De gauche à droite : Haruki Murakami, Yukio Mishima, Kenzaburo Oé, Yuko Tsushima, Yasunari Kawabata

Dans la nouvelle collection « Fidelio » des éditions Plon paraît un ouvrage aussi beau que touchant. Sous la direction de l’écrivain Nicolas Gaudemet et du journaliste Dominique Guiou, le recueil de nouvelles Esthètes Japonais raconte les liens qu’ont pu tisser cinq auteurs avec des écrivains japonais. Chacun raconte avec sincérité et émotion leur rencontre spirituelle avec ces écrivains qui ont marqué la littérature japonaise. Le recueil illustre ainsi très bien l’adage japonais 一期一会(Ichi-go Ichi-e) qui appelle à chérir chaque rencontre. Celles littéraires sont uniques, car elles se font dans le silence.

Mono no aware ((物の哀れ) – « Poignante mélancolie des choses »

Le recueil donne la parole à cinq écrivains contemporains qui partagent au lecteur les liens singuliers qui les unissent à leur auteur japonais fétiche. Ainsi, Minh Tran Huy raconte Haruki Murakami, Nicolas Gaudemet nous livre la manière dont Yukio Mishima l’a accompagné, René de Ceccatty nous parle de son travail de traducteur et sa rencontre avec Kenzaburō Ôé, Philippe Forest évoque les échos qu’il a pu trouver dans l’œuvre de Yūko Tsushima, la fille de Dazai Osamu, et enfin Marie Céhère présente Yasunari Kawabata.

Tout se réalise au sein de petites nouvelles qui nous ouvrent la subjectivité des écrivains et leur profond attachement pour la littérature japonaise. Plus qu’une rencontre, les nouvelles racontent un souvenir, celui des mots et des pensées qui accompagnent nos écrivains français dans leur vie. C’est ainsi que Minh Tran Huy s’est sentie nourrie par l’œuvre de Murakami : « Ma patrie véritable n’était pas celle de leur souvenir, ou de l’illusoire représentation que je pouvais m’en faire. Ma patrie, je l’arpentais chaque fois que j’ouvrais un roman de Murakami. Je n’en avais pas hérité ; je l’avais choisie et elle avait ceci d’extraordinaire que je pouvais réaffirmer le choix de m’y enraciner en racontant à mon tour une histoire d’initiation, de perte et d’errance. » Murakami apparaît alors comme un guide, une énergie avec laquelle Minh Tran Huy marche, respire, crée.

De la même manière, le récit de Nicolas Gaudemet et sa rencontre avec Yukio Mishima est beau. « Mishima est en train de changer ma vie. », écrit-il, tant l’œuvre a bouleversé son être et a eu une influence sur sa construction en tant qu’homme. De Confession d’un masque à la grande fresque de La Mer de la fertilité, Nicolas Gaudemet nous emmène en voyage à travers les romans qui l’ont marqué intimement. L’auteur va jusqu’au Japon, sur les traces de l’écrivain nippon, s’interroge sur sa fascination qui, parfois, prend le ton de la répulsion. Nicolas Gaudemet utilise même le terme de « transfiguration » pour parler de son voyage au Japon, son « pèlerinage mélancolique » ajoute-t-il par ailleurs.

Les cinq auteurs japonais flottent au-dessus de la tête des cinq auteurs français comme des figures tutélaires. Culte des ancêtres pourrions-nous dire ? Ou plutôt culte de ceux qui nous ont précédé de leurs écrits et de leurs pensées.

Les cinq auteurs japonais flottent au-dessus de la tête des cinq auteurs français comme des figures tutélaires. Culte des ancêtres pourrions-nous dire ? Ou plutôt culte de ceux qui nous ont précédé de leurs écrits et de leurs pensées. Élèves spirituels, nos cinq écrivains contemporains rendent hommage à leur senseï par leurs nouvelles, témoignant ainsi de ce qu’ils ont compris des œuvres qu’ils ont lues, mais aussi de ce qu’ils ont senti de la culture et de la pensée japonaise.

Esthètes japonais présente donc des expériences personnelles, des confessions sans masque touchantes qui apparaissent véritablement comme des hommages envers des écrivains qui ont marqué de leur plume le XXe siècle.

Dialogues silencieux

« […] à force de parler de littérature,

il arrive parfois que l’on en révèle beaucoup sur soi

sans pourtant n’avoir jamais rien directement confessé à quiconque de sa vie. »

Philippe Forest

Les nouvelles sont touchantes. Chaque écrivain se livre avec émotion sur le dialogue silencieux que leurs lectures ont pu créer. Le Japon fascine. Il est, à nos yeux d’Occidentaux, une contrée lointaine, auréolée d’un imaginaire, d’une pensée qui nous semble être un idéal de vie. Sur le Japon, nous calquons nos aspirations de calme, de beauté, ce dont nous sommes incapables en notre propre foyer. Le Japon est l’île d’or philosophique qui nous intrigue avec une sorte d’attraction-répulsion. Idéal de pensée et pensée trop rigoriste et insoutenable, voilà ce que le Japon crée en nous. La littérature japonais nous offre alors un aperçu fascinant et angoissant et nous donne un millième de l’enseignement que nous pourrions recevoir des maîtres écrivains japonais. Dans un pays où le “je” est intraduisible sinon par quelques mots qui n’ont de sens que dans certaines situations de société, comment pourrions-nous comprendre le Japon ? Esthètes japonais proposent de le faire dans le dialogue silencieux de la rencontre avec les mots et l’esprit.

René de Ceccatty se souvient avec joie de sa relation avec le grand Kenzaburō Ôé. René de Ceccatty en était le traducteur français jusqu’en 1993. Il y évoque leurs échanges de livres, leurs références mutuelles dont Dante et surtout des mots, de la traduction et de la manière dont Kenzaburō Ôé écrivait et pensait la littérature jusqu’à la quitter en 2005 avec Adieu ! Mon livre. René de Ceccatty nous montre ainsi la parole du traducteur, celle silencieuse qui s’exerce dans les mots. Le traducteur plonge dans les mots, en tire toute la substance et voit la pensée de Kenzaburō Ôé au point de comprendre l’évolution de sa pensée et de son rapport à l’écriture.

Pour Philippe Forest, l’écriture s’est liée à celle de Yuko Tsushima et à l’histoire tragique qu’ils partagent : le décès d’un enfant. Philippe Forest livre sa rencontre avec Yuko Tsushima, leurs discussions et leurs obsessions. Le deuil les a rapprochés, la littérature les a fait se rencontrer. Tous les deux cherchent à « rappeler à la vie [leur] propre récit », pour reprendre les mots de l’écrivaine japonaise.

Les écrivains qui se livrent ici nous donnent l’occasion de lire ce dont la littérature est capable sur le lecteur, car après tout, ce ne sont pas des nouvelles d’écrivains, mais des nouvelles de lecteurs qui ont partagé, le temps d’une lecture qui a duré une vie, une sympathie spirituelle et intellectuelle inédite.

Les cinq nouvelles d’Esthètes japonais, si intimes, si singulières, apparaissent finalement comme des contes d’apprentissage. Les leçons de vie qui sont dispensées dans cet ouvrage publié par Plon se donnent à tous. Les écrivains qui se livrent ici nous donnent l’occasion de lire ce dont la littérature est capable sur le lecteur, car après tout, ce ne sont pas des nouvelles d’écrivains, mais des nouvelles de lecteurs qui ont partagé, le temps d’une lecture qui a duré une vie, une sympathie spirituelle et intellectuelle inédite.

Bibliographie :

Esthètes japonais, Plon, “Fidelio”, 2021.