Au Monfort, Serge Nicolaï adapte le roman Les Belles Endormies, méditation intime sur la vie et la mort. Une proposition hybride qui convoque aussi bien influences du théâtre nô, chants, danses, et vidéo dans une partition magnifiée par l’interprétation de Yoshi Oïda.

Un vieillard, sur le conseil d’un ami, se rend dans un établissement un peu particulier, dans lequel on lui propose de passer la nuit avec des jeunes, voire très jeunes, femmes endormies que rien ne pourrait réveiller. Dans le calme et l’obscurité de la nuit, au contact de ces corps nubiles à la peau lisse et au teint frais que tout oppose à sa propre décrépitude, le vieil homme se remémore les différentes femmes de sa vie. Il interroge dans une méditation son rapport à l’amour, à la mort, à sa propre condition d’homme vieillissant. Telle est l’intrigue du roman Les Belles Endormies de Yasunari Kawabata, paru en 1961 et arrivé en France en 1970 dans une traduction de René Sieffert. Serge Nicolaï, acteur historique du Théâtre du Soleil (Tambours sur la digue, Le dernier caravansérail, Les naufragés du fol-espoir) et co-fondateur de la compagnie Wild are the Donkeys, s’en empare aujourd’hui pour en tirer un spectacle singulier et intensément poétique, Sleeping.

Un voyage onirique entre fantasme et réalité

La pièce abolit la frontière entre réalité, fantasme et rêve.

C’est l’immense (par le talent et non la taille) Yoshi Oïda, 88 ans, compagnon de route de Peter Brook et d’Ariane Mnouchkine, qui interprète le rôle du vieil homme, avec toute la précision et la simplicité qu’on lui connaît. Arrivé au seuil de la mort, il se présente dans cette maison, qui, dans l’adaptation de Nicolaï, se confond avec une clinique de fin de vie suisse. Le dénuement de la scénographie – deux bancs de pierre devant un mur-écran – évoque ainsi à la fois le minimalisme propre à l’art japonais, et la sobriété de l’établissement helvétique où les soignant.e.s parlent à voix basse. Jouant habilement des potentialités du théâtre, la pièce abolit la frontière entre réalité, fantasme et rêve : le surgissement des figures issues de sa mémoire semble plus réel que l’hôpital qui en est le cadre. Le vieil homme n’a qu’à ingérer le contenu d’un petit flacon phosphorescent, et le spectacle peut commencer.

On assiste alors à une forme hybride, qui emprunte aussi bien au nô et à la musique traditionnelle japonaise qu’à la vidéo, dont l’utilisation est particulièrement réussie. Le mur-écran en fond de scène, qui n’évoque qu’une grande baie vitrée au début, se transforme en surface de projection psychédélique où se mêlent formes indistinctes et images réelles du Japon, comme dans un maelström onirique. Ni figurative ni illustrative, la vidéo ajoute une dimension supplémentaire à l’expérience du vieil homme, en proposant une désorientation visuelle toujours juste. Sur le côté de la scène, un musicien, Matthieu Rauchvarger, joue des instruments de musique traditionnels, tels que le shinobue, flûte traversière japonaise. Ici aussi, la musique ne fait pas qu’accompagner l’action, mais participe de la convocation du fantasme et du souvenir.

La vieillesse hantée par la jeunesse

Les comédiennes qui jouent aux côté de Yoshi Oïda sont doubles. D’une part Yumi Fujimori, qui interprète la tenancière de la maison et toutes les femmes avec lesquelles le vieil homme échange au cours de la pièce. D’autre part, Carina Pousaz et Jennifer Skolovski, artistes de mouvement, circassiennes et danseuses (compagnie Digestif), incarnent dans des rôles quasi muets les fameuses belles endormies. L’utilisation du masque de nô et de voix amplifiées, enregistrées et déformées, participe d’un même mouvement de déplacement de la perception. Serge Nicolaï emprunte ainsi aux formes traditionnelles et aux moyens contemporains tout ce qui lui permet de créer la singularité de cet espace entre la vie et la mort dans lequel se trouve le vieillard, et inspiré par les expériences de mort imminente (EMI) où l’on retraverse en quelques secondes notre vie entière. En résulte une forme extrêmement stylisée, qui, telle une pièce de nô, permet à la spectatrice de projeter son imaginaire et de faire place en son esprit aux questionnements qui la parcourent : quel est le meilleur moment et le meilleur endroit pour mourir ? Y a-t-il une dignité possible dans la décrépitude de la vieillesse ?

Quel est le meilleur moment et le meilleur endroit pour mourir ?

A ce titre, Yoshi Oïda est particulièrement touchant dans le rôle de ce vieillard hanté par des images de jeunesse éternelle, de pureté virginale, et des odeurs de bébé. Tout crie le pouvoir sensuel et érotique de la jeunesse à son corps de 88 ans, qui n’en reste pas moins le véhicule premier de l’émotion dans la pièce. Sa simple présence témoigne de ce qu’un corps qui a vécu n’a pas forcément moins de puissance et d’attrait qu’un corps vierge et lisse. Dans cette présence et cette interprétation réside ainsi peut-être la clé du spectacle.

Une seule chose, néanmoins, a été pour nous source de dérangement et d’interrogation : en plein mouvement #metootheatre, comment appréhender une proposition théâtrale dans laquelle un vieil homme impuissant est entouré de femmes jeunes et, la plupart du temps, à moitié dénudées. Ainsi, les relations homme-femme ne sont envisagées que sous l’angle sexuel, bien que le désir laisse place à la nostalgie. Sans rien enlever à la force poétique de Sleeping, force est de constater que le désir féminin en est quasiment absent, à l’exception du personnage de vieille femme aussi marquant que la scène est brève. Le corps vieillissant et la nostalgie de la jeunesse, le rapport à la mort, mériteraient aussi, nous semble-t-il, d’être exploré du point de vue féminin, particulièrement à l’heure où l’on dénonce la violence des relations homme-femme dans le milieu théâtral.

  • Sleeping, de Yoshi Oida, au Monfort du 27 octobre au 6 novembre