© Arthur Tress

Dans la série des “Écritures de l’homosexualité masculine”, Zone Critique donne la parole à Frédéric Canovas, dans un article en deux temps, pour évoquer la figure de l’écrivain Yves Navarre, auteur prolixe et prix Goncourt 1980 pour Le Jardin acclimatation.

« j’aime Gide ni plus ni moins que tous les auteurs écartés, qui s’écartent et se libèrent en mesurant leurs attachements. »

Écrivain et homosexuel

la description des sentiments et des relations permet tout à fait au lecteur ou à la lectrice, quels qu’ils/elles soient, de s’identifier aux protagonistes et de se projeter eux-mêmes au sein d’une histoire qui, au premier abord, leur est étrangère, ne serait-ce qu’en raison de leur sexe ou de leur orientation sexuelle.

Un soir de l’hiver 1987, alors que le jour commençait à tomber à travers les fenêtres du salon de la rue Pecquay où il vivait alors, Yves Navarre me raconta l’anecdote suivante. Il avait reçu, quelques mois plus tôt, une invitation à un colloque organisé en Angleterre à propos des « écrivains gay ». Il ne répondit pas immédiatement à l’invitation, ce qui n’était pas dans ses habitudes, je peux en témoigner à titre personnel. « Pas de courrier en souffrance » avait-il coutume de dire. Puis, quelques jours plus tard, alors qu’il se livrait à quelques travaux de jardinage dans sa maison du sud de la France, il lâcha soudain son outil pour un autre : le stylo. Sans même prendre la peine de se saisir d’une feuille de papier vierge, il reprit la lettre d’invitation, la retourna et y inscrivit au verso ces quelques mots en anglais : « I am gay. I am a writer. I am not a gay writer. Sorry. » Dans Biographie, son roman le plus autobiographique publié en 1981, Yves Navarre confiait encore : « l’on dit de moi ‘écrivain homosexuel’. Étiquette. Triangle rose. Dit-on ‘chanteur homosexuel’, ‘peintre homosexuel’, ‘poète homosexuel’, ‘pianiste homosexuel’ ? Je suis écrivain et homosexuel. » L’anecdote et les propos qui précèdent sont révélateurs et il n’est pas très difficile d’imaginer à quel point l’auteur, qui aurait 81 ans aujourd’hui s’il ne s’était donné la mort en 1994 à l’âge de cinquante-trois ans, se sentirait mal à l’aise de nos jours, dans le paysage littéraire qui est le nôtre, avec ses catégories LGBTQ+, ses rayons gays dans les librairies, ses études sur le genre, son écriture inclusive, etc., lui qui remettait en cause jusqu’à la possibilité même de l’existence d’une littérature homosexuelle : « On m’a étiqueté écrivain homosexuel alors que je suis écrivain ‘et’ homosexuel. C’est différent. Il n’y a pas de littérature homosexuelle mais une littérature de l’homosexualité. »

Certes Navarre n’était pas dupe. Il était tout à fait conscient au contraire de l’ostracisme, plus prévalent à l’époque où il écrivait qu’à la nôtre, dont peuvent être parfois victimes les écrivains qui n’hésitent pas à évoquer librement une sexualité hors normes dans leurs textes : « Quand je me mets à écrire un roman, écrivait-il dans Biographie, je ne prends pas la décision d’écrire ‘homo ou pas homo’, même si je sens une pression au niveau de l’éditeur pour que mon prochain roman ne le soit pas. Parce que paradoxalement, et effectivement, pour lui, en chiffres, ‘les romans homos de Navarre se vendent moins bien’, l’écrit homo-porno se vend, pas l’écriture de l’homosexualité. » Si les descriptions détaillées des corps et des ébats entre personnes du même sexe figurent bien au détour des pages des romans de Navarre, comme un fait du quotidien des protagonistes mis en scène, ni plus ni moins, jamais il ne viendrait à l’esprit d’un lecteur ou d’un critique honnête d’accuser leur auteur de pornographie. En fait, bien que les critiques littéraires du début des années 1970 n’aient pas toujours été tendres avec le romancier, l’accusant tour à tour de faire preuve dans ses romans autobiographiques (on ne parle pas encore d’autofiction à cette époque) de narcissisme effréné et d’exhibitionnisme malodorant, il faut bien admettre que jamais aucun d’entre eux n’a véritablement poussé l’injure jusqu’à taxer l’auteur de pornographe. Ce qui fait justement des romans d’Yves Navarre des ouvrages universels, et non pas des textes adressés avant tout à un public homosexuel, c’est aussi et surtout le fait que, même lorsqu’il s’agit de récits mettant en scène des couples homosexuels (songeons au très beau roman Le petit galopin de nos corps par exemple), la description des sentiments et des relations permet tout à fait au lecteur ou à la lectrice, quels qu’ils/elles soient, de s’identifier aux protagonistes et de se projeter eux-mêmes au sein d’une histoire qui, au premier abord, leur est étrangère, ne serait-ce qu’en raison de leur sexe ou de leur orientation sexuelle.

Un écrivain impressionniste

Le rejet de Mauriac et d’une homosexualité refoulée au profit d’un Gide revendiquant, une quarantaine d’année avant la révolution sexuelle des années 1970, sa propre homosexualité dans Corydon et Si le grain ne meurt, est le résultat d’une longue maturation […].

Grâce à l’universalité des sentiments et des élans qu’ils décrivent, les romans de Navarre, loin de sombrer dans les errances de la littérature gay érotique, rattachent leur auteur plus que n’importe quel autre écrivain de son époque à la grande famille de la littérature française du XXe siècle, celle qui, de Mauriac à Yourcenar, a marqué des générations de lecteurs et de lectrices par leur étude profonde et complexe des sentiments. Comparer l’œuvre d’Yves Navarre à celles de ces deux académiciens permet aussi d’insister sur la filiation littéraire de l’écrivain et de replacer sa production littéraire au sein d’une famille de notre littérature. Comme Mauriac, Navarre (quoi qu’il en dise) a souvent enraciné les familles dont ses romans dissèquent les sombres drames sur les terres du sud-ouest de la France dont sont natifs les deux romanciers. À vol d’oiseau, Condom, la ville où est né Yves Navarre et d’où est originaire sa famille, est située à moins d’une centaine de kilomètres du domaine de Malagar, propriété de la famille Mauriac. Comme Yourcenar, Navarre a aussi souvent jeté ses personnages sur des terres lointaines, dans l’errance de voyages sans fin, pour révéler combien les sentiments humains, d’un continent à un autre, d’une époque à l’autre, demeurent cependant universels. L’Académie française ne s’y est d’ailleurs pas trompée qui décerna à l’écrivain le prix Amic de l’académie en 1992 pour l’ensemble de son œuvre et qui tout récemment encore organisait, sous la présidence de M. Xavier Darcos, chancelier de l’Institut de France, une journée d’hommage à l’écrivain un quart de siècle après sa disparition. Yves Navarre aurait été sensible à ce dernier hommage quoi qu’il ait pu penser des académiciens et écrire ici et là contre une certaine idée de l’homme et de la femme de lettres : « […] j’aime les personnes de la littérature, pas les personnages, écrivait-il dans Biographie. J’aime les impressionnistes, pas les oppressionnistes. Exemples : Malraux, personnage, oppressionniste du courage, je ne me serais pas déplacé pour lui ; Mauriac, personnage oppressionniste de la honte, monsieur Double Masque, m’a toujours ennuyé, jamais entraîné dans une lecture ; Camus, par contre, personne, impressionniste d’une conscience qui se déclare ni bonne ni mauvaise, désir de conscience brute, oui. Et Gide, personne derrière le personnage créé de l’extérieur, impressionniste du contre-ordre moral, oui. Et ainsi de suite. » Le rejet de Mauriac et d’une homosexualité refoulée au profit d’un Gide revendiquant, une quarantaine d’année avant la révolution sexuelle des années 1970, sa propre homosexualité dans Corydon et Si le grain ne meurt, est le résultat d’une longue maturation qui, tout au long de sa jeunesse, a permis à Navarre de trouver sa propre voie/voix au fil de ses lectures comme autant d’expériences sensuelles, lui qui revendiquait en tant qu’écrivain la lecture comme une relation quasi amoureuse avec le lecteur et la lectrice.

Itinéraire sensuel

Ce long itinéraire intellectuel est avant tout d’ordre sensuel. Navarre rejette le discours de la philosophie (« Je n’ai jamais pu lire aucun livre de philosophie » déclare-t-il dans Biographie), comme plus tard celui de la psychanalyse, pour une forme moins logique de raisonnement, d’où son rejet de Sartre et de tout maître à penser au profit d’un auteur comme Barthes qu’il n’hésite pas à nommer son ‘maître à ressentir’. Au-delà d’un récit d’apprentissage égrenant les épisodes marquant de la vie de l’auteur, depuis sa naissance jusqu’à l’âge adulte, Biographie est aussi l’itinéraire d’un futur écrivain à travers ses lectures de jeunesse et autres rencontres et affinités littéraires. Les chapitres de Biographie consacrés à la découverte des premiers livres est moins l’occasion de relever l’enthousiasme du jeune garçon et de l’adolescent pour des œuvres qui l’auraient marqué que pour insister sur son rejet, déjà, d’une certaine forme de littérature (comme, dans d’autres chapitres du livre, d’une certaine forme de structure familiale). On serait donc bien en mal de trouver dans les chapitres de Biographie consacrés à la formation du sujet de la biographie un quelconque choc littéraire ayant provoqué sa future vocation d’écrivain. « Et si chocs il y eut, outre ceux des lectures d’enfant, Le Petit Chose notamment, Les Aventures de Corentin et l’étrange immoralité de la comtesse de Ségur, il n’y eut que ceux-là, vraiment de déterminants. » On notera l’absence remarquable, par exemple, des traditionnels auteurs donnés bien souvent à lire aux enfants par les adultes, procédé qui consiste pour Navarre à souligner les choix personnels et les goûts combien plus originaux du jeune Yves. Jack London remplace ici Jules Verne et Pierre Loti donnés en pâture à des générations de petits Français. Biographie insiste aussi, à plusieurs reprises, sur le rejet ou en tout cas la résistance du jeune lecteur vis-à-vis des tentatives de ses maîtres (substituts du père, on l’aura compris, par qui ils ont d’ailleurs été choisis) pour lui inculquer le goût de certains auteurs. Ni Madame Pierre, sa nourrice, ni un peu plus tard le professeur du cours élémentaire de français ne réussira à venir à bout des réticences du jeune Yves qui, à un texte imposé, préfère toujours un autre texte ou une autre façon de s’approprier le texte : « Yves n’a pas aimé Le Grand Meaulnes. Il n’est pas ‘entré dans le livre’ […] Yves ne lira jamais Le Grand Meaulnes jusqu’au bout. Madame Pierre opte pour Vol de nuit. C’est la découverte de Saint-Exupéry. Mais madame Pierre ne saura jamais qu’Yves n’aime les romans de cet auteur-là que parce qu’ils lui rappellent le rêve du lit bleu, et celui du planeur. » Le commentaire de texte « mot à mot » sous l’autorité du maître d’école (figure d’autorité) est associé à une « expérience maniaque » comme le sont, dans d’autres chapitres de Biographie, toutes les tentatives du père pour soumettre le fils à sa volonté. Le vocabulaire d’ailleurs ne trompe pas et, parlant de la phrase, l’auteur de Biographie reprend, consciemment ou inconsciemment, un champ lexical qu’il utilisait quelques chapitres plus avant dans sa description de la scène du refus initial du jeune Yves de la volonté paternelle, épisode où le père tient le fils « par le col de la chemise et du chandail » pour, en vain, lui faire entendre raison : ainsi la phrase chez Camus lui paraît-elle trop « tenue et prisonnière », le texte d’une « trop grande retenue » et le mot chez Claudel « terriblement placé » (c’est moi qui souligne).

Frédéric Canovas