« Ici on ne trace pas d’arc-en ciel autour de sa soif », T. Metz

Zone Critique revient aujourd’hui sur le récit L’Incognito, Hervé Guibert, chez Gallimard, d’abord paru en 1989, et publié à nouveau avec deux préfaces, l’une de Jean-Baptiste Del Amo et l’autre de Oscar Coop-Phane. Dans ce roman, où Guibert semble régler ses comptes avec la Villa Médicis, où il aura été pensionnaire en 1987 et bien fragilement masquée derrière ce qu’il nomme « l’Académie Espagnole », l’humour et le cynisme rencontrent une épreuve de soi, au gré des déambulations, de l’écriture et d’une série de personnages caricaturaux, moqués comme aimés.

Récit d’une déambulation d’une place qui se joue sans cesse, au gré des personnages que l’on croise, le cinéma guibertien sautille de rencontre en rencontre, croise la colère impérieuse et la pudeur maladive, portrait d’un moment, retour à la Villa où quelque chose se manifeste d’un épuisement face aux scléroses bureaucratiques, loin d’un havre paisible et propice à la création. Chez Guibert, la Villa devient le lieu des rencontres humaines et celui d’un exercice complexe d’équilibre face à un réel qui n’est que la caricature de lui-même. Alors quoi ? Trouver des issues, « il se peut qu’on s’échappe en passant par le toit », comme le chante le poète. Et les nuits d’académie espagnole semblent jouir d’une aura singulière où jouer sa chance, se sentir incognito et s’affronter dans un monde qui défaille.

Le spectre des pensionnaires

la vie à la Villa est aussi celle d’une vie solitaire, d’une expérience de l’introspection qui peut chavirer, pleine d’un humour jusqu’au-boutiste, dans l’exercice critique.

Hector Lenoir, narrateur et pensionnaire, prête-nom comique et porte-voix de Guibert lui-même, se plaît à raconter la quantité d’individus rencontrés à la Villa, à détailler avec une minutie de l’anecdote les passants, ces errants de l’académie. Aussi croise-t-on, en dehors des artistes en résidences, un nombre interminable de bureaucrates, d’employés, qui s’échinent à vivre au gré du microcosme, comme si aucune vie n’existait au dehors, parachevant par la même occasion la dimension parodique et critique du milieu. Et le narrateur alors, un brin taquin et foncièrement séditieux s’embarque à sa guise dans des manigances et des querelles, pour animer la scène et la cour du huis clos au cœur de Rome, avant de lui-même déambuler, les nuits sans fin.

Mais la vie à la Villa est aussi celle d’une vie solitaire, d’une expérience de l’introspection qui peut chavirer, pleine d’un humour jusqu’au-boutiste, dans l’exercice critique. Ainsi, peu avant de quitter Paris pour l’Académie, le narrateur confie :

« Le dimanche au jardin je m’ennuie avec les enfants, je les trouve assommants à vouloir courir partout, ils n’ont aucune notion du temps, mais dans une semaine, ils ne pourront plus m’exaspérer, et je le regretterai, je serai bel et bien seul. Je dois considérer l’Académie comme un asile, un sas de disparition. »

Un sas où l’anonymat s’exerce assez peu, malgré les sorties « Incognito », nom d’un bar où il passera plusieurs nuits. Mais ce lieu, rêvé pourtant, du moins voulu – puisqu’il y a épreuve d’admission – concentre malgré tout un incroyable pouvoir de déception à même de stimuler le discours émancipateur et de briser la monotonie :

« Nos allées et venues sont surveillées par des caméras électroniques, qui se répercutent sur les trois écrans vidéo dans la loge du gardien. Omar est adorable, c’est lui qui s’occupe du recel des réfrigérateurs, Fourbezi a essayé de le dégommer pour placer un de ses potes. Je ne suis plus qu’une silhouette minuscule sur l’écran que fixe Omar […]. »

S’organise alors une vie sociale active qui ne masque pourtant pas le sentiment d’isolement, parfois surjoué, amusé aussi par l’écriture elle-même, dans la préciosité d’une vie solitaire, comme en témoigne le rapport plein de tendresse qu’entretient Hector avec…son radiateur, un moment d’humour littéraire et d’anti-sérieux délectable :

« Mon radiateur m’a sauvé la vie, je lui en suis si reconnaissant que je lui ai donné un petit nom. Ma Françoise à moi me chauffe en trois positions, elle a de ravissants chaussons noirs qui l’empêchent de se salir sur mon parquet, qu’elle perd parfois dans mes manipulations, et que j’ai plaisir à lui réemboîter. Je la monte sur la mezzanine en position 2, elle me suit jusqu’au bain en position 3. Quand je rentre chez moi, elle m’attend, rougeoyante, irradiante, elle trône au milieu du salon, elle ventile silencieusement, ma Françoise est la maîtresse jalouse du lieu. » Et puis loin, « La lumière se rallume, ma Françoise ronronne, elle soupire d’aise, reconnaissante de lui avoir sauvé la vie. »

Un cinéma de l’anecdote

Cet isolement ouvre la voie à une écriture de l’anecdotique. On sait Guibert coutumier du fragment, dans un geste de saisissement et d’isolement de l’image, de recueil ça ou là de l’incident pour reprendre l’expression de Barthes, et si le roman ici ne porte pas l’esthétique fragmentaire qui fait date, les annotations d’un quotidien dont les moments germent dans l’écriture à la manière d’anecdotes poursuivent ce portrait par touches d’une réalité presque subie, face à laquelle surjouer une passivité misanthrope pleine d’humeur :

« Mes voisins bénéficient aussi d’une longue porte étroite, une fente dans le mur, de l’épaisseur d’un corps qui se faufile, destinée à l’origine à évacuer les toiles de grand format. Elle donne sur une tonnelle de rosiers grimpants, où ils ont mis une table et deux chaises pour grignoter quand il fait doux, mes voisins ont une vie de couple harmonieuse, les chats sont tellement affamés qu’ils chipent même les biscuits secs pour les croquer plus loin avec excitation. »

Le voisinage donc, immédiat et physique, devient le prétexte parfait pour jouer la vieille dame à la fenêtre, à maugréer contre l’impossible excitation du réel :

« Mes voisins sont bizarres. J’ai l’impression qu’ils attendent le moment où j’ai fait claquer la porte de mon pavillon pour sortir à leur tour, avec le décalage qui leur permettra de ne pas me croiser. »

Ou encore, peut-on lire avec humour et fantaisie les confidences hasardeuses d’un narrateur excédé :

« J’ai entendu un couinement atroce, comme une déchirure, un braillement de nourrisson qui luttait contre l’étouffement. J’ai espéré que c’était le fils Fagioli qui s’était coincé quelque chose dans la bétonneuse, ou était déjà à moitié broyé, je me suis mis à la fenêtre. »

Une épreuve de soi

L’expérience de la séduction rend compte de ce sursaut, ce rappel d’un soi intime et désirant, et invite progressivement à l’épreuve de son propre érotisme, exercice d’une présence de soi, injonction de sa preuve

L’isolement et la posture critique du spectateur-narrateur ouvrent toutefois à une introspection et à l’affirmation de son propre désir, manière de s’affranchir d’un monde lassant et parfois méprisé. L’expérience de la séduction rend compte de ce sursaut, ce rappel d’un soi intime et désirant, et invite progressivement à l’épreuve de son propre érotisme, exercice d’une présence de soi, injonction de sa preuve aussi :

« A Le Fiaschetteria, le petit monsieur maniéré qui s’est assis en face moi fixe depuis cinq bonnes minutes la ligne de mon front. » Et après tout, puisque « [le] dimanche après-midi, on s’emmerde tellement, on a envie de tirer un coup. » De même, on sort beaucoup pour séduire, Le Saint James, Le Bel Ami, Le Las Vegas,… et occuper les nuits, rencontrer, ouvrir à des scènes de l’intimité, même fictionnelles :

« Il fait bon chez moi, l’éclairage est chaud, on écoute Adamo : « Aki Ga Fourou Onata Wa Konaï », Tombe la neige en japonais, j’ai acheté ce compact en croyant qu’il était français. Désormais, quand je croise un Japonais dans le couloir d’un train, je peux lui chuchoter mystérieusement « Tu ne viendras pas ce soir », dans sa langue maternelle. »

Le retour à soi, expérience et témoignage, est aussi celui d’une ouverture à l’écriture. Le texte en atteste, par sa naissance, la Villa comme lieu de création également, mais c’est dans les recoins de l’écriture elle-même que se glissent ces manifestations presque métadiscursives de l’autofiction :

« ça fait une semaine qu’il n’arrête pas de pleuvoir, j’ai remis la main sur mon parapluie, je m’en sers à peine, dans les rues dévalent les rigoles d’eau infranchissables, on n’avait jamais vu ça à Rome, je reste cloîtré chez moi, je m’entraîne à faire chauffer de l’eau pour le thé, j’ai commencé l’histoire de ma vie, je suis devenu un personnage, je m’appelle machin-chose, je m’embrouille dans la chronologie, mais ça roule […]. »

Jean Baptiste Del Amo et Oscar Coop-Phane eux-mêmes anciens pensionnaires ne s’y trompent pas quand ils exposent dans leur préface respective une vision singulière de cette expérience d’écrivain, rappelant ça ou là eux-mêmes quelques anecdotes sur Guibert. Si le second résume de manière tranchée cette réalité esquissée :« Les bars de Rome, la peinture, le roman, les ateliers et la solitude », le premier témoigne de cette tension entre un propos plein d’humour et critique et le joug d’une écriture en train de se faire :« Si l’on devine L’Incognito en partie écrit sous la contrainte même de la résidence d’artiste, l’impératif de produire un texte, de rendre compte, il serait cependant injuste de ne pas en reconnaître les éclats poétiques, l’humour décapant qui le traverse, l’habileté de Guibert et de son avatar Lenoir à croquer le terrible portrait » des occupants et bureaucrates.

Avec L’Incognito, roman et bar de nuit, nuit interdite ou secrète, Guibert s’aventure encore dans le trouble d’une écriture où se jouer soi-même, s’éprouver et mesurer sa propre présence au réel et à l’image de soi.