© François-Xavier et Claude Lalanne

Sabine Weiss (1924-2021), décédée le 28 décembre dernier, était une photographe sans le mot artiste car, dit-elle lors de son interview pour le journal suisse le 06 janvier 2017, « la photographie n’est pas un art, c’est un artisanat ». Elle choisit ce terme pour une chose : l’art est la technique, alors que l’artisanat se fonde sur le moyen technique pour une visée utilitaire. Et pourtant la photographie est le mouvement artistique qui incarne au mieux le lien étroit entre ces deux notions car il offre une approche scientifique et objective de la réalité, tout en étant impossible de lui retirer son caractère subjectif. Il n’y a que du point de vue technique que la photographie se place objectivement, et c’est de ce point de vue que Sabine Weiss se place, alors que la photographie n’est pas un constat neutre du réel. Peut-être faut-il se fonder sur l’étymologie antique de ces deux mots afin de comprendre ce qu’elle voulait exprimer. En Grèce Antique la différence entre ces deux mots n’existait pas, le métier de l’artisan et l’activité de l’artiste étaient équivalents. D’après Aristote dans L’Art dans la Physique (livre II) l’Art est une finalité liée à une activité permettant de se rapprocher de la Nature, acquis grâce à l’apprentissage de l’habilité.

La différence entre l’Art et l’Artisanat est finalement instaurée au XVIIIe siècle. Les Beaux-Arts désignent les productions d’un artiste, qui depuis la Renaissance est caractérisé de génie œuvrant à créer des œuvres originales incarnées par un sens, alors que l’artisanat est une pratique. Toute œuvre d’art suppose la main de l’homme en vertu de son libre arbitre nous dit Kant, « l’art est la liberté créatrice » de l’homme.

Hegel (1770-1831), durant le Siècle des Lumières, va s’interroger sur la finalité de l’art dans son ouvrage Esthétique : il en conclut que l’œuvre d’art consiste à concrétiser l’esprit, et ne trahirait moins la pensée que le langage, « le côté sensible de l’œuvre d’art existe et ne doit exister pour l’esprit ». Un objet suscite de l’intérêt, alors qu’une œuvre d’art est une beauté désintéressée, elle ne suscite pas de désir dans le sens utile.

Le meuble d’apparat : mobilier d’exception

Certaines pièces incontournables des siècles précédents se retrouvent dans des musées, comme celui des arts décoratifs, n’ayant plus une place utilitaire mais contemplative d’une époque passée, allant du Moyen-Âge jusqu’à l’époque moderne. Bien entendu beaucoup de ces meubles étaient destinés à être utilisés quotidiennement, ce qui permettait de les différencier du mobilier d’apparat, destinés à présenter des objets luxueux, dans un décor somptueux comme, par exemple, le cabinet commémoratif du mariage du duc d’Orléans et de la princesse Hélène de Macklembourg-Shwerin en 1837. Le cabinet aussi appelé coffret commémoratif, ou encore serre bijoux, est un meuble embelli de chaque coté. Sur des plaques de porcelaine de Sèvres sont représentées des scènes du mariage. Le dessinateur Jean Charles Develly avait suivi et reproduit précautionneusement chaque détail du mariage au château de Fontainebleau, en soumettant ensuite l’idée de construire un cabinet proche de la cassette Farnese de style Renaissance. C’est J. Bouchet qui sera l’auteur de la façade de ce cabinet pur bijoux du Néoclassicisme, sachant regrouper les savoir faire acquis alors perfectionnés durant tout le XVIIIe. Ce coffret n’a cependant jamais servi, il est en quelque sorte une œuvre d’art qui a su allier les techniques et les artistes de son époque.

Manufacture de Sèvres 1837/1838. Composé de quarante-neuf pièces, il mesure 1 mètre de hauteur, 1 mètre 20 de longueur et 0,45 mètre de profondeur. Il est en porcelaine et biscuit de Sèvres, reposant sur 8 pieds à toupie en bronzes dorés. ©Château de Fontainebleau

Nombreux sont les coffrets richement ornés dont la sensation à première vue évoque la curiosité de découvrir l’histoire de ces plaques de porcelaines, ou encore de ces marqueteries, et autres incrustations. Encore une fois tout était pensé.

Néanmoins le coffret à bijoux de Marie-Antoinette par Carlin, reconnaissable en tout genre grâce à ses plaques de porcelaines de Sèvres au dessin des peintres de fleurs de Bertrand et Laroche et d’autres par des bronzes dorés, n’était pas un meuble d’apparat, alors que sa vocation utile est de servir d’écrin à bijoux original et unique. L’alliage des techniques résulte de la pensée de l’ébéniste, artisan et non pas artiste, qui élabore le meuble dans ses moindres détails et travail le bois.

Pour une coalescence des notions

Il faut attendre le XIXe siècle, pour que l’artisanat se voit accorder une place dans les pensées philosophiques, comme avec John Ruskin et William Morris. Pour ces deux esthètes le travail artisanal se définit comme étant une unicité des arts afin de créer un art « social » « pour le peuple et par le peuple ». Encore une fois ces idées cherchent à différencier l’Art et l’Artisanat, qui semblent être finalement un débat entre ce qui est décoratif, intelligible et utile. En 1908, Matisse écrit dans Notes of a Painter : « Composition is the art of arranging in a decorative manner the diverse elements at the painter’s command to express his feelings. » Ainsi partageait-il la même opinion exprimée par Maurice Denis (1870-1943) bien avant ; par exemple rien que dans le titre de son œuvre de 1891, Denis évoque la décoration : Soir d’octobre (panneau pour la décoration d’une chambre de jeune fille). Cette idée de fonction simplement décorative informe à nouveau ce besoin de rupture avec l’académisme, considéré comme fondamentalement narratif et discursif plutôt que décoratif ou expressif.

En 1945, un journaliste le confronte en implorant la critique faite par un certain public qui reproche à son « art d’être hautement décoratif, c’est-à-dire au sens péjoratif de superficiel » Face à cette attaque il répond : « Le décoratif pour une œuvre d’art est une chose extrêmement précieuse. C’est une qualité essentielle. […] Le propre de l’art moderne est de participer à notre vie. Une peinture dans un intérieur répand la joie autour d’elle par les couleurs, ce qui nous apaise. Les couleurs ne sont évidemment pas assemblées au hasard, mais de manière expressive. Une peinture sur un mur doit être comme un bouquet de fleurs dans un intérieur. Ces fleurs sont une expression, tendre ou passionnée. »

On en conclut que l’art est dans une constante recherche du franchissement des barrières afin de susciter le discours esthétique ou alors avoir l’approbation des critiques et des esthéticiens par un objet minimum.

On en conclut que l’art est dans une constante recherche du franchissement des barrières afin de susciter le discours esthétique ou alors avoir l’approbation des critiques et des esthéticiens par un objet minimum.

Louis Van Haecht prend l’exemple des toiles monochromes, ou le point noir sur fond blanc, voire même une œuvre anti-littéraire, qui ne sont pas le résultat d’un pur snobisme mais une exploration des frontières. Il faut « entendre » le langage de l’art, et pour l’entendre il faut converser, car l’art est né d’un geste, d’une parole tout comme l’amour qui se doit être le fruit du langage.

Le Prix Liliane Bettencourt crée en 1999 pour le prix L’Intelligence de la Main remet en question cette différenciation tant voulue par notre héritage culturel. En effet ce prix récompense le savoir-faire, l’innovation et la créativité dans les métiers d’art. Mais alors comment définir métiers d’arts et l’art ? Les métiers d’arts sont donc bien liés avec l’artisanat, ils comportent tout ce qui touche au domaine de l’architecture et des jardins, de l’ameublement et de la décoration, du luminaire, de la bijouterie, joaillerie, orfèvrerie, horlogerie en passant par le cuir le textile la restauration et les ouvrages mécaniques. Ce qui va d’ailleurs à l’encontre de la pensée de William Blake (1757-1827) dénonçant les progrès technique « le monde de la Machination » : « la machine n’est pas un homme, ni une œuvre d’art ; elle détruit l’Humanité et l’Art ». Toutefois ce qui est intéressant avec ce prix est la catégorie « Dialogue » créée en 2010. Celle-ci permet à l’artisan d’art de collaborer avec un ou des designers. En 2021 ce prix a été attribué au porcelainier et céramiste Grégory Rosenblat et aux designers Nicolas Lelièvre et Florian Brillet pour une œuvre d’inspiration japonaise intitulée Aotsugi. L’œuvre composée d’un ensemble de 20 pièces, reprend la technique du Kintsugi, permettant de réparer les céramiques et porcelaines au moyen de la laque saupoudrée de poudre d’or, mais ici ce n’est pas la laque le moyen mais la porcelaine en elle-même qui vient réparer et s’immiscer dans les espaces abîmés voire cassés : « Aotsugi est aussi le résultat d’un jeu intellectuel, l’envie de jouer à contre-emploi avec la porcelaine réputée fragile, qui révèle là une solidité inattendue (…). » Florian Brillet. Le Céramiste Grégory Rosenblat a vu dans ce projet un assemblage d’éléments différents constituant un défi technique car « la porcelaine est traditionnellement destinée aux petites pièces, pensées pour l’intérieur. Il a fallu adapter les pratiques, penser la résistance de ce matériau aux intempéries… ».

Nicolas Lelièvre, Grégory Rosenblat et Florian Brillet, Aotsugi, Réparer la Ville, Photo © Fondation Bettencourt Schueller

Dès lors, l’artisanat n’a pas de vocation intellectuelle comme le veut l’art et son artiste, mais bien une vocation utilitaire le tout dans une esthétique propre à son temps. Il est possible de repasser à nouveau cet argument en se fondant sur l’art du couple Lalanne dont l’influence de l’Art Nouveau et du baroque sont prépondérants. Connu pour avoir constitué des sculptures alliant l’utile, leur duo a permis de briser cette vieille conception que l’art ne révèle que du beau et de l’agréable. Le couple considérait que l’art devait faire partie du quotidien. Francois-Xavier Lalanne a étudié dès 1949 à l’Académie Julian pour le dessin, la sculpture et la peinture alors que sa femme Claude a étudié l’architecture à l’École des Beaux-Arts et à l’École des Arts Décoratifs de Paris. Tous deux ont donc une éducation propre aux arts, la seule nuance est que Claude était au plus proche de l’artisanat que son mari, mais ensemble ils ont pu exposer et créer ce monde considérable pour les Beaux-arts, celui de l’Art total comme le voulait Ruskin et Morris.

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En somme l’Art est issu de la créativité de l’homme en une seule fonction définie par le pinceau ou autre medium. Alors que l’artisanat regroupe plusieurs corps de métiers en un seul et même objet. La signature est aussi importante pour la distinction, encore aujourd’hui beaucoup d’artisans ne signent par leur travail, alors que certains artistes issues Ready Made comme Duchamp et son urinoir, appose leur simple signature sur un objet utile du quotidien.