Patrice Pascal © Archives Larbor

Zone Critique poursuit son dossier dominical consacré aux écritures de l’homosexualité masculine avec un article de Claude Coste, à qui l’on doit l’édition de plusieurs des séminaires de Roland Barthes.

Sexe et texte  

Roland Barthes n’a jamais fait son coming out. À qui s’en étonnerait, on conseillera de lire ou relire le fragment consacré à la « La déesse H » dans Roland Barthes par Roland Barthes (1975) : « Le pouvoir de jouissance d’une perversion (en l’occurrence celle des deux H : homosexualité et haschisch) est toujours sous-estimé. La Loi, la Doxa, la Science ne veulent pas comprendre que la perversion, tout simplement, rend heureux ; ou pour préciser davantage, elle produit un plus : je suis plus sensible, plus perceptif, plus loquace, mieux distrait, etc. et dans ce plus vient se loger la différence (et partant, le Texte de la vie, la vie comme texte). Dès lors, c’est une déesse, une figure invocable, une voie d’intercession. » (OCIV, 643)

Barthes installe sereinement une sexualité heureuse, détachée de toute idéologie victimaire.

D’une certaine manière, tout est contenu en germe dans ces quelques lignes. Sans doute, Barthes reprend-il des lieux communs, comme la « différence » ou même la « perversion ». Loin de toute provocation, le mot « perversion » qui désigne les formes non procréatrices de sexualité renvoie au sens freudien. Quant au « droit à la différence », il est revendiqué par les militants de l’époque, même si Barthes en fera toujours un usage très particulier. Mais, surtout, le fragment s’oppose au discours dominant sur l’homosexualité comme réalité douloureuse. Loin de Charlus ou de l’homophobie, Barthes installe sereinement une sexualité heureuse, détachée de toute idéologie victimaire. Et il met en avant l’écriture, établissant une relation forte entre le sexe et le Texte, qu’il s’agisse d’écrire la sexualité, d’écrire à partir de la sexualité ou de retrouver dans sa vie sexuelle l’utopie d’une polysémie infinie.

Pour saisir la présence protéiforme de l’homosexualité dans l’œuvre de Barthes, on distinguera trois catégories de textes : d’un côté des livres et des articles publiés, qui appartiennent à la critique ou à la théorie littéraire (« Wilhelm von Gloeden », 1979, Fragments d’un discours amoureux, 1977) ; d’un autre côté, plusieurs ouvrages très maîtrisés, mais qui attendront une édition posthume (« Soirées de Paris », « Incidents », 1987). On distingue enfin un troisième ensemble constitués d’inédits conservés à la BnF : brouillons, esquisses, carnets ou fiches. Quand le premier ensemble se tient loin de la vie de l’auteur, le second et surtout le troisième sont beaucoup plus proches de l’autobiographique, renouvelant le rapport écrit que Barthes entretient avec la sexualité.

« Vous êtes… ? – Oui, je suis… »

Si Barthes a toujours fait preuve de discrétion, c’est sans doute que le propre de la critique littéraire est de focaliser sur l’objet du commentaire plus que sur le regard du commentateur. On a également avancé l’esprit d’une époque qui accepte la perversion sur le plan légal, mais la tolère mal sur un plan sociétal ; on a enfin mentionné le surmoi de la figure maternelle et la connivence silencieuse établie avec le fils, loin de toute verbalisation. Mais plus que ces raisons, sans doute pertinentes, c’est à une véritable prise de position que conduit le choix de l’indirect. La préface à Tricks (1979) de Renaud Camus définit très clairement la voie très singulière que Barthes choisit de suivre : « L’homosexualité choque moins, mais elle continue à intéresser ; elle en est encore à ce stade d’excitation où elle provoque ce que l’on pourrait appeler des prouesses de discours. Parler d’elle permet à ceux « qui n’en sont pas » (expression déjà épinglée par Proust) de se montrer ouverts, libéraux, modernes ; et à ceux « qui en sont » de témoigner, de revendiquer, de militer. Chacun s’emploie, dans des sens différents, à la faire mousser. Pourtant, se proclamer quelque chose, c’est toujours parler sous l’instance d’un Autre vengeur, entrer dans son discours, discuter avec lui, lui demander une parcelle d’identité : « Vous êtes… – Oui, je suis… » » (OCIV, 684-685) Qu’on ne s’y trompe pas : Barthes ne nie pas, bien au contraire, le lien particulier que telle ou telle forme de sexualité instaure par rapport au monde ; mais, en aucun cas, il ne souhaite s’enfermer dans une identité réductrice qui compromettrait la diversité du sujet et le dynamisme de la subjectivité.

Tricks de Renaud Camus raconte une série de rencontres dans des lieux de drague homosexuelle. Barthes a-t-il goûté cette longue série de descriptions qui comme toute pornographie est condamnée à une invention permanente que la vie ne demande pas ? On a douté de son admiration. Mais, même s’il n’a pas forcément lu tout le livre, Barthes défend à son propos un mode d’écriture qui donne une vision séduisante de la sexualité. Grâce à la « ruse du langage » (OCV, 685), il est possible d’inventer une perversion utopique, débarrassée de l’interdit et de la transgression. Barthes se montre très sensible à la nouveauté de Renaud Camus qui trouve les mots pour décrire une sexualité mate, sans transcendance, qui n’exclut ni l’affect, ni le fantasme. Dans le monde de Tricks où la jouissance est de règle, où la violence du viol est complètement exclue, l’éthique joue un rôle essentiel par la liberté et la réciprocité qu’elle installe comme valeurs supérieures. Dans ce monde écrit, Dieu et le péché ont totalement disparu au profit de l’homme, de son désir et de son plaisir. Comme le précise Barthes : « La chair n’est pas triste (mais c’est tout un art de le faire entendre). » (OCIV, 685)

Barthes se montre très sensible à la nouveauté de Renaud Camus qui trouve les mots pour décrire une sexualité mate, sans transcendance, qui n’exclut ni l’affect, ni le fantasme.

Cet attrait de la chair, un passage de Sade, Fourier, Loyola (1971) l’exprime avec humour, jouant du vocabulaire sémiologique et d’un art consommé de l’ironie. Analysant dans le fragment « Cacher la femme » la stratégie des libertins, Barthes prend un ton professoral pour distinguer hétéro- et homosexualité dans l’œuvre de Sade : « parmi les sujets de débauche, la Femme reste prééminente (les pédérastes ne s’y trompent pas, qui répugnent ordinairement à reconnaître Sade pour un des leurs) ; c’est qu’il faut que le paradigme fonctionne ; seule la Femme donne à choisir deux sites d’intromission : en choisissant l’un contre l’autre dans le champ d’un même corps, le libertin produit et assume un sens, celui de la transgression. Le garçon, parce que son corps n’offre au libertin aucune possibilité de parler le paradigme des sites (il n’en propose qu’un), est moins interdit que la Femme : il est donc, systématiquement, moins intéressant. » (OCIII, 810) Que dit ce texte qui joue d’une manière aussi impertinente qu’allusive avec le vocabulaire de la linguistique ? Par la configuration de son corps, la femme est incontestablement plus intéressante sur le plan sémiologique ; mais pour un « pédéraste », l’étendue du paradigme et la diversité du choix importent assez peu. Et de façon plus générale, Barthes rappelle utilement que le désir n’a que faire de la richesse des systèmes et de l’obligation de s’y conformer. En d’autres termes, le désir (quel qu’il soit) sait où il va et va où il veut.

L’art du détour

Pour échapper au double piège de l’aveu et de la transgression, l’homosexualité s’inscrit par détour dans l’œuvre. Quand il écrit sur Van Gloeden et ses photographies de jeunes bergers nus jouant à l’antique, quand il suit les errances de Loti dans Aziyadé, quand il insiste sur les relations de séduction que Socrate entretient avec ses disciples, à commencer par Alcibiade, Barthes parle aussi de lui à travers l’analyse. Dans L’Empire des signes (1970), pour expliquer comment se diriger dans Tokyo, il donne la reproduction d’un petit croquis manuscrit représentant un quartier de la ville et l’itinéraire permettant de se diriger d’une adresse à l’autre. Rien de bien étonnant dans ce dessin très pédagogique pour illustrer la difficulté de se déplacer dans une ville à la signalisation hasardeuse. Mais que désigne cet itinéraire ? Le pot aux roses est apparu bien après la publication du livre, grâce à un lecteur mieux informé, qui avait identifié un lieu de rencontres homosexuelles. Et il aura donc fallu beaucoup d’à-propos ou de perspicacité pour penser à déchiffrer l’inscription « Pinocchio » (OCIII, 378), désignant en rouge le lieu du rendez-vous – nom qui figure très rarement sur la porte des universitaires japonais…

Cette présence en creux apparaît avec clarté dans les célèbres Fragments d’un discours amoureux qui permet à Barthes de jouer sur deux tableaux, de combiner une expérience personnelle et une aventure exemplaire. Le projet est bien connu : proposer des figures qui réhabilitent le sentiment amoureux et qui concernent tout un chacun, indépendamment des formes que prend son désir. En d’autres termes, le « sujet amoureux » s’adresse à « l’objet aimé » sans davantage de précision sur le sexe, l’âge ou la culture des deux personnages. Mais l’écriture, plus rusée qu’il y paraît, joue sur plusieurs plans. Si l’« objet aimé » n’est pas sexué, « je » devient parfois un homme (doté d’un « phallus », OCV, ). Bien plus, l’exemple suivant qui repose sur une oscillation entre l’unique et le répétitif, la scène et le type, vient complexifier la réalité de l’« objet aimé », désigné à la troisième personne : « Encore le téléphone : à chaque sonnerie, je décroche en hâte, je crois que c’est l’être aimé qui m’appelle (puisqu’il doit m’appeler). » (FDA III 496) Le masculin « il » relève avant tout de la grammaire, mais le mot ne renvoie-t-il pas aussi à un homme ? C’est, en se payant de mots, s’offrir la possibilité de parler de celui qu’on aime sans rien sacrifier de son projet universel.

Claude Coste, CYU Cergy Paris Université

Toutes les références sont données dans l’édition des Œuvres complètes de Roland Barthes, par Éric Marty, 5 tomes, Paris, Le Seuil, 2003 (abrégé OC, tomaison en chiffre romain, numéro de page en chiffre arabe).