« La colère (et tous les affects) sont d’abord un état du corps » écrivait Nietzsche, laissant entendre que l’intellect est toujours second dans le rapport aux émotions et pulsions qui nous traversent. Telle semble être l’inquiétante réalité de la rage mise en scène par David Cronenberg dans un film de 1979, Chromosome 3, à redécouvrir en salle ce mois-ci dans une copie restaurée. L’occasion de constater que la puissance suggestive de son cinéma n’a pas pris une ride.

Un médecin exorciste

Le film s’ouvre sur un échange d’abord apaisé entre deux hommes dont on se demande s’ils ne sont pas des comédiens se donnant la réplique face à une salle attentive. Mais très vite, l’un d’eux fond en larmes, et finit par se réfugier dans les bras de son interlocuteur, alors qu’on distingue des pustules rougeâtres apparaître sur ses bras et son dos. Ce n’est pas du théâtre, mais une séquence de thérapie novatrice du Docteur Raglan (Oliver Reed), qui prétend soigner ses patients à l’aide d’une substance leur permettant d’extérioriser leurs troubles mentaux par des manifestations physiologiques allant de l’apparition de bubons cutanés, à des développements plus critiques et imprévus.

À travers cette séquence liminaire orchestrant une soigneuse mise en abyme, David Cronenberg place le spectateur face à un processus – à la fois médical et cinématographique – déjà à l’œuvre : une force sourde et inconnue semble traverser les êtres et les choses, sans que les personnages aient prise sur elle. C’est ainsi que Frank Carveth (Art Hindle) s’inquiète pour sa fille Candice dont le comportement change depuis que sa mère, Nola (Samantha Eggar) est internée dans la clinique du Dr. Raglan. Les choses se dégradent considérablement lorsqu’on retrouve la grand-mère de la jeune fille sauvagement assassinée. Dès lors, un engrenage démoniaque se met en place autour de Frank Carveth et de sa fille, laquelle se voit poursuivie par des gnomes difformes et sanguinaires.

Rage against the machine

La police s’en mêle, mais rien ne semble pouvoir interrompre l’horreur en marche. La jeune Candice semble irrésistiblement attirer une malédiction funeste, mettant en danger tous ses proches. Chromosome 3 prend ainsi la forme, non d’un simple film d’horreur, mais d’un thriller haletant où le sens des péripéties échappe à ceux mêmes qui en subissent les aléas. Le ressort du film de Cronenberg n’est pas ainsi la surprise soudaine générée par un évènement inattendu, mais bien plutôt l’angoisse diffuse d’un univers dont le sens se dérobe toujours un peu plus. L’inquiétude naît dans la musique lancinante, ou dans les plans soignés en plongée ou contre-plongée, faisant des personnages des proies livrées à la merci d’un prédateur inconnu mais toujours en embuscade. Car on comprend peu à peu que derrière les murs de la mystérieuse clinique du Dr. Raglan se joue un drame plus profond : Nola exorcise ses démons enfouis sous la conduite du praticien, qui semble lui-même s’aventurer en terrain miné, incertain qu’il est des conséquences engendrées par sa thérapie. La rage que sa patiente nourrissait depuis tant d’années refait surface pour s’incarner dans des rejetons meurtriers qui s’appliquent à la venger de celles et ceux qui ont un jour pu lui faire du mal.

Cette inventivité formelle mène ainsi le film à la sempiternelle question du mal

L’incarnation d’une rage refoulée et la permanence d’un ressentiment familial confèrent au film de Cronenberg une dimension presque métaphysique, creusant dans les tréfonds de l’âme humaine pour en exhiber les pans les plus violents. La mise en scène organise alors le contraste entre l’apparente placidité du personnage de Nola, avec l’effrayante brutalité de ses rejetons, contribuant ainsi à extérioriser et incarner un affect qui demeure traditionnellement de l’ordre du psychique. Cette inventivité formelle mène ainsi le film à la sempiternelle question du mal sur laquelle toutes les philosophies ont achoppé : en faisant de la victime comme des bourreaux des personnages enfantins, le film questionne l’hérédité du mal, des violences subies et des rages enfouies à travers les âges. Chromosome 3 dénoue ainsi subtilement un lieu commun anthropologique voulant voir dans l’enfance un éternel refuge d’innocence et de pureté, pour montrer au contraire à quel point elle peut déjà être gangrenée par une haine tenace qui couve d’une génération à une autre – ce que le titre original laisse mieux entendre : The Brood, c’est-à-dire, la « couvée ».

L’horreur tapie dans l’ombre

On se gardera enfin de révéler l’issue du film et l’ouverture que ménage le dernier plan. Mais il apparaît que Chromosome 3 s’offre comme la franche réussite d’un cinéaste déjà en pleine maîtrise des ressorts de la mise en scène. En chef d’orchestre d’une horreur toujours tapie dans l’ombre du moindre plan, David Cronenberg parvient à instiller l’inquiétude avec une économie de moyens remarquable. Point de déferlement d’effets spéciaux, point de changements de focale intempestifs, tout dans ce film est suscité ou suggéré par l’inventivité du cadrage qui fait un usage fécond du hors-champ – tel ce plan où le grand-père de Candice semble observé du haut des escaliers. La terreur ne naît pas d’artifices techniques mais bien de la puissance de la mise en scène elle-même, ce qui permet à ce film de 1979 d’être toujours aussi saisissant. La rage prend corps et c’est bien tout le corps du spectateur qui tremble face à ce film qui peut à bon droit être considéré comme une pièce maîtresse du cinéma de genre.

  • Chromosome 3, un film de David Cronenberg avec Art Hindle, Cindy Hinds, Oliver Reed, Samantha Eggar, actuellement en salles