Après Ölli Mäki, le réalisateur finlandais Juho Kuosmanen adapte avec sensibilité le roman de sa compatriote Rosa Liksom. Laura, une archéologue se rend à Mourmansk pour y observer les pétroglyphes. Dans le train,  elle rencontre Ljoha, un russe taiseux et revêche.

Dans Before Sunrise[1], Céline et Jesse se rencontrent dans un train pour Vienne. Ils sont jeunes, ils sont beaux et s’aiment au premier regard. Dans un autre monde, un autre film, Laura et Ljoha se rencontrent dans un train pour Mourmansk. Ils sont moins jeunes, moins beaux et s’insultent dès les premiers mots.

À l’Est des rails

Tout semble donc joué dès la première scène. Au moment où Laura rentre dans le compartiment et découvre son compagnon de voyage, un homme aux traits durs et au crâne rasé, assommé par la vodka, le spectateur est comme elle, rebuté voire effrayé. Qui est donc cet étrange ours aux élucubrations nationalistes, qui s’excite sur les différences linguistiques entre le finlandais et le russe ? C’est peut-être la dimension irréaliste du récit: le personnage principal masculin, incarné avec justesse par Youri Bourrisov est tellement désagréable et effrayant qu’on en vient à se demander ce qui pousse Laura à persévérer.

Mais une fois la stupeur passée (celle du spectateur et celle de l’héroïne), une fois un certain nombre de silences et d’alcools consommés, une relation se tisse entre Laura et Ljoha, qui sont peut-être en fait, comme leur noms aux consonances quasi identiques le signalent, deux faces d’une même pièce. C’est bien cette rencontre entre deux personnages esseulés, qu’a priori tout oppose, à commencer par leurs origines finlandaises et russes, que le réalisateur met en scène. Au fil du récit, leur collision a l’air inévitable. La reconnaissance de soi en l’autre, en dépit de tout, est presque immédiate. Et si le réalisateur ne cesse d’illustrer leurs différences et leurs oppositions à travers différents moments clefs et objets symboliques, cela n’a l’air d’être que pour souligner ce qui semble tenir du miracle et de l’évidence : leur connivence.

La variation de ce film autour d’un thème un peu topique – deux inconnus plus ou moins antagonistes forcés à cohabiter dans un espace  réduit – peinera à surprendre. Mais la force de ce film tient dans la manière sensible et poétique dont le cinéaste cherche à réconcilier les contraires dans ce décor particulier, celui des extrêmes. La première partie du film, celle qui se déroule dans un appartement moscovite, annonce peut-être la couleur. Les gens rient et discutent sur un fond musical. C’est joyeux, bruyant et pourtant on sent le malaise de l’héroïne. Trop discrète, trop finlandaise et trop nostalgique peut-être, elle n’appartient pas à ce monde. Quand la seconde partie commence, c’est la rupture. On passe d’un appartement bourdonnant au silence d’un wagon qui s’enfonce dans des paysages hostiles.

Chaleur nordique

Le paysage comme le personnage vont se révéler pudiquement

Pourtant la chaleur qu’on trouvait dans l’appartement d’Irina, l’amante de l’héroïne, s’invite sinueusement dans le compartiment n°6 et dans les regards échangés entre Laura et Ljoha. La joie et l’énergie ressentie dans la première scène contaminent alors le reste du récit, s’intensifient et couvrent peu à peu la mélancolie et le désarroi des personnages. Le réalisateur finlandais semble alors nous dire que la chaleur est là où ne s’y attend pas, dans les paysages les plus froids, dans les êtres les moins avenants, dans les voyages les plus désagréables. Au fond, le personnage de Ljoha, rugueux, dur, patibulaire, est à l’image de l’itinéraire russe qu’ils choisissent de parcourir. Et le paysage comme le personnage vont se révéler pudiquement et révéler Laura à elle-même. Il s’agit donc d’un véritable voyage, au sens où Nicolas Bouvier l’entendait, c’est-à-dire, celui « qui vous fait et vous défait » [2]. Ce simple aller pour aller voir des pétroglyphes prend des airs d’initiation et métamorphose les protagonistes. Et si par moment, le film perd de son souffle, c’est peut-être parce que le réalisateur parvient à filmer ces moments de creux propres à la route, qui n’ont pas immédiatement de sens  mais qui en gagnent par la suite, une fois l’itinéraire parcouru, une fois la séance de cinéma quittée.

Lorsque le train s’arrête et que la voyageuse en descend, elle semble alors s’être détachée de tout ce qui la retenait : de son attente fiévreuse, de son mal être et de sa mélancolie. Le temps de l’attente, celui qui est propre au voyage, – on attend l’arrivée, on attend une aventure, on attend un signe -, s’achève. Et c’est bien là, au fin fond de l’Arctique, dans la « ville héroïne » de Mourmansk que se déroule l’ultime acte du film. Les rives glacées de la mer de Barents et l’architecture soviétique de la ville deviennent le décor d’un dernier périple pour Laura et Lioha. Ainsi, loin d’enfermer ses personnages dans un huis clos, le film s’ouvre à tout point de vue: le paysage devient le théâtre de moments de grâce partagés. Et alors que Laura contemple les pétroglyphes, symboles d’un temps ancien, on se dit que c’est moins ces dessins ancestraux gravés dans la pierre que les courtes journées passées dans le train avec Ljoha qui resteront.

  • Compartiment n°6, un film de Juho Kuosmanen, avec Seidi Haarla et Yuriy Borisov, en salles le 3 novembre

[1] Richard Linklater, Before Sunrise

[2] Nicolas Bouvier, L’Usage du monde