Une détonation assourdissante venant des tréfonds de la Terre, explosant dans toute sa fureur n’importe où, n’importe quand, et qui n’existe pourtant que dans le crâne de Jessica, cette âme en peine, en compagnie de laquelle Apichatpong Weerasethakul nous entraîne dans les rues de Bogota : voilà le point de départ de Memoria

Le crépuscule des dieux

C’est dans la nuit que le fantastique vient frapper les vivants. Pour le chic peut-être, pour l’effet de choc et de sidération décuplée en découlant sans doute. Qu’importe, le surgissement du surnaturel dans le sommeil de Jessica se fait avec heurts, fracas et stupeur. Chose inattendue et singulière dans le cinéma du réalisateur thaïlandais : le monde est nimbé d’une inquiétante étrangeté. L’écosystème merveilleux où les dieux-poissons et les hommes-singes aux yeux rougeoyants pouvaient apparaître aux hommes comme ça, à l’improviste, par caprice, sans que ces derniers en soient le moins surpris du monde, cette innocence magique dont Weerasethakul a patiemment recouvert le réel de son regard tout au long de sa filmographie, il semble bien qu’elle ait été perdue, égarée quelque part sur le tronçon céleste séparant la Thaïlande de la Colombie.

Plus de divinités, plus d’esprits bienveillants, plus d’interpénétration symbiotique entre le terrestre et l’Ailleurs, plus rien d’autre que des morts, des bruits fantômes et des squelettes anonymes. Une seule jungle vous manque, et tout est dépeuplé. Ce dépaysement spirituel radical fait planer sur ce monde une menace inconnue mais aux manifestations diverses, comme ces voitures garées se lançant par enchantement dans une symphonie d’alarmes à la nuit tombée, ou encore ces facétieux éclairages dans une galerie d’art qui s’éteignent dès lors qu’on leur tourne le dos. Et bien sûr, cette terrifiante explosion, que seule Jessica perçoit et qui ne semble exister, à son grand désespoir, que pour elle. Face à ce dérèglement d’un réel dénué de merveilleux, le fantastique ne laisse pas vraiment de choix, menant par là même l’art weerasethakulien vers un dispositif narratif qui lui semble a priori bien étranger : il faut mener l’enquête.

Le pacte a été brisé entre le Ciel et la Terre, entre le corps et l’esprit, entre les vivants et les morts

Jamais les corps ne se sont aussi peu touchés, caressés, embrassés et aimés chez le cinéaste que dans ce récit d’exil et de souffrance. Le corps de Jessica marche souvent, s’immobilise beaucoup, regarde, observe, écoute, mais demeure désespérément solitaire, hors d’atteinte. Quelques connaissances rencontrées malgré tout, par-ci par-là, plus par désœuvrement que par intention véritable. Le contact le plus prolongé qu’elle partagera avec un autre corps, c’est encore avec le squelette âgé de 6 000 ans d’une jeune fille, dont elle étudiera avec son index le trou situé au sommet de son crâne millénaire. C’est peu dire que niveau érotisme, on a connu plus joyeux dans les vies antérieures de l’ami Api. Comme si sans substrat spirituel, la chair devenait défaillante et le désir vaincu, éradiqué autant qu’inconsolé, incapable de s’extraire d’une torpeur mortifère. Le pacte a été brisé entre le Ciel et la Terre, entre le corps et l’esprit, entre les vivants et les morts, plongeant le cinéma de Weerasethakul dans l’intranquillité d’un monde sans dieux. Là gît le cœur de l’énigme que Jessica doit résoudre, à savoir remonter le fil d’Ariane qui la mènerait vers son paradis perdu, son Royaume oublié, ce souvenir qu’elle a vécu et qui s’est évanoui dans un silence qui ne cesse de s’éterniser. Une question de vie ou de mort. Son sphinx, c’est donc ce mystérieux bang, ce son non-identifié révélé par le souffle de Dieu, par le souffle du Diable, ou des deux à la fois. Et sa pythie, une hydre à deux êtres dénommé Hernan.

Toute la mémoire du monde

Surgit alors un autre monde, d’une beauté ineffable insoupçonnée

Si Jessica rencontre Hernan, c’est tout d’abord pour qu’il l’assiste dans l’élucidation de son enquête, pour matérialiser ce bruit intérieur dans le monde réel, pour lui demander qu’il lui donne, littéralement, une piste. Car Hernan est un magicien, un jeune homme doué d’une qualité enchanteresse puisqu’il est capable de voir, de modeler, de donner vie à l’invisible. Il est ingénieur du son, plus précisément pour le cinéma. Jessica a rendez-vous avec lui mais arrive à son studio en avance, alors Hernan lui propose de patienter un instant, le temps qu’il finisse, sur un des fauteuils situés juste derrière elle. Elle accepte, et tend l’oreille. Surgit alors un autre monde, d’une beauté ineffable insoupçonnée. C’est le merveilleux, différent cependant de celui des jungles thaïlandaises chères au réalisateur, puisqu’il nous amène bien plus à l’ouest et plus loin encore dans le temps, vers l’âge d’or des studios hollywoodiens.

Ainsi, un orchestre symphonique vient déchirer, dans un instant bref mais suspendu, l’angoisse qui enserre le cœur de Jessica. Elle ne le comprend pas immédiatement, l’esprit trop tenaillé par son obsession sonore. Le spectateur en revanche ne peut pas ne pas voir l’évidence même, de ne pas déceler dans cette orchestration quasi ancestrale la nature divine, élégiaque et transcendante de la musique, de ne pas la reconnaître comme le versant solaire et lumineux des bruits cauchemardesques qui peuplent nos mondes tant intérieurs qu’extérieurs, de ne pas l’envisager comme une voie possible pour communier de nouveau avec le Tout. Par ailleurs, Hernan étant plutôt joli garçon, une esquisse de badinage (vite avortée) se dessine même furtivement devant nos yeux. Les dieux sont sans doute morts, mais l’amour existe peut-être encore.

Cette rencontre ouvre une brèche pour Jessica, un interstice entre les vivants et les esprits, qui épaissit le mystère infiniment plus qu’il ne le dissipe. Le bruit est toujours là, l’angoisse existentiel qui va avec aussi. Mais il est déjà trop tard pour reculer, alors, lentement mais sûrement, Jessica bascule vers l’autre rive. Au travers d’une balade pastorale et le long d’un cours d’eau dans lequel elle perçoit les échos de sa propre déflagration, elle rencontre Hernan. Le même, sans l’être. Le jeune Hernan s’est volatilisé comme s’il n’avait jamais existé ailleurs que dans l’esprit de Jessica, et voilà qu’elle le retrouve dans ce paysage irradié par une lumière irréelle en face de sa cabane en bois, écaillant des poissons, bien plus âgé surtout qu’il ne l’était quelques jours plus tôt. Cet Hernan-là est un passeur. De rêves, de fantasmagories sonores, de mémoires enfouies, de récits oubliés. Bref, de cinéma. Il n’est ni vivant, ni mort, ni fantôme, ni saint esprit. Il ne fait pas disparaître le big bang originel de Jessica, mais lui révèle d’où ce son provient, et peut-être même où il la mènera. Il résout l’énigme, sans y apporter de réponse. Ce qu’il offre à Jessica, ça n’est ni plus ni moins que la clef de ses songes.

  • Memoria, un film de Apitchapong Weerasethakul, avec Tilda Swinton, Elkin Díaz, actuellement en salles