« Une comédie, une fable utopiste, un film d’évasion… » – Rencontre avec Louis Garrel et Lætitia Casta pour la sortie en salles de La Croisade, le troisième long-métrage de Louis Garrel où des enfants militants font vaciller les certitudes adultes.

La Croisade met en scène des enfants qui se mobilisent contre le changement climatique, mais il a été écrit avant la vague écologiste, et les manifestations étudiantes de 2019, il est en cela visionnaire.

Louis Garrel : Le film a été écrit avant l’implication des enfants dans le combat écologique. Au départ, Jean-Claude Carrière, (scénariste du film, ndlr) avait écrit une scène que je trouvais brillante, mais dès qu’est apparue l’implication des enfants dans le combat écologique j’ai trouvé que cela sonnait faux, je n’y croyais pas du tout. De plus, je n’avais aucune envie de réaliser un film engagé ou qui pourrait être présenté comme militant. Cette idée des enfants qui militaient pour sauver la planète ne me parlait pas du tout, je trouvais que cela aboutissait à créer de « faux enfants », puisqu’on avait jamais vu des adolescents s’engager pour cette cause. Puis, soudainement la militante suédoise Greta Thunberg fait irruption sur la scène internationale, lance sa grève scolaire et son mouvement pour la planète. J’ai immédiatement appelé Jean-Claude Carrière, et je lui ai dit que c’était l’occasion de reprendre le scénario pour traiter un sujet d’actualité. À ce titre, Jean-Claude avait été parfaitement visionnaire et il m’incitait à réaliser rapidement le film pour ne pas donner l’impression de courir après le réel. C’est hélas un peu le cas, je suis presque en adéquation avec l’actualité, mais j’aurais pu l’être encore plus.

Contrairement aux autres films qui traitent du changement climatique, La Croisade ne se veut pas un film moralisateur et donneur de leçons. Comment en êtes-vous venus à aborder le sujet sous l’angle de la comédie ?

Louis Garrel : Bien sûr, éviter le côté moralisateur était fondamental pour moi. Mais j’ai eu du mal à trouver un angle d’approche qui ne fasse pas de ce film une leçon de morale. Face au changement climatique nous sommes tous un peu démunis, et il fallait alors trouver une dynamique qui permettrait au spectateur de prendre un plaisir de cinéma. Avec Jean-Claude Carrière, on s’est donc dit que la comédie et le rire permettraient d’ouvrir plus de portes chez les gens. En regardant le film, on peut tour à tour s’identifier au personnage de Lætitia, à celui de Joseph, comme au mien, et approcher la question difficile de l’urgence climatique par le biais du rire me semblait un bon moyen de toucher les gens sans leur imposer un discours très idéologique. Je crois d’ailleurs que La Croisade est la première fiction sur le thème de l’écologie, et je trouve assez original d’en faire une comédie avec des enfants dans les rôles principaux. J’aimais cette idée que le film soit à la fois une petite comédie de boulevard, une fable écologiste, une fable utopiste, même un film d’évasion en un sens. Il y avait cette idée de mélanger plein de petites formes en un temps très court sur ce sujet que je trouve historiquement fou, à un moment où les enfants ont l’air d’être plus logiques que les adultes face aux catastrophes qui s’annoncent.

La Croisade est un film court (1h06), au rythme rapide, presque théâtral, ce qui permet de faire naître le comique. C’était en même temps une gageure de faire tenir en une heure la question écologique, le thème de l’enfance, et la rupture entre les générations. Y avait-il cette volonté dès le scénario de faire court comme pour arriver à une forme d’épure ?

Lætitia Casta : La première scène a effectivement été tournée sur le mode et selon le rythme d’une scène de théâtre. De plus, elle est filmée en plan séquence et caméra à l’épaule, ce qui permet d’accélérer le rythme et de donner cette continuité de l’étonnement et de la stupeur des parents face à ce qu’a fait leur fils.

« Les films c’est bien, mais il y a toujours une heure de trop. »

Louis Garrel : Tout cela emprunte un peu au théâtre de boulevard : un couple bien confortable, bien bourgeois, est complètement déstabilisé par un évènement imprévu – ce qui est le principe du boulevard. Jean-Claude Carrière avait conçu la première scène de manière très dynamique avec cette gradation dans les découvertes de tout ce que l’enfant a vendu, et dans la stupeur des parents. Je trouvais intéressant de garder cette accumulation qui rend possible la touche comique. Ça fonctionne aussi un peu par identification, car je pense que tout le monde a chez soi des petits objets de valeur qu’on laisse dans un coin sans jamais y toucher, et qui pourraient facilement disparaître sans qu’on s’en rende compte immédiatement. À propos de la durée du film, c’est Jean-Claude qui citait toujours Coluche qui disait : « Les films c’est bien, mais il y a toujours une heure de trop. » Donc je me suis dit qu’on allait faire court, de plus j’avais cette volonté de toucher beaucoup de sujets en peu de temps et de réaliser, pour ainsi dire, un film gigogne.

Le rapport à l’enfance qui traverse le film permet de s’émanciper du pur militantisme, et de travailler également la dimension intime de la découverte de soi. On songe ainsi à des films de Truffaut comme Les 400 Coups ou L’argent de poche, y avait-il cette volonté de travailler à la fois le rapport au collectif chez les enfants, mais également la dimension intime des sentiments, la découverte de soi et la sortie de l’enfance ?

Louis Garrel : Concernant la question de l’intime et de la découverte de soi, j’ai décidé de rajouter les petites scènes amoureuses entre les enfants qui, au départ, ne figuraient pas dans le scénario. Je me suis dit que je ne pouvais pas ne pas en mettre, car ce serait mal raconter la réalité de l’enfance. Car à 12 ans, c’est un âge où on a tous eu la volonté de changer quelque chose qu’on trouvait injuste ou mal fait, mais c’est également l’âge de la découverte des sentiments et des premiers amours.

Lætitia Casta : C’est effectivement un film sur la sortie de l’enfance. En ce sens, il y en a un qui ne grandit pas, c’est le personnage d’Abel (interprété par Louis Garrel, ndlr). Et face à lui, Joseph devient peu à peu un homme, Marianne (interprétée par Lætitia Casta, ndlr) regarde son fils grandir, et accepte en un sens qu’il passe par elle pour avancer dans la vie. C’est-à-dire que le combat militant qu’il porte est également pour lui un moyen de s’émanciper de la tutelle parentale et de s’affirmer comme un garçon qui devient peu à peu un homme. Par conséquent, le père a un peu le sentiment d’être dépossédé de sa place, et le scepticisme du personnage d’Abel permet de faire le lien entre la jeunesse qui grandit et s’affirme par des positions opposées à celles de ses parents.

« Les personnages ne se définissent pas par une psychologie préétablie, mais par leurs actions.»

Louis Garrel : Ce que vous dites sur le collectif est assez beau, et j’aime le fait que l’enfant n’ait pas encore abandonné l’idée que c’est en groupe qu’on fait des choses. Car, plus on grandit, plus on a tendance à se séparer des autres et à se recroqueviller sur soi, alors que là, ils sont en groupe, et ils agissent ensemble. Et sur ce point je tenais à lier à la fois la découverte de soi chez les enfants et la naissance de l’amour avec une action concrète, qui prend la forme de l’engagement pour le climat dans le film. C’était un moyen de ne pas psychologiser à outrance les rôles et les personnages. C’est une chose que Jean-Claude Carrière m’a apprise et qu’il tenait, je crois, de sa lecture de Tchekhov, selon laquelle les personnages ne se définissent pas par une psychologie préétablie, mais par leurs actions. C’est une chose qu’il m’a répétée plusieurs fois et que je trouve très juste, même en tant qu’acteur. Car on cherche toujours une logique ou une cohérence psychologique, et finalement dans la vie on accorde souvent ce qu’on est avec ce qu’on vient de faire : on n’agit pas en fonction de ce qu’on pense être bien, on agit, et on s’accorde a posteriori avec ce qu’on a fait. Enfin, cette prééminence de l’action sur le psychologique rend les choses cinématographiques.

La position des parents est intéressante car elle est ambiguë : tantôt lointaine, tantôt bienveillante, elle évolue au cours du film. De même que la scène du déjeuner avec les amis est à la fois drôle et anxiogène. Cette ambivalence était-elle une manière de tracer un fossé générationnel sans tomber dans un conflit ouvert ?

Louis Garrel : Oui, les parents sont complètement déboussolés, un peu moins pour le personnage de Lætitia, qu’on pourrait au départ trouver naïve, mais en fait elle écoute la personne la plus sensée et la plus constructrice, c’est-à-dire son fils. Mais à travers cette entente qui se noue peu à peu entre le fils et la mère, l’objectif était de mettre en scène des activistes qui n’envisagent pas de parvenir à leur fin à travers la violence et la déconstruction. J’aimais cette idée que les enfants soient des activistes qui arrivent à leurs fins en construisant quelque chose de neuf. En cela, le film est peut-être moins punk, mais propose une dimension plus positive. Mais pour être honnête, j’aurais voulu jouer un peu plus sur l’angoisse d’une violence qui pourrait naître chez les enfants, c’est Jean-Claude Carrière qui ne voulait pas trop. Mais par exemple, j’ai tenu à rajouter la scène où je rêve que Joseph me tue, car il était important pour moi de faire surgir ce risque potentiel d’une violence infantile. Je pense que face aux enjeux climatiques, si rien n’est fait, la jeunesse finira par verser dans la violence. Cela est certes anxiogène, mais on peut également y voir un côté revigorant et cela doit encourager au sursaut collectif.

D’où le dernier plan du film qui tend vers la fable : on ne sait pas si c’est un mirage…

Louis Garrel : Oui exactement, on ne sait pas. Mon idée était qu’au début ce sont les enfants qui croient dur comme fer à leur projet. Ensuite, c’est la mère qui est convertie ; le père commence à y croire par amour pour la mère et par peur d’être abandonné. Finalement c’est le film lui-même qui finit par croire au projet qui paraissait irréaliste, et la dernière scène est une manière cinématographique d’incarner cette croyance.

Sur le travail cinématographique, il y a également cette belle scène dans la forêt avec l’immense carte de l’Afrique. Comment avez-vous pensé un tel décor qui est à la fois onirique, mais qui met bien l’accent sur la dimension politique ?

Louis Garrel : C’est Jean-Claude Carrière qui a eu cette image. Il avait scénarisé tellement de films, écrit tant d’histoires qu’il était dans une recherche permanente de l’inédit et du jamais vu. Et donc des enfants qui se passionnent pour l’écologie et une immense carte de l’Afrique dans une forêt en bordure de Paris, il m’a dit que c’était totalement inédit. Avec Mila Préli, la décoratrice, j’ai suggéré qu’on imagine cette carte « à hauteur d’enfant », c’est-à-dire avec ce qu’ils auraient pu trouver par eux-mêmes pour l’illuminer et la construire. On a donc illuminé la carte avec des néons de couleurs variables, et on a filmé ça avec un drone, pour avoir ces images d’ensemble qui donnent tout le relief à l’écran.

Joseph, Julia et Ilinka, c’est vous qui avez le grand rôle de ce film. Quelle a été votre place sur le tournage ? Comment avez-vous approchés ces personnages militants ?

Joseph Engel : J’ai essayé d’avoir le plus d’impact possible à travers le rôle qui est le mien, j’ai tenté d’incarner les choses à fond, et Louis m’avait dit de m’inspirer de Greta Thunberg, et de sa foi militante. Il s’agissait de prouver à chaque instant que j’étais capable de faire ce que je pensais.

Julia Boème : Surtout, il fallait être très sérieux, il ne fallait pas que le moindre détail ou la moindre hésitation dans nos propos ou nos attitudes puissent laisser penser que tout cela était une blague. L’idée étant de prendre les enfants au sérieux, il fallait de notre côté faire preuve d’une grande détermination dans nos personnages. Ce film est aussi un espoir, pour montrer que les enfants peuvent agir concrètement contre le changement climatique.

Les dialogues étaient-ils écrits de manière stricte et précise, ou aviez-vous la possibilité d’improviser à partir de thèmes sur lesquels devait porter la discussion ?

Ilinka Lony : C’était assez écrit. Il y a avait une ligne de conduite à tenir, avec un sujet bien précis qui était là pour nous guider, de manière à ce qu’on puisse se raccrocher à quelque chose si on perdait le fil du dialogue. Bien souvent, on reformulait nous-mêmes, cela venait de nous et donnait un caractère plus spontané.

Il y à la fois une drôlerie et une beauté dans les scènes où Joseph danse. Notamment à la fin, puisqu’on passe d’un plan où Lætitia Casta est dans le désert, puis cela enchaîne avec une scène de danse. C’est à la fois beau et surprenant : comment aviez-vous imaginé cela ? Est-ce un signe de victoire ? Ou le symbole d’un dynamisme de l’enfance qui continue l’engagement ?

Louis Garrel : Cette scène n’était pas initialement prévue. Je l’ai ajoutée au montage, car la danse est un moment de joie. C’est un peu une danse de joie, mais qui est également légèrement mélancolique, car on ne sait pas si ce qu’on voit à la fin est un mirage. L’idée était de garder l’énergie de l’enfance pour qu’on sorte du film en se disant qu’il y a une route possible qui est en train de se dessiner.

Vous jouez toujours dans vos films, est-ce une manière de diriger au plus près des comédiens ?

Louis Garrel : Bien sûr ! Pour moi, jouer dans mes films n’est pas tant un plaisir d’acteur, qu’une facilité à donner le « la » aux comédiens qui m’entourent.

Julia Boème : Pour nous, jouer avec Louis était également un engagement à s’approprier les dialogues et le scénario. Par exemple, si on n’arrivait pas à prononcer la phrase, on disait la même chose mais différemment, avec nos mots.

In fine, c’est cela être acteur : se demander ce que veut le metteur en scène

Louis Garrel : C’est pour ça que j’aime jouer avec les comédiens que je dirige, surtout les enfants : ils voient ce que je fais avec les dialogues, et la manière dont je m’en éloigne parfois, ils comprennent ainsi qu’ils ont le droit d’en faire autant. In fine, c’est cela être acteur : se demander ce que veut le metteur en scène, et je pense que si on voit jouer le metteur en scène, on va plus facilement aller vers ce qui est attendu. De plus, comme je ne voulais pas que le film ait le sens d’une leçon de morale, le fait que j’interprète le rôle du sceptique et du réfractaire au projet des enfants permet également au spectateur de ne pas se sentir comme pris en otage par un discours militant.

Vos personnages portent le même nom que ceux de L’homme fidèle, votre film précédent, avez-vous cette volonté de construire une nouvelle forme de saga cinématographique ?

Lætitia Casta : J’aime cette idée de retrouver les personnages d’un film à un autre. Dans La Croisade, Marianne est pour moi beaucoup plus libérée, détachée de la relation du couple, elle se dirige vers autre chose dû à l’enfance, elle pense à son avenir, à son héritage, et c’était intéressant de travailler une Marianne qui évolue, alors que Abel reste un peu coincé dans ses idées et campe sur ses positions.

Louis Garrel : Cette idée de la saga m’intéresse beaucoup, et j’aimerais énormément continuer à construire en ce sens. Je travaille actuellement sur un nouveau film qui donnerait le rôle central au personnage de Marianne cette fois.

  • La Croisade, un film de Louis Garrel, avec Lionel Dray, Laetitia Casta, Joseph Engel, en salles le 22 décembre 2021.