du corps ? Il fait porter une danseuse ou un danseur par deux autres danseurs ou danseuses. Les porteurs ou porteuses viennent plaquer le corps porté tout contre un tableau noir d’école. Un ou une autre danseur ou danseuse dessine le pourtour de la silhouette du corps plaqué. Les porteurs modifient la position du corps plaqué et on vient en dessiner à nouveau le pourtour. La superposition des divers contours de craie produit l’image ou le diagramme, l’échantillon, d’un fragment de l’essence de ce corps. La superposition des silhouettes représente à notre regard, la coexistence des virtualités essentielles du danseur. L’essence se rapporte à l’éternité : l’éternité, c’est éprouver et expérimenter une adéquation. Par exemple, savoir nager, savoir danser. Adéquation à l’eau, adéquation disons à la gravité, à l’air. Il y a là une rencontre, dans l’existence vernaculaire, de ce que peut vraiment mon corps. Mon corps enveloppe la possibilité de la danse ou de la nage comme mon esprit enveloppe celle de la sagesse. Ces puissances d’agir et de penser appartiennent à la configuration de mon essence. Lorsque je nage bien, que je danse bien, que je suis sobre et sage ; je ne suis plus, soudainement, séparé de ce que je peux. Je coïncide un instant, dans l’existence, avec mon essence. A ce moment précis d’adéquation, un aspect ou une partie de mon essence (une partie du virtuel) se confond avec mon existence (avec ma dimension vernaculaire) ; à ce moment précis, je deviens cause de ce qui m’arrive – j’agis. L’éternité, c’est le sentiment que, désormais, parce que je suis cause et non plus effet, que je nage et que l’eau conspire à ce que je nage, que je ne suis pas noyé, ni englouti, toutes les conséquences de ce rapport adéquat dans le monde doivent être expliquées et rapporter à moi et à mon essence. Désormais, même si je disparaissais, la suite des conséquences de l’actualisation dans le monde d’une partie de mon essence, existe, existera et est infinie. Partons de la fin du spectacle : un corps mort au sol, dont les danseurs viennent détourer à la craie la silhouette, et dont les détours supplémentaires détourent les détours qui précédent, formant ainsi comme les cernes circulaires que l’on peut voir sur la surface des troncs d’arbres coupés ou, plutôt, comme les lignes d’intensités ouvertes vers le dehors, l’onde de choc, le blast figé autour du corps du défunt, ou, encore, comme l’ensemble des effets collatéraux à sa disparition. Preljocaj, à ce moment du spectacle, l’ultime, trace le schéma de ce qu’est l’éternité d’un corps. L’éternité de Preljocaj, en tant que chorégraphe, c’est l’ensemble des effets infinis de son œuvre spectaculaire sur ses ami.es et son public et dont il est la cause adéquate, c’est-à-dire : il faudra les expliquer par lui, les rapporter à lui comme la source et l’origine de tous ces effets. Deleuze est l’une des causes adéquates du spectacle de Preljocaj et, plus loin encore, Spinoza de Deleuze et Preljocaj : voici donc, une forme d’éternité en effets.

Mais dire cela, c’est aussi dire quelque chose de terrible. C’est dire, d’abord, qu’il faut se hâter de vivre la plénitude de notre essence ; l’intensité totale de notre puissance. Ensuite, qu’une essence ne vaut comme possibilité éternelle qu’à condition, à la différence des philosophies idéalistes, d’avoir été actualisée dans l’existence au moins en partie. Qu’est-ce que cela veut dire ? Lorsque je discutais avec Preljocaj à la suite de la Première de Deleuze / Hendrix, il a souligné avec douceur le drame vers lequel tendait la problématique conceptuelle de son œuvre. Ce drame est le problème de celles et ceux dont l’essence n’a jamais, en aucune façon, rejoint l’existence ou, plus précisément, de façon si minimale, si superfétatoire, qu’il en est de leur essence comme de leur existence : elle ne fut qu’à peine. À ce moment-là, Preljocaj ne pensait pas aux « idiots », aux « abrutis » dont parle Deleuze : ces gens si bornés, si méchants, si étroits d’esprit qu’ils ne comprennent jamais rien, c’est-à-dire n’aiment jamais rien, ou très rarement (parce que, oui, parfois même le plus méchant des hommes « comprend » quelque chose, un petit quelque chose, et est capable d’amour). Et donc, ne vivent jamais rien de vraiment essentiel. Non, Preljocaj pensait aux mort-nés, aux vies fauchées avant terme, aux fœtus sans destin. Son problème, a-t-il poursuivi, « est celui de l’entéléchie ».

Ronsard disait de son amour : « toi qui es ma seule entéléchie ». En grec, entéléchie veut dire « être dans la fin », être dans son telos, avoir atteint, au fond, son but : son plein épanouissement, sa maturité. Le terme est traduit, chez Aristote, par accomplissement. Puisque Preljocaj est un artiste : son problème est celui de l’œuvre (et, concomitamment, du désœuvrement). Le fœtus mort-né n’a pas trouvé la voie qui le mène à l’œuvre : le fœtus, pour reprendre la distinction de Alain Badiou, est le « déchet » plutôt que « l’œuvre ». Mais, dans ce cas terrible, le fœtus est un existant désœuvré. Jamais son essence ne rencontrera l’existence. Jamais, donc, il n’éprouvera l’éternité de son être. Et jamais, peut-être, il ne pourra revenir. Deuxième version du Purgatoire depuis Saint Augustin ? Y a-t-il un Purgatoire spinozien pour les essences inactuelles ? Une salle d’attente des essences irréalisées ? Je crois que non, mais il deviendrait trop long d’expliquer ici pourquoi. Reprenons le problème de l’entéléchie : les danseurs se réunissent autour d’un danseur à l’allure diabolique, ils forment comme un tutu autour de lui ou une corolle de chair, et, de la masse enchevêtrée des corps, un autre petit danseur courbé, contracté, s’échappe, comme arraché à sa matrice. Il rampe vers les spectateurs, désireux de sortir. Il est ravalé par le mouvement collectif et disparaît. Ou encore : au tout début du spectacle, un homme dans l’ombre, fait des tractions et des exercices lents, la lumière zénithale produit sur lui un effet particulier : l’ombre de son corps qui se porte sur son propre buste et ses membres inférieurs et en découpe, en quelque sorte, la cohérence, la totalité. Les ombres de la lumière portée sur lui font apparaître son corps comme simple ossature animée, squelette blanc et noir. Inaccomplissement, exercice, désœuvrement du corps tendant toujours vers l’ossuaire.

Critique de la chorégraphie de Preljocaj d’un point de vue philosophique 

Je suis allé voir le spectacle de Preljocaj non en amateur de danse, mais en spinozien et deleuzien. Et si j’ai profondément aimé le spectacle et les danseurs, si j’ai beaucoup ri aussi, c’est aussi parce qu’un autre spectacle était possible : une chorégraphie du concept accomplie.

Ce mouvement cognitif ne peut se formuler que par une fluctuationde l’âme du spectateur : une alternance d’imagination (érotico-sexuelle) et de conceptualisation (éthique et épistémique).

Il y a d’abord un problème de dialectique.

Preljocaj a fait le choix de se contenter d’alterner Hendrix puis Deleuze. Il a décidé de ne pas progressivement amener à la fusion finale des deux voix. Il a décidé qu’il serait plus fin de juxtaposer successivement deux régimes de rythme : le rythme Hendrix, le rythme Deleuze ; le rock psyché, la voix spéculative. Le refus d’un mixage final où Deleuze énoncerait sur un rythme de rock psyché n’est pas arbitraire. Le postulat chorégraphique implicite y est, en réalité, tout à fait spinozien : on ne confond pas le premier genre de connaissance (par imagination psychédélique) et le second genre de connaissance (par raisons et idées adéquates). Ce mouvement cognitif ne peut se formuler que par une fluctuationde l’âme du spectateur : une alternance d’imagination (érotico-sexuelle) et de conceptualisation (éthique et épistémique). Il faut passer de l’état d’enthousiasme sensuel (musique, signes équivoques) à l’état d’amour philosophique (leçon sur Spinoza) puis retour : les deux ne sont pas perméables. Soit la récréation, soit le cours. D’où le titre « Deleuze / Hendrix » et pas « Deleuze-Hendrix ». Il serait de mauvaise foi de ne pas souligner ce choix chorégraphique comme une décision entière de l’artiste.

Le résultat est aporétique. En réalité, écouter Deleuze projette l’espace mental du spectateur dans la voix, qui peuple de partout le vide au-dessus des danseurs. Ce qui nous fait abandonner les danseurs du regard pour nous tourner en dedans : la spéculation refoule la danse et détourne l’œil de la scène vers le jeu des concepts. On a l’effet d’alternance suivant : avec Hendrix, c’est la danse qui prime et la musique épouse les corps. Avec Deleuze, la danse devient secondaire. Mais, cette secondarité n’est pas effacement. Les corps continuent de danser, parallèles aux concepts, comme s’ils appartenaient à un autre plan. Ils deviennent l’inconscient du concept. Leur expression devient subliminale. Deux remarques : la première, Preljocaj aurait pu, peut-être, essayer de traduire le rythme de la voix en mouvements plus adhérents aux danseurs. La danse aurait alors moins cherché à expliciter ou illustrer les abstractions qu’à incarner le ton de la prosodie deleuzienne (ses arrêts longs, ses hésitations, son grain). Seconde remarque : selon les goûts, le spectateur doit alors choisir entre regarder ou écouter. J’ai choisi d’écouter.

Il y a ensuite un problème philosophique et chronologique.

Les philosophies de Deleuze et Spinoza sont des philosophies de la vie, de la vitalité, du devenir vital et, surtout, de la joie, de la puissance et de la béatitude. Quand j’ai fait part à Preljocaj de mes doutes quant au fond libidinal un peu morbide du spectacle, lui disant que j’aurais préféré que tout parte de la fin et arrive au début (c’est-à-dire qu’on parte de la mort, de l’inachèvement, de la question des mort-nés et qu’on aboutisse à la danse électrique d’ouverture qui était franchement incroyable) il a répondu, avec un sourire très tendre : « c’est parce que vous êtes encore tout jeune ; à mon âge, ces questions se posent dans cet ordre » et il a ajouté : « C’est d’ailleurs l’ordre dans lequel Deleuze conduit son cours sur Spinoza ». Mais Spinoza répète pourtant une chose très belle : l’homme libre ne pense jamais rien moins qu’à la mort et sa sagesse n’est pas une méditation de la mort, mais de la vie. C’est pourquoi, j’aurais plutôt imaginé un foisonnement polymorphe de corps dansants comme des cellules se combinant et se défaisant indéfiniment. J’ai eu le sentiment que c’était la mort qui apparaissait et affleurait au spectacle : la pensée de la mort affleurant dans le sexe et le mouvement. Pourtant, une chorégraphie spinozienne se serait peut-être concentrée sur le contraire : comment la vie affleure du mort, comment les cercles de la vitalité intensive du mort continuent de se propager dans l’existence.

C’est pourquoi j’aurais préféré, insolent que je suis, voir un corps tomber au centre de la scène, se constituer autour de lui les cernures de craie, voir affluer la vague de larmes surgie du corps absent, ces larmes qui ne sont pas celles des proches endeuillés mais du mort lui-même, qui pleure à travers eux. Les corps dansants auraient alors connu une séquence d’éclatement et de dispersion qui aurait rendu possible, un bref instant, des danses de couples mélancoliques et des copulations agressives, moments éphémères, réaction dispersive liée au défaut du défunt. Puis, de couple en couple, des orgies complexes se seraient élaborées, peu à peu, l’onde de larmes se serait hystérisée en onde de clans temporaires, glissant les uns dans les autres, se décomposant les uns les autres, se reconstituant plus complexes. J’aurais alors vu apparaître, peu à peu, des pyramides et des portés de corps plus périlleux, des tentatives babéliennes d’atteindre et de combler l’espace du haut, la gravité. Les pyramides se seraient effondrées, mais sans courroux divin, dans la joie amusante du jeu. Hendrix aurait retrouvé Deleuze, un mixage des deux aboutissant à une exaltation finale de l’éternité des rapports, l’écrasement de l’essence et de l’existence, et une apologie du pur multiple. Cette géométrie aurait fait passé du point au cercle et du cercle à l’étoile et de l’étoile aux triangles et des triangles aux lignes (les couples), puis les segments se seraient alors embrouillés en polygones irréguliers, jusqu’à atteindre, dans la même scène que celle qui ouvre (la deuxième précisément) le spectacle de Preljocaj, le chiliogone à mille côtés !

Il y a ensuite un problème conceptuel.

Celui-ci est très important. Le problème est le suivant : les philosophies de Spinoza et de Deleuze sont des philosophies de la multitude et de la multiplicité. S’il y a bien deux grands adversaires de leurs ontologies ce sont : l’Un (le principe monarchique) et le Deux (le principe dyadique). La scène de la fleur de chair, qui est aussi sur l’affiche du spectacle, montre que Preljocaj n’échappe pas à la tentation de l’Un. Le danseur au centre, à l’allure diabolique, entouré de sa corolle humaine. Or chez Spinoza, et plus encore chez Deleuze, il n’y a d’Unité que du multiple. Mais ce n’est pas le plus redoutable. Comme il existe, tout au long du spectacle, un courant érotique et sexuel, il peut sembler normal d’avoir affaire, de très nombreuses fois, au couple (le Deux). Et le spectacle montre beaucoup de danses par deux. Or, encore une fois, la binarité est probablement ce que Deleuze refuse le plus. Ce qui est gênant, c’est que ces couples de Preljocaj sont très hétérosexuels, et très classiques. Alors qu’il aurait été possible de quitter le référentiel binaire (Adam/Ève) pour des formes orgiaques multipliées et métastatiques. La philosophie de Spinoza, celle de Deleuze, appelaient à mon sens un art et une représentation du multiple en conflit ou débarrassée de l’Un et du Deux, du monarque et du couple. Une des séquences tendait vers cela : celle où les danseurs martèlent du pied et des bras sur le sol, battent la mesure sur le timbre de leur corps. Les danseurs deviennent un clan, une horde, une équipe de rugby. Or, si cette scène est magnifique, elle est aussi en contradiction conceptuelle avec Deleuze et avec l’idée radicale du multiple : « La mesure est dogmatique, mais le rythme est critique, il noue des instants critiques, ou se noue au passage d’un milieu dans un autre. » (Mille Plateaux, « De la ritournelle », 385) ou encore : « On sait bien que le rythme n’est pas mesure ou cadence, même irrégulière : rien de moins rythmé qu’une marche militaire. » (385). Alors que la cadence ou la mesure « suppose une forme codée » ; le rythme, lui, « est l’Inégal ou l’Incommensurable ». « Ce qu’il y a de commun au chaos et au rythme, c’est l’entre-deux, entre deux milieux, rythme-chaos ou chaosmos »… La scène de la horde cadencée n’est presque pas un rythme parce qu’elle n’est pas opérante dans le devenir : elle n’a pas lieu dans un interrègne gestuel, entre deux compositions des multiples danseurs. Parce que la cadence est ici constitutive d’une horde, elle tend vers l’Un. Elle tend vers le cosmos. Or le rythme exige du chaosmos : un ordre transitionnel.

C’est pourquoi, la chorégraphie de Preljocaj, tout en étant vraiment exceptionnelle, n’est pas encore une pure et adéquate chorégraphie du concept. Tout cela ouvrirait sur l’énonciation de quelques règles, que l’on pourra lire ici bientôt.